
Le labeur, l’œuvre et les retraites
Notre pays vit actuellement un nouvel épisode de conflit social aigu, qui relève à première vue de la logique classique de la société du travail : des travailleurs défendent leurs droits. Selon les sondages, les Français approuvent en majorité ce mouvement, même quand eux-mêmes ne s’engagent pas contre la réforme, voire lui sont favorables. De son côté, le gouvernement tente de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué. Un projet et un conflit qui ne sont pas nouveaux : voilà ce qui focalise l’attention. Pourtant, derrière les apparences du bien-connu, il existe une situation sociale inédite.
La situation est en effet bloquée. L’épreuve de force ne parvient pas à une issue : un réel compromis ou une victoire indiscutable de l’une ou l’autre partie, comme s’il n’y avait plus aucune voie dans laquelle on pourrait avancer au moins de quelques pas. La réforme proposée est ambitieuse et a de quoi se présenter comme un progrès, mais elle ne parvient pas à convaincre. L’incertitude concernant l’avenir l’emporte. Le projet lui-même l’alimente, dans la mesure où il n’offre pas de garantie concernant le montant des pensions à venir ni l’âge auquel on les obtiendra. Certes, si la croissance est régulièrement bonne et si quelques autres conditions sont réunies, les retraites devraient en moyenne rester à peu près à leur niveau actuel pour la grande majorité et même être meilleures pour les plus bas revenus, mais personne ne peut assurer que ces conditions seront réunies. Par rapport à la sécurité que procurent – pas pour tous, certes – les régimes actuels, la réforme est de fait égalitaire, en ce sens qu’elle individualise et universalise l’incertitude. On comprend ainsi que certains préfèrent défendre les régimes existants.
Que le mouvement social ne soit pas parvenu à monter en puissance et soit obligé de recourir à des méthodes d’activisme minoritaire est inédit également. Ses dirigeants parleraient, explique-t-on, surtout au nom de régimes « privilégiés » ou de celui des fonctionnaires, le secteur privé préférant dès lors s’abstenir. Mais la raison est peut-être plus profonde. On ne devrait pas parler de retraite sans considérer le travail pour lequel on l’obtient. Dans la société du travail, tous les emplois sont considérés comme du travail au même titre, d’autant plus facilement qu’il y a une échelle continue des emplois, du plus bas au plus haut niveau, avec la majorité d’entre eux au milieu. Or, au-delà du problème qui consiste à créer des emplois en nombre suffisant pour tout le monde, les statistiques montrent que le fossé se creuse entre deux sortes d’emploi : ceux qui correspondent à un travail hautement qualifié, dont le contenu est technique et intellectuel, et ceux qui consistent en une tâche purement laborieuse, pas toujours inintéressante ni impropre à motiver le travailleur, mais qui n’exigent pas un haut niveau de formation. L’écart ne tient pas seulement à l’inégalité des salaires, mais à la nature de l’activité elle-même. Il correspond à la différence que voyait Hannah Arendt entre le labeur et l’œuvre. Le travail laborieux assure, jour après jour, l’entretien de la vie et de tout ce qui lui est nécessaire, des éboueurs aux caissières et autres employés de supermarché, des travailleurs de la logistique et des agents de la sécurité à ceux qui assurent les services à la personne. Le travail qualifié est celui qui construit un monde de plus en plus artificiel et fonction des moyens eux-mêmes artificiels de la communication. Celui-ci compte beaucoup dans la productivité des entreprises, l’autre certainement beaucoup moins.
On ne devrait pas parler de retraite sans considérer le travail pour lequel on l’obtient.
En raison de l’écart, les chances de passer d’un type de travail à l’autre s’amenuisent. On n’est plus dans le modèle où une classe moyenne se développe entre les emplois aux revenus les plus faibles et ceux aux revenus les plus élevés, ni non plus dans celui où la majorité des travailleurs s’opposent à une minorité de riches rentiers. Le conflit oppose en fait, sans que cela soit encore bien conscient, deux groupes qui s’équilibrent et qui ne parviennent plus à se considérer comme faisant partie du même monde ni comme ayant un travail du même genre. Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee expliquent cet écart par l’arrivée des technologies numériques, laissant entendre que le groupe des gagnants est restreint, et celui des perdants majoritaire[1]. Selon eux, les gagnants sont ceux qui détiennent des actifs en capital non humain mais aussi du capital humain (le niveau de formation et le talent). Mais ce n’est pas tout à fait exact. Ainsi, Patrick Artus souligne l’augmentation des emplois qualifiés et le recul des emplois intermédiaires, aux États-Unis et en France notamment[2]. En 1992, les premiers représentaient dans notre pays 33 % de l’emploi total, en 2022, ils seront 43 % selon les projections. On se rapproche donc d’un partage moitié-moitié entre les deux types d’emplois que nous distinguons.
Au-delà d’une incertitude sur l’avenir, qui concerne tout le monde mais suscite plus de crainte du côté des travailleurs laborieux, l’écart qui se creuse entre le labeur et l’œuvre explique l’impuissance du mouvement social à paraître majoritaire, mais aussi celle de la réforme des retraites à convaincre. Le paradoxe de cette réforme est qu’elle entend réaliser effectivement, dans la manière de gérer les retraites, l’égalité entre tous les travailleurs que l’État-providence n’avait pas réalisée jusqu’à présent, au moment où il devient impossible de les considérer tous comme des travailleurs au même titre, en raison de l’évolution du contenu et des conditions de leur travail.
Ni le revenu universel, ni une politique de redistribution au niveau des revenus et des retraites ne suffiront à faire face à ce nouveau problème. Plus d’attention à la pénibilité du travail non plus, car celle-ci ne concernerait que certains travaux laborieux. Une politique doit voir le jour qui devra s’occuper tout spécialement de ce travail, définir son importance et sa place dans la vie domestique, économique et sociale, et prendre les moyens de l’assurer à des conditions acceptables par ceux qui en seront chargés, dans une société qui, sans cela, se trouvera bientôt scindée en deux castes, inférieure et supérieure.
[1] - Voir Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Le Deuxième Âge de la machine. Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Paris, Odile Jacob, 2015.
[2] - Voir Patrick Artus, « Le robot contre la mobilité sociale », Le Monde, 18 janvier 2020.