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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Santé de la terre. Essais agrariens, de Wendell Berry

Trad. par Pierre Madelin

Il faut saluer l’initiative des éditions Wildproject, fondées pour « acclimater en France les idées révolutionnaires de la philosophie de l’écologie » en publiant notamment des ouvrages fondateurs de la pensée écologiste dans le monde. Ayant déjà publié ou republié les textes de Rachel Carson et d’Arne Næss, entre autres, c’est à la pensée d’un géant de l’écologie qu’elles introduisent aujourd’hui le public français au travers de la première traduction en français d’une infime partie de l’œuvre pléthorique de Wendell Berry, laquelle recouvre plus d’une quarantaine ­d’ouvrages incluant romans, recueils de poésie et de nombreux essais. Les quelques essais agrariens rassemblés dans La Santé de la terre offrent une formidable première expérience de plongée dans cette œuvre phare.

Agriculteur lui-même, ancien étudiant de Wallace Stegner, le plus grand écrivain de l’Ouest du xxe siècle, Wendell Berry, souvent décrit comme un successeur contemporain de Thoreau, est un infatigable défenseur d’un rêve américain « que l’on nomme parfois Jeffersonien, mais qui est en réalité le rêve de tous les opprimés au cours de l’histoire ». Ayant une grande influence sur l’œuvre de Christopher Lasch, Berry connaît en ce moment un regain de succès tout à fait significatif chez les « millennials » en quête d’une pensée redonnant de l’intelligibilité au monde, une pensée organisée autour de la terre en tant que communauté vivante.

Le désir de prendre soin de la terre « ne peut pas découler de principes abstraits ou de motivations purement économiques », nous dit Berry. Fustigeant le « Penser grand » des mouvements écologistes qui les a conduits à s’enfermer dans le piège de la « cause publique défendue par des organisations qui critiqueront et condamneront d’autres organisations sur un ton moralisateur » pour accoucher de mesures publiques et de lois aussi creuses que tardives, Berry appelle à voir la crise écologique non pas seulement comme une crise publique, mais aussi comme une crise privée appelant à un « Penser petit ». « Nous ne vivons ni dans le gouvernement, ni dans les institutions, ni à travers nos paroles et nos actes publics, or la crise écologique découle de nos vies » écrit-il, exhortant les Américains à traiter l’écologie, non pas à la manière d’une « foule dont le mécontentement n’a pas dépassé le niveau des slogans », mais d’un peuple, communauté vivante de citoyens aptes à l’autogouvernement, « dont il est impossible de ne pas tenir compte, qui comprend les raisons de son mécontentement et qui en connaît les solutions nécessaires ».

Penser petit n’implique pas pour autant de se détourner des enjeux globaux comme le démontre Berry avec un article critique particulièrement réussi consacré à l’Omc. Berry y montre une maîtrise des enjeux techniques du commerce international et de la mondialisation au service d’une dimension morale, sans pour autant tomber dans le technicisme dans lequel s’enferment trop souvent les militants alter­mondialistes. C’est à la racine qu’il traite la question en tordant le cou à la foi des exploiteurs-­harmonisateurs dans l’idée que « le monde est partout uniforme et conforme à leurs désirs », en leur opposant la réalité d’un monde « d’une incroyable diversité de pays, de climats, de reliefs, de régions, ­d’écosystèmes, de sols et de cultures humaines […] telle qu’aucune ambition centralisatrice ne pourra jamais en venir à bout. » Donnant à voir l’extraordinaire richesse éco­nomique et politique de communautés locales aujourd’hui détruites comme le Marion County dans la Kansas, où la valeur imposable était la plus élevée en 1912 et où, citant William Allen White, « la richesse était équitablement distribuée parmi les personnes qui la méritaient », Berry plaide pour une nouvelle conception de l’économie, centrée autour du foyer, qui se développerait grâce à la prospérité de ses territoires et de leurs habitants et non en les exploitant. Une économie qui apprendrait à « croître comme un arbre, et non comme un feu ».

Aussi féroce que Bernard ­Charbonneau, avec lequel il est souvent comparé, vis-à-vis de la complicité des « chrétiens certifiés » dans l’anthropocène, Berry est néanmoins aussi convaincu que Jacques Ellul que toute tentative de fonder une spiritualité post­chrétienne, en nous rendant étrangers à la tradition biblique, ne peut conduire qu’à une version simplifiée de celle-ci. Exhortant à lire la Bible « à la lumière de l’état dans lequel se trouve la Création » et rappelant que « l’œuvre du Diable, c’est l’abstraction », Berry appelle à « retrouver le monde » pour paraphraser Matthew Crawford, en renouant avec une expérience pratique de celui-ci. Cultivant la vertu cardinale de l’espérance, Berry formule un certain nombre de principes essentiels pour préparer un monde post-industriel : refondation du droit de propriété autour de l’usu­fruit, rejet du dualisme corps/âme qui nie la réalité physique du monde (l’essai intitulé «  Le corps et la terre  » est d’une beauté et d’une perspicacité sans pareilles), conscience que « manger est un acte agricole », condamnation du travail abstrait fondée sur l’idée que « travailler sans plaisir, sans émotion, fabriquer un produit qui n’est ni utile, ni beau » déshonore la nature et est un acte blasphématoire par excellence…

Nous rappelant toutes les promesses déçues de l’esprit protestant présidant à la fondation du Nouveau Monde, la foi chrétienne de Berry est résumée par la position d’Huckleberry Finn vis-à-vis de la religion de Miss Watson et de sa vision pharisienne et solipsiste du paradis dans Les Aventures de Tom Sawyer. Face à celle qui voudrait le convaincre « que nous pourrons éviter d’aller au “mauvais endroit”, que nous rejoindrons au contraire le “bon endroit”, à condition de croire à son charabia insipide et superstitieux », c’est en toute simplicité et en authentique Américain que Huck Finn alias Berry répond : « J’ai décidé que je n’allais pas essayer. »

 

Wildproject, Domaine sauvage, 2018
252 p. 22 €

Renaud Beauchard

Dans le même numéro

L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent

Largement sous-estimée, l’œuvre de Claude Lefort porte pourtant une exigence de démocratie radicale, considère le totalitarisme comme une possibilité permanente de la modernité et élabore une politique de droits de l’homme social. Selon Justine Lacroix et Michaël Fœssel, qui coordonnent le dossier, ces aspects permettent de penser les inquiétudes démocratiques contemporaines. À lire aussi dans ce numéro : un droit à la vérité dans les sorties de conflit, Paul Virilio et l’architecture après le bunker, la religion civile en Chine, les voyages de Sergio Pitol, l’écologie de Debra Granik et le temps de l’exil selon Rithy Panh.