
Les nouvelles beautés fatales. Les troubles des conduites alimentaires comme pathologies de l’image de Vannina Micheli-Rechtman
Préface de Georges Vigarello
Cet ouvrage pose d’emblée une question clinique : qu’est-ce qu’une image ? Que veulent les images ? Quels sont les effets subjectifs, politiques et psychopathologiques d’une image ?
L’ouvrage de Vannina Micheli- Rechtman met en perspective ce que Lacan appelait une psychanalyse en extension, en mouvement, open to revision selon l’expression de Freud – en somme, une psychanalyse vivante qui s’ouvre sur une approche pluridisciplinaire. Si la métapsychologie freudienne est revisitée, comme le fait Vannina Micheli- Rechtman à l’aune des enjeux actuels, c’est une garantie de la vivacité de la psychanalyse aujourd’hui dans un contexte de critiques renouvelées sur sa difficulté à penser les phénomènes contemporains. Pour autant, l’autrice ne tombe pas dans le piège d’une pensée universalisante de la psychanalyse qui peut tout dire des phénomènes contemporains, qui répondrait avec certitude aux questions que soulèvent des phénomènes comme l’anorexie chez les adolescentes. C’est tout l’intérêt méthodologique de cet ouvrage : « Nous croiserons plusieurs points de vue : la clinique des troubles des conduites alimentaires explicitée par la psychanalyse, la photographie et les images actuelles des représentations de la femme jusqu’à l’esthétique contemporaine, où l’art et la mode inscrivent les canons d’une beauté toujours plus insaisissable, jusque dans ses formes les plus pathologiques. »
Cet ouvrage pose d’emblée une question clinique : qu’est-ce qu’une image ? Que veulent les images ? Quels sont les effets subjectifs, politiques et psychopathologiques d’une image ? C’est comme psychanalyste et photographe que Vannina Micheli- Rechtman tente de répondre à cette question. En somme, cet ouvrage cerne cet étrange objet qu’est l’image, entre présence et absence.
Les effets subjectifs sont saisis dans leur lien à un idéal de beauté, à une position de monstration et de maîtrise du corps. « Certains n’ont pas hésité à affirmer que ces troubles, rebaptisés “ana” pour anorexie et “mia” pour boulimie, ne sont pas des maladies mais un choix de vie », écrit Vannina Micheli- Rechtman. Les effets politiques sont compris dans leur lien au marketing, à la biopolitique et ses signifiants de performance, de réussite et de contrôle de soi. En 1966, Lacan écrivait déjà : « La psychologie est véhicule d’idéaux. La psyché n’y représente plus que le parrainage qui la fait qualifier d’académique. L’idéal est serf de la société. Un certain progrès de la nôtre illustre la chose, quand la psychologie ne fournit pas seulement aux voies, mais défère aux vœux de l’étude de marché1. » Mais il existe également des enjeux politiques dans le rapport qu’entretiennent les images aux normes de genre : l’idée du féminin et ce que ces images véhiculent comme stéréotypes. Il s’agit donc aussi d’analyser politiquement les régimes de visibilité.
Le livre débute sur la relation de cet événement tragique d’un mannequin qui tombe et meurt : « Dans le monde de la mode, un événement fait date : le 14 novembre 2006, une mannequin brésilienne meurt à São Paulo lors des défilés de haute couture. » Comme l’écrit Marie-José Mondzain : « Toute histoire du regard est politique parce qu’elle pose aussi la façon dont le regard est parlé, soit sur l’objet regardé, soit sur le sujet qui regarde2. » La question de l’image n’est pas fondée uniquement sur les objets, mais sur la nature des regards portés sur eux.
