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Notes de lecture

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Nul lieu n’est meilleur que le monde

juil./août 2021

L’anthologie consacrée à Wendell Berry permet au public français de découvrir l’œuvre d’un poète dont la renommée n’est plus à faire aux États-Unis, qui conjugue le souci de la terre et l’engagement écologique avec une critique de la course au progrès et de ses effets délétères.

Fêté par Obama, lauréat du prix Pulitzer, considéré comme l’une des consciences majeures de l’écologie, Wendell Berry, né en 1934, jouit d’une renommée importante aux États-Unis. Poète, essayiste, romancier, l’homme aurait pu poursuivre une brillante carrière universitaire, mais il a choisi de vivre comme agriculteur, cultivant une terre ancestrale dans le Kentucky, au lieu-dit… Port-Royal !

Souvenez-vous que le terreau céleste

n’a pas besoin d’être trop riche

pour quelqu’un qui a été heureux à Port-Royal.

Ce choix de vie permet de mesurer son engagement concret dans le combat écologique ainsi que la place centrale d’une éthique conjuguant vie et œuvre. Et c’est bien cette dimension éthique, mélange de rigueur, d’ouverture d’esprit et de simplicité que l’on découvre dans le choix de poèmes publiés en version bilingue par Arfuyen. Un lyrisme sobre y déploie une ample méditation où le chant de la terre aimée est constant :

Vous reconnaîtrez en moi la terre, comme autrefois

j’aurais voulu la connaître en moi-même : ma terre

qui fut mon souci, mon fidèle devoir depuis ma naissance.

Cette louange quasi franciscaine (les oiseaux sont très présents dans les poèmes) n’exclut en rien la critique et l’amertume face à un monde obsédé par l’argent, la technique, la violence :

Bénis les morts qui ont échappé juste à temps

au métal que l’on tord, à la pierre brisée,

aux technocorps qui croient en vain guérir.

Amertume si forte :

Les hommes font des projets s’épuisant à la tâche

passant leur vie à se massacrer

que parfois point une forme de désespérance à peine tempérée par la tonalité élégiaque de nombreux poèmes :

Les mains des morts qui t’ont ici

accompagné, reposent sur toi tendrement

comme la pluie repose en scintillant

sur les feuilles.

Mais ce dépassement du désespoir ne provient pas que de l’élégie. Il prend aussi sa source dans une spiritualité empruntant avec discrétion et finesse ses motifs au christianisme comme à la tradition des poètes métaphysiques anglais ou à Shakespeare. Le panthéisme affleure également, qui pourrait constituer une autre réponse au désespoir par l’immersion dans le cosmos, mais il est toujours modelé par la prise en compte de la souffrance humaine comme, par exemple, dans ce magnifique poème consacré à Gloucester, ce personnage ô combien douloureux du Roi Lear :

Je songe à Gloucester, aveugle, conduit à travers le monde

jusqu’à la limite du monde par la main d’un étranger

qui est son fils fidèle. Au bord de la falaise,

il renonce à la vie qui pour lui n’a plus de sens,

ayant perdu la vraie voie, ses yeux devenus deux plaies saignantes,

et retrouve la vie, mené plus loin

par le fils rejeté qui est devenu

son père, pour que les gens de bien se reconnaissent

l’un l’autre, et puissent, ayant mûri, s’en aller vers la mort.

Nous vivons de la vie donnée, non programmée.

L’anthologie nous donne ainsi à entendre une voix dont nous n’avons guère l’habitude, en France du moins. En elle jouent plusieurs registres et plusieurs tonalités, mais l’ensemble n’en est pas moins unifié. Colère, détresse, louange et sérénité alternent, dialoguent, un peu comme dans certains psaumes. La langue la plus simple et directe est rehaussée par de discrets mais signifiants échos de la tradition poétique la plus haute (Dante, Shakespeare, Thoreau), voire de l’expérience mystique. On ne peut que saluer le mérite et le courage éditorial des éditions Arfuyen de proposer cette œuvre aux lecteurs français.

Il faut le temps entier pour désigner l’éternité,

le plus durable éclat de chaque étincelle qui meurt,

et tous les mots, les cris de chaque langue

doivent former le Verbe appelant le noir le plus noir

de ce monde à rejoindre l’aube qui perdure.

Arfuyen, 2018
160 p. 18 €

Pascal Riou

Pascal Riou est un écrivain et poète français. Il a publié une dizaine de recueils chez Cheyne Éditeur où il fut, aux côtés de Marc Leymarios, le créateur et directeur de la collection « D’une voix l’autre », dévolue à la poésie étrangère contemporaine. Il participe par ailleurs depuis vingt ans aux activités de la revue littéraire Conférence et des Éditions du même nom.…

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Politiques de la littérature

Nos attentes à l’égard de la littérature ont changé. Autant qu’une expérience esthétique, nous y cherchons aujourd’hui des ressources pour comprendre le monde contemporain, voire le transformer. En témoigne l’importance prise par les enjeux d’écologie, de féminisme ou de dénonciation des inégalités dans la littérature de ce début du XXIe siècle, qui prend des formes renouvelées : le « roman à thèse » laisse volontiers place à une littérature de témoignage ou d’enquête. Ce dossier, coordonné par Anne Dujin et Alexandre Gefen, explore cette réarticulation de la littérature avec les questions morales et politiques, qui interroge à la fois le statut de l’écrivain aujourd’hui, les frontières de la littérature, la manière dont nous en jugeons et ce que nous en attendons. Avec des textes de Felwine Sarr, Gisèle Sapiro, Jean-Claude Pinson, Alice Zeniter, François Bon.