
Nul lieu n’est meilleur que le monde
L’anthologie consacrée à Wendell Berry permet au public français de découvrir l’œuvre d’un poète dont la renommée n’est plus à faire aux États-Unis, qui conjugue le souci de la terre et l’engagement écologique avec une critique de la course au progrès et de ses effets délétères.
Fêté par Obama, lauréat du prix Pulitzer, considéré comme l’une des consciences majeures de l’écologie, Wendell Berry, né en 1934, jouit d’une renommée importante aux États-Unis. Poète, essayiste, romancier, l’homme aurait pu poursuivre une brillante carrière universitaire, mais il a choisi de vivre comme agriculteur, cultivant une terre ancestrale dans le Kentucky, au lieu-dit… Port-Royal !
Souvenez-vous que le terreau céleste
n’a pas besoin d’être trop riche
pour quelqu’un qui a été heureux à Port-Royal.
Ce choix de vie permet de mesurer son engagement concret dans le combat écologique ainsi que la place centrale d’une éthique conjuguant vie et œuvre. Et c’est bien cette dimension éthique, mélange de rigueur, d’ouverture d’esprit et de simplicité que l’on découvre dans le choix de poèmes publiés en version bilingue par Arfuyen. Un lyrisme sobre y déploie une ample méditation où le chant de la terre aimée est constant :
Vous reconnaîtrez en moi la terre, comme autrefois
j’aurais voulu la connaître en moi-même : ma terre
qui fut mon souci, mon fidèle devoir depuis ma naissance.
Cette louange quasi franciscaine (les oiseaux sont très présents dans les poèmes) n’exclut en rien la critique et l’amertume face à un monde obsédé par l’argent, la technique, la violence :
Bénis les morts qui ont échappé juste à temps
au métal que l’on tord, à la pierre brisée,
aux technocorps qui croient en vain guérir.
Amertume si forte :
Les hommes font des projets s’épuisant à la tâche
passant leur vie à se massacrer
que parfois point une forme de désespérance à peine tempérée par la tonalité élégiaque de nombreux poèmes :
Les mains des morts qui t’ont ici
accompagné, reposent sur toi tendrement
comme la pluie repose en scintillant
sur les feuilles.
Mais ce dépassement du désespoir ne provient pas que de l’élégie. Il prend aussi sa source dans une spiritualité empruntant avec discrétion et finesse ses motifs au christianisme comme à la tradition des poètes métaphysiques anglais ou à Shakespeare. Le panthéisme affleure également, qui pourrait constituer une autre réponse au désespoir par l’immersion dans le cosmos, mais il est toujours modelé par la prise en compte de la souffrance humaine comme, par exemple, dans ce magnifique poème consacré à Gloucester, ce personnage ô combien douloureux du Roi Lear :
Je songe à Gloucester, aveugle, conduit à travers le monde
jusqu’à la limite du monde par la main d’un étranger
qui est son fils fidèle. Au bord de la falaise,
il renonce à la vie qui pour lui n’a plus de sens,
ayant perdu la vraie voie, ses yeux devenus deux plaies saignantes,
et retrouve la vie, mené plus loin
par le fils rejeté qui est devenu
son père, pour que les gens de bien se reconnaissent
l’un l’autre, et puissent, ayant mûri, s’en aller vers la mort.
Nous vivons de la vie donnée, non programmée.
L’anthologie nous donne ainsi à entendre une voix dont nous n’avons guère l’habitude, en France du moins. En elle jouent plusieurs registres et plusieurs tonalités, mais l’ensemble n’en est pas moins unifié. Colère, détresse, louange et sérénité alternent, dialoguent, un peu comme dans certains psaumes. La langue la plus simple et directe est rehaussée par de discrets mais signifiants échos de la tradition poétique la plus haute (Dante, Shakespeare, Thoreau), voire de l’expérience mystique. On ne peut que saluer le mérite et le courage éditorial des éditions Arfuyen de proposer cette œuvre aux lecteurs français.
Il faut le temps entier pour désigner l’éternité,
le plus durable éclat de chaque étincelle qui meurt,
et tous les mots, les cris de chaque langue
doivent former le Verbe appelant le noir le plus noir
de ce monde à rejoindre l’aube qui perdure.