
Odyssée intime
La Traversée, le dernier roman de Pajtim Statovci, explore les méandres de l’identité, à travers les trajectoires croisées de Bujar et d’Agim, deux amis fuyant l’Albanie pour l’Italie dans les années 1990. Via les errances de ses protagonistes, le récit se fait l’écho de l’évolution politique et sociale de l’Albanie.
La traversée imaginée par l’auteur de langue finnoise, dont la famille d’origine albanaise a quitté le Kosovo en 1992 pour la Finlande, deux ans après sa naissance, est plurielle : elle enjambe les frontières géographiques, ethniques, nationales, culturelles, sexuelles, faisant de la quête identitaire son ambition. Dans une langue heurtée qui oscille entre la verdeur des mots et la poétique des mythes, bascule de la rudesse d’un vécu quotidien à la violence de la résilience et se joue avec humour et cruauté de tous les espoirs déçus, Pajtim Statovci raconte l’odyssée de deux amis, le solitaire Bujar et le téméraire Agim. Des séquences qui se déroulent en Albanie accompagnent la périlleuse sortie de l’adolescence des deux jeunes gens, leur décision de quitter leur famille et leur rêve de s’enfuir pour rejoindre l’Italie. Des scènes qui, des années plus tard, se situent de Rome à Helsinki en passant par Madrid ou Berlin, témoignent de la velléité de Bujar de devenir autre. La construction déroutante du roman, à travers le désordre apparent des chapitres – la mention d’une date et d’un lieu en préambule fait, seule, office de transition –, décuple la perception douloureuse du sens de l’exil : « Tu ne peux pas décider juste comme ça de ne pas être ce que tu es. »
Tout comme dans son précédent roman traduit en français, Mon chat Yugoslavia, où deux histoires, chacune écrite à la première personne du singulier, se répondaient – celle d’Emine, mariée toute jeune dans la Yougoslavie des années 1980 et émigrant, avec sa famille, des terres kosovares jusqu’en Finlande, et celle de son fils Bekim, cherchant à s’intégrer tout en assumant son homosexualité1 –, Pajtim Statovci compose, avec La Traversée, une partition à trois voix qui se fait l’écho de l’évolution politique et sociale de l’Albanie, de la personnalité d’Agim et de l’errance de Bujar.
La difficulté de s’appuyer sur une quelconque appartenance, de se réfugier dans la douceur d’une reconnaissance, même vague ou éphémère, de projeter une image cohérente et réfléchie, de se raccrocher à l’héritage du passé, d’y renoncer ou de lui pardonner, et l’impossibilité de se définir conduisent les héros à fuir et à mentir à autrui comme à eux-mêmes. À chaque étape d’un parcours chaotique, confrontés en pensées comme en actes à cette authenticité qui leur échappe, ils se débattent avec obstination, mais s’enfoncent toujours plus profondément dans le déni : l’affabulation prend le relais du rêve comme échappatoire et tentative de survie.
La puissance sauvage du roman tient à la brutalité du passage entre marques d’affection et cruauté, entre désir d’évasion et violence de l’exclusion. Seule l’amitié parfois équivoque entre Agim et Bujar semble y échapper. En Albanie, dans les années 1990, les deux adolescents sont unis par leur rébellion envers leur famille et leur souffrance, suite à l’effondrement du régime communiste. Agim ne supporte pas d’avoir été giflé par son père, qui l’a surpris en train d’essayer les vêtements et chaussures de sa sœur, tandis que Bujar, déjà affecté par la mort de son père, doit faire face au silence de sa mère et à la certitude que sa sœur a été enlevée par des bandes, livrée à la prostitution ou soumise à la vente d’organes. Les obstacles, crûment détaillés, qu’ils affrontent – pauvreté extrême, petits boulots, vol, trafic de cigarettes, viols et autres agressions physiques – avant de pouvoir acheter un petit bateau à moteur pour tenter le passage de l’Adriatique ne font que renforcer leurs liens. Dans les récits à la première personne de Bujar, de sa tentative de suicide à Rome à ses errances de pays en pays, Agim n’est plus physiquement à ses côtés, mais il semble presque son double, tant son emprise reste prégnante. Les atermoiements d’Agim, ses doutes, ses réflexions sur la nécessité de revendiquer sa qualité d’Albanais ou de se fondre dans une identité nouvelle semblent guider Bujar, l’inspirer dans ses déguisements, ses choix sexuels, ses mystifications. Tout se passe comme si Bujar prolongeait le dialogue avec son ami, cherchait à lui rester fidèle, à le retrouver à chacune de ses pérégrinations.
Bujar ne cesse de s’inventer, jouant sur son genre, son pays d’origine, son activité : à Berlin, il se présente comme femme dans un atelier d’écriture ; à New York, il se fait passer pour un acteur ayant interprété le rôle d’un homme qui voulait devenir femme en Espagne et celui d’un suicidé en Italie ; à Helsinki, il commence par suggérer être un orphelin italien qui refuse de parler sa langue, avant de participer à un télécrochet en prétendant être un transgenre, né garçon en 1975 à Istanbul de parents chrétiens. À chaque nouvelle mascarade, Bujar finit rattrapé par la violence et connaît le rejet et l’exclusion, comme à Berlin, où il est roué de coups par un homme qui découvre son sexe, ou à Madrid, où il est jeté dehors par sa partenaire qu’il frappe durement quand elle rit de le voir habillé en femme.
Les carapaces excessives que Bujar se construit avec force et maladresse se brisent toujours et il lui faut alors partir ailleurs, vivre un nouvel exil, avec pour compagnons d’infortune, les quelques récits, légendes et mythes que son père lui racontait. Ces digressions poétiques, parfois détournées, le ramènent à ce passé qu’il ne peut oublier, à cet héritage albanais qui le définit en partie et sans lequel il ne peut se construire et retrouver le sens de sa traversée.
- 1.Pajtim Statovci, Mon chat Yugoslavia, trad. par Claire Saint-Germain, Paris, Gallimard, 2017.