
Spotify et Maissiat. Pourquoi la musique doit rester un art vivant
L’essor spectaculaire de Spotify et des plateformes de streaming a profondément transformé la manière d'écouter la musique, ainsi que la pratique des artistes. Le système de redistribution des revenus suscite les critiques, car il favorise les superstars et les maisons de disques installées depuis longtemps, au détriment des artistes émergeants et des labels indépendants.
Les sites de streaming, Spotify en tête, deviennent des machines de guerre qui changent en profondeur l’industrie de la musique. Examinons les conséquences économiques et culturelles de ce phénomène.
Spotify en premier lieu : une entreprise de la Tech européenne (pour changer !). Une croissance de 18 % en 2020, près de 8 milliards d’euros de revenus, et plus de 5 milliards d’euros reversés aux ayant-droits, dont essentiellement les maisons de disques, qui en transfèrent une partie aux artistes et aux autres détenteurs de droits. Et une capitalisation boursière qui jouxte les 50 milliards d’euros.
Certains chiffres stupéfient : 70 millions de pistes enregistrées et disponibles ; 60 000 ajoutées quotidiennement, ce qui fera 22 millions de plus à la fin de cette année. Il y a désormais 8 millions de « créateurs » présents sur le site, dit Daniel Ek, le co-fondateur et dirigeant de Spotify. Par « créateurs », il entend les artistes mais aussi, de plus en plus nombreux puisqu’ils sont 2, 2 millions, les personnes qui « podcastent » différents types de médias, ce qui montre au passage que Spotify est en route pour être un réseau social de plein rang.
La bonne nouvelle est que le streaming a littéralement sauvé les éditeurs, à savoir les maisons de disques. Avant d'être populaire, il y avait bien eu numérisation de la musique, et transmission immédiate par Internet, mais sans le modèle économique permettant de monétiser ces flux. C’est désormais fini. La qualité du service rendu l’emporte et les échanges gratuits de fichiers de musique, disons le piratage, ont disparu. Les maisons de disques voient avec contentement un flux régulier et croissant de droits tomber dans leurs caisses chaque jour. Cela, nous allons le voir, privilégie fortement celles qui disposent d’un catalogue riche et ancien.
Maintenant, quid des artistes ? Pour simplifier, le streaming est une aubaine pour Beyoncé et d’autres artistes reconnus ; il l’est beaucoup moins pour la foule de tous les autres. Par exemple, Maissiat et Mina Tindle chantent merveilleusement Quoi, la chanson de Serge Gainsbourg et Jane Birkin, mais elles ne doivent guère profiter de la manne.
Une première raison vient à l’esprit pour expliquer cette disparité : il y a de plus en plus d’artistes sur la plateforme, avec une croissance équivalente au double de la croissance des revenus. En conséquence, le revenu moyen s’affaisse. La seconde raison est une dispersion croissante des revenus : 800 artistes gagnent plus d’1 million de dollars par an ; 7 500 plus de 100 000 dollars, c’est-à-dire moins de 0, 1 % de ceux qui sont présents sur le site. Maissiat n’en fait pas partie. Tous les artistes, en revanche, dont Maissiat, ont quasiment perdu le canal de distribution qu’étaient les ventes d’albums en magasin. Il n’est donc guère surprenant que des artistes soient récemment venus manifester leur mécontentement devant les sièges sociaux de Spotify de par le monde.
Il faut dire que Daniel Ek ne s’était pas privé de quelques paroles condescendantes à leur endroit, lui qui connaît pourtant la sensibilité à fleur de peau des artistes, contrepartie de leur talent créatif :
Certains artistes qui réussissaient dans le passé ne réussiront peut-être pas dans ce paysage futur. […] Vous ne pouvez pas enregistrer de la musique une fois tous les trois ou quatre ans et penser que ça va suffire. Les artistes qui réussissent aujourd’hui comprennent qu’il s’agit de créer un engagement continu avec leurs fans. Il s’agit d’y mettre du travail, de raconter une histoire autour de l’album, et de maintenir un dialogue continu avec les fans.
Pauvre Maissiat, son dernier album date de 2016. Au travail !
Le rôle des règles de rémunération
Ici intervient un point plus technique. Un calcul trop asymétrique des revenus est aussi mis en cause. Aujourd’hui, ce calcul repose essentiellement sur un modèle dit Market centric. Dit très vite, cela consiste à réunir tous les revenus générés par les abonnements, puis à les répartir selon le nombre d’écoutes de chaque artiste. Cela paraît juste, n’est-ce pas ?
Mais un autre modèle est possible, qu’on appelle User centric. Si je suis un client épisodique des plateformes de streaming, mais qui n’écoute, les quelques fois où je me connecte, que notre chère Maissiat (l’auteur déclare n’avoir aucun intérêt lié), il serait également juste que mes 10 euros d’abonnement, ou du moins les quelque 7 euros que Spotify paie en droits, lui soient intégralement destinés. S’ils vont d’abord dans un pot commun, c’est Beyoncé qui en touchera la majeure partie, même si je ne l’écoute jamais.