En ce qui concerne les effets psychopathologiques, Vannina Micheli- Rechtman déplie avec finesse les moments où la beauté fatale ne l’est plus pour l’autre, mais pour soi-même, lorsqu’il y a un retournement sur soi de cette beauté fatale. Dans les grandes années hollywoodiennes, la beauté était fatale pour celui qui s’en approchait trop, brûlé par une passion dévorante. Dans les phénomènes évoqués ici, la beauté est fatale pour le sujet même, essentiellement une femme, suivant une passion qui la dévore de l’intérieur. Il s’agit d’une dévoration du rien, que Vannina Micheli- Rechtman éclaire par le paradigme de l’anorexie : « L’anorexique soulève des questions en lien avec les discours de notre époque, en particulier les idéaux de contrôle et de pouvoir absolu sur le corps. Elle nous montre que le corps n’est pas un. Le corps réel, biologique ou somatique, n’est pas celui qui se reflète dans l’image du miroir, qui est le corps imaginaire, à différencier des images de la photographie de mode ou de la publicité qui fabriquent le corps “idéal”. »
Au cœur de la question clinique sur l’image, se loge cette autre question : à qui appartient un corps dans ce flux d’images ? « L’image ne se définit pas par son contenu, écrit Gilles Deleuze, mais par sa forme, c’est-à-dire par sa tension interne, ou par la force qu’elle mobilise pour faire le vide ou forer des trous. […] L’image n’est pas un objet mais un processus. On ne sait pas la puissance de telles images, si simples soient-elles du point de vue de l’objet. Ce qui compte dans l’image ce n’est pas son pauvre contenu mais sa folle énergie3. » Ce que le corps anorexique donne à penser est le corps cyborg, le corps modifié, le corps artifice : « La science ne cesse de s’intéresser au corps et intervient non pas seulement pour le soigner, mais aussi et de plus en plus pour le modifier et le modeler afin de lui donner l’apparence conforme à l’idéal du moment. Le recours à la chirurgie et à la médecine esthétiques s’intensifie. »
L’ouvrage démontre ainsi que le dispositif « imageant » est loin d’être neutre : il peut susciter une parole, ouvrir à la subjectivation des corps et des désirs, ou, à l’inverse, s’avérer totalitaire, en faisant taire la parole par le contrôle qu’il opère sur les corps et le désir. L’autrice écrit que « l’histoire de l’anorexie démontre toujours la place essentielle du corps et de ses représentations sociales. Si le corps peut être l’objet d’un surinvestissement, du côté d’un amour éperdu, celui-ci peut également s’accompagner de son corollaire, la haine, qui peut aller jusqu’au souhait de le faire disparaître ». Le corps devient rien et une image devient tout ; le corps est le rien du tout qu’est le dispositif imageant.
Ce livre met à la réflexion les effets subjectifs de la rencontre entre un dispositif imageant (photographie, défilé de mode, etc.) et la disposition psychique et psychopathologique du sujet. C’est à cet endroit que la pratique analytique peut éclairer cette rencontre entre une construction sociale et une façon de faire avec sa jouissance.
La question de cette rencontre entre dispositif social et disposition psychique met en perspective la problématique de la construction sociale des corps. « Dans le cadre d’une compréhension intuitive de l’expression “construction sociale”, écrit Ian Hacking, l’anorexie doit sans doute relever en partie d’une quelconque construction sociale. Mais cela n’aide aucunement les filles et les femmes qui en souffrent4. » L’approche clinique de Vannina Micheli- Rechtman saisit ce qui échappe à la construction sociale : « Il y a urgence à lever les carcans de la représentation de soi pour enfin trouver un sens plus harmonieux, loin des diktats érigés sur le corps des femmes. »
- 1. - Jacques Lacan, « Position de l’inconscient » [1964], dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 832.
- 2. - Marie-José Mondzain, Homo spectator, Montrouge, Bayard, 2007.
- 3. - Gilles Deleuze, « L’épuisé », dans Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 72.
- 4. - Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ? [1999], trad. par Baudoin Jurdant, Paris, La Découverte, 2008, p. 14-15.