On voit donc que le modèle de répartition retenu jusqu’ici favorise les choix des gros utilisateurs, ainsi que les artistes les plus populaires. Il avantage également les catalogues anciens, aux gloires nombreuses et assurées, et donc les très grandes maisons de disques. En conséquence, le phénomène « le premier ramasse la mise » s’amplifie1.
Les maisons de disques ne jouent plus leur rôle
Un autre phénomène est à l’œuvre : les artistes de niche, ou les débutants dans ce dur métier, disposent d’une visibilité insuffisante. Ici, les maisons de disques ont une part de responsabilité. Ce sont elles qui captent et redistribuent la manne financière venue du streaming. Or elles paient mal leurs artistes, gardant souvenir de leurs années de vaches maigres. Plus encore, elles ont fortement délaissé leur fonction de détection de talents. Avant que la musique se numérise, tout s’organisait autour de la sortie d’un album, une création musicale avec un fort risque d’échec, de l’ordre de 80 à 90 %. Il fallait donc un contrat artistique ayant la propriété de nourrir la maison de disques en nouveaux talents, tout en gérant ce risque élevé. La solution consistait à ce que le producteur fasse l’avance des frais de production au jeune artiste pour ses premiers albums, avec même des droits anticipés sur les recettes escomptées, mais assortis d’une clause d’exclusivité sur un certain nombre d’albums. Si un disque n’avait pas le succès escompté, les pertes étaient reportées sur les recettes de l’album suivant.
Quand l'artiste est reconnu, il s’agit d’une rente pour sa maison de disques, mais qui lui sert normalement à financer son investissement dans de futurs artistes à succès. Il y a, de fait, une solidarité entre les artistes confirmés et les nouveaux venus. On note que ce système pourrait fonctionner dans toute l’industrie audiovisuelle, dans le cinéma par exemple, où les gains peuvent être mirifiques pour les gagnants, mais supposent un fort investissement initial. Catherine Deneuve pour le cinéma, une immense comédienne mais très cumularde, pourrait ainsi réserver une part de ses cachets – dopés par la copieuse avance publique accordée au cinéma en France – pour aider les jeunes talents qui démarrent, outre la caisse des intermittents. Mais ce type d’arrangements suppose la solidarité. Le système s’enraye si un artiste cherche à toute force à quitter le contrat dès qu’il est reconnu. Il capte la rente sans en redistribuer une part à la génération suivante. Un moment pivot dans cette histoire fut lorsque Johnny Halliday, procès à la clé, rompit avec Eddie Barclay, la maison de disques qui l’avait lancé.
Malheureusement, en raison de son rôle croissant dans la diffusion des artistes, Spotify pousse à ce court-termisme des éditeurs. Il vaut mieux pour eux suivre le conseil de Daniel Ek et investir au maximum en marketing sur les têtes déjà connues. De fait, Daft Punk ne partage pas ses recettes avec des jeunes artistes.
Où sont les têtes chercheuses ?
Les radios jouent encore quelquefois ce rôle, avec des animateurs poussant la musique sur les ondes au gré de leurs goûts personnels. Mais elles l’assument moins, là aussi en raison de la concurrence du streaming. Spotify, Deezer ou Apple Music pourraient s’en charger, et disperser quelques nouveaux noms dans les playlists qu’ils proposent. Mais, avec 70 millions de pistes et 8 millions de créateurs, il faudrait procéder à de nombreux recrutements pour détecter et imposer des sons nouveaux. Il s’agit de plateformes, rappelons-le, et non d’éditeurs – une distinction problématique qu’on retrouve aujourd’hui dans les relations entre les GAFAM et la presse, et qu’elles veulent à tout prix conserver2.
Dès lors, les promotions sont laissées à des algorithmes qui privilégient les likes des auditeurs, dans un jeu de miroirs assez narcissique et d’une répétitive banalité. On connait ce phénomène dans d’autres industries : les plateformes comme Instagram refusent le coût en main-d’œuvre d’une surveillance des contenus. En matière financière, les très grands fonds de gestion d’actifs n’investissent plus en capacité d’analyse pour suivre les entreprises de taille moyenne cotées en bourse ; ils préfèrent répliquer passivement les indices boursiers. Le jeu reste bien sûr ouvert pour les jeunes, en raison de l’énorme effet d’offre qui est mis en place. La facilité à composer une chanson et à la publier sur la toile est sans commune mesure avec ce qui était possible il y a encore quelques années, comme le prouvent les 8 millions de créateurs actifs sur Spotify. Et, côté demande, le streaming et les portables démultiplient la capacité à écouter de la musique, et n’importe quelle musique, même si nous n’avons que vingt-quatre heures par jour à lui consacrer.
Il reste l’art vivant
Les Beatles ont marqué leur époque, et pas uniquement d’un point de vue artistique. Ils ont fait carrière à l’époque exacte où se développait le disque microsillon, une innovation compilant une heure de musique sur une simple galette. Cette évolution a marqué le début du winner takes all dans l’industrie musicale. En effet, l’acheteur au budget limité qui hésite devant le bac à disques, préférera généralement acheter l’album des Beatles plutôt que celui d’un groupe moins connu. Si l’opéra Norma de Vincenzo Bellini est légèrement mieux chanté par Maria Callas que par la seconde des meilleures cantatrices, une part bien plus significative des auditeurs (au regard de la différente, somme toute minime, de qualité) s’orientera vers la version de Maria Callas, selon un phénomène dit de « superstar » qu’on constate dans les domaines artistique ou sportif, et que commencent à mieux comprendre les économistes3. D’où les 100 millions de dollars annuels de revenu qu’on attribuait au Pavarotti de la grande époque, alors que pléthore d’autres interprètes, dont certains aussi talentueux, attendront leur tour leur vie entière – une frustration qu’aimait chanter Charles Aznavour, en souvenir de ses débuts difficiles.
Mais qu’en était-il avant que le streaming change la donne ? Se faire connaître, c’était alors gravir le dur chemin des cafés, puis des piano-bars comme Gainsbourg, puis des spectacles pour enfin, dans quelques rares cas de figure, atteindre la reconnaissance. Avec peut-être, aussi, une qualité artistique plus prononcée, car mieux rodée sur la route que via des campagnes marketing bien menées. Les Beatles ont ainsi passé quelques longues années devant des publics disparates avant d’émerger.
La fin du microsillon et du CD, avant l’âge du streaming, avait marqué une rupture : les recettes venues de la vente de disques s’effondraient. Ceci avait forcé de nombreux artistes connus à repartir sur les routes s’ils voulaient vivre décemment. Le disque n’avait plus pour fonction que de faire connaître, les vraies recettes venant des spectacles vivants. Dans les années 1990, The Grateful Dead et Jerry Garcia, légendaire groupe de rock californien venu des années 1960, assuraient des tournées de plus de deux cents concerts aux États-Unis4. La popularité du groupe tenait au bouche-à-oreille entre fans, et à la possibilité qu’offrait le groupe, lors de ses concerts, d’enregistrer librement sa musique et ainsi de la faire connaître. C’était, au fond, le retour à la vie musicale d’une époque pas si lointaine. Dans l’Allemagne du xixe siècle, la moindre ville faisait montre d’une vie musicale très active. Un chanteur lyrique pouvait vivre des spectacles qu’il délivrait dans l’opéra local. Son levier financier était moindre qu’à l’époque moderne, mais ses gains plus modestes laissaient la place à un nombre plus grand d’artistes pouvant vivre de leur art. Quand un chanteur était retenu par le public comme meilleur que les autres, un opéra plus réputé le retenait, mais il restait encore de la place dans les multiples opéras régionaux. Si le jeu du marché pouvait fabriquer des artistes reconnus, aucun n’atteignait le statut de superstar que l’on connaît. Ceci valait pour les auteurs eux-mêmes : les créations d’opéras étaient bien plus nombreuses qu’aujourd'hui.
Désormais, nous nous trouvons sans doute à un nouveau tournant. Le streaming permet aux jeunes artistes de composer leur vitrine numérique pour le public qu’ils ont su attirer, mais ils doivent prendre le dur chemin des bars et des salles de concert s’ils espèrent décoller. Si ce n’est pas forcément une mauvaise chose artistiquement, beaucoup d’entre eux risquent de se perdre en route. Cette caractéristique nouvelle de la scène musicale doit inspirer d’autres approches en matière d’aide à la création artistique, davantage tournées vers la promotion de la musique en tant qu’art vivant : fiscalité, aides à l’équipement des salles, normes sur le bruit plus tolérantes, etc. Et aider à retrouver des modes de solidarité financière entre les artistes au firmament et les débutants.
- 1. Cela étant, il n’est pas certain que l’autre modèle, dit User centric, vienne réellement bouleverser les choses. Plus vraisemblablement aplanira-t-il un peu la hiérarchie des revenus, comme le montre une étude du Centre national de la musique, accessible ici.
- 2. À ce sujet, on pourra consulter l’article de Romain Badouard pour la revue Esprit (« Les plateformes, nouveaux censeurs ? » – mars 2021), qui revient sur cette distinction entre « éditeur » et « hébergeur », centrale dans la législation sur les plateformes. L’article est disponible en ligne ici.
- 3. Voir l’article fondateur de Sherwin Rosen en 1981, “The Economics of Superstars”, The American Economic Review, vol. 71, no5, p. 845-858.
- 4. Voir David Meerman Scott et Brian Halligan, Marketing Lessons from the Grateful Dead. What Every Business Can Learn from the Most Iconic Band in History, Hoboken, John Wiley & Sons, 2010.