Quel mode de vie ciblaient vraiment les attentats de Paris ?
Dans un texte paru en 1922 intitulé Les questions du mode de vie, Léon Trotsky écrivait : « Le mode de vie, c’est-à-dire l’environnement et les habitudes quotidiennes, s’élabore, plus encore que l’économie, ‘dans le dos des gens’ ». Cette dernière expression entre guillemets, était de Marx. On est aujourd’hui bien loin d’un usage critique de la notion de mode de vie, qui soulignerait que ce dernier est moins librement choisi par les individus qu’il ne s'impose au plus grand nombre à travers des mécanismes institutionnels et économiques. Ses usages contemporains renvoient plutôt à l’ensemble des pratiques, à la fois matérielles et idéelles, qui définissent la « normalité » au sein d’une société. À ce titre, un mode de vie peut être revendiqué, voire défendu.
Les heures et les jours qui suivirent les attentats du 13 novembre nous ont donné une illustration de cet usage revendicatif du mode de vie dans le débat public. Les premiers hommages qui suivirent les événements furent nombreux à souligner que les terroristes avaient ciblé « le mode de vie français », dont le fait de prendre un verre en terrasse devenait emblématique. Le témoignage d'un lecteur du New York Times, dont le commentaire fit le tour du monde en quelques heures, énumère ainsi les caractéristiques d’un mode de vie à la française incarnant « tout ce que les fanatiques religieux haïssent », et incluant pêle-mêle « une bouteille de vin partagée avec des amis, des enfants jouant au jardin du Luxembourg, le droit de ne pas croire en Dieu, de ne pas s’inquiéter des calories, de flirter et de fumer, de prendre des vacances, de lire n'importe quel livre, d’aller à l'école gratuitement… » L’attaque contre « notre mode de vie » fut ensuite consacrée par le président de la République lui-même dans son discours du 27 novembre aux Invalides : « Et si la colère nous saisit, nous la mettrons au service de la calme détermination à défendre la liberté au jour le jour, c’est-à-dire la volonté de faire de la France un grand pays, fier de son Histoire, de son mode vie, de sa culture, de son rayonnement, de son idéal universel, du respect et même de la ferveur que notre pays inspire au monde chaque fois qu’il est blessé. » La revendication des attentats par l’État islamique, qui évoque le Bataclan, « où étaient rassemblés des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité », autorise en effet cette lecture.
Dans la mesure où cette référence au mode de vie a constitué une matrice de la compréhension des attentats les plus graves que le pays ait connus, il est nécessaire de s’interroger sur ce que cette expression veut dire, sur ses fondements théoriques, et ses usages contemporains dans le débat public.
Les premières tentatives de conceptualisation du mode de vie s’enracinent dans la géographie humaine, et plus précisément l’anthropo-géographie, dans la seconde moitié du xixe. Il s’agissait alors de systématiser le rapport entre un environnement donné (géographique, géologique, climatique) et les caractéristiques d'une société : organisation politique et économique, culture matérielle, mœurs et rites[1]. Parallèlement, l’objet de la sociologie naissante est alors la compréhension des « sociétés complexes », nées de l’industrialisation et de l’urbanisation en expansion, et caractérisées par une diversité sociale, politique, religieuse, voire ethnique, sans précédent. C’est de cette ambition de compréhension de la complexité du social que naît la notion de « style de vie », chez Weber notamment, pour caractériser les modes de différenciation des groupes sociaux et de leurs pratiques au sein d’une même société. Bourdieu approfondira la notion en faisant des styles de vie les produits des habitus.
Cette double filiation théorique est au cœur de la notion contemporaine de mode de vie, et de l'ambiguïté de ses usages. Elle est d’abord un outil de compréhension du cadre matériel et idéel que se donne une société, dont certains aspects plus saillants que d’autres acquièrent un statut symbolique. C’est le cas de la voiture individuelle dans les représentations du mode de vie américain, du vin ou des belles femmes pour le mode de vie français. Mais elle est également une grille d’analyse de la différenciation des pratiques au sein de cette société. Les usages de la notion de mode de vie dans le contexte des attentats de Paris sont révélateurs de cette double résonnance. D’un côté, il paraît aller de soi qu’il existe un « mode de vie français », identifiable par tous de l’extérieur. De l’autre, on répète à l’envi que les quartiers touchés par les attentats se caractérisent par une culture urbaine spécifique, bohême et métissée, et que c’est spécifiquement elle qui a été visée – soulignant en creux la diversité des styles de vie au sein de la société française.
Or ces deux usages du « mode de vie » nourrissent les deux principaux registres d’explication des attentats de Paris. Le premier, culturaliste, mobilise la notion comme un équivalent de la « civilisation ». La thèse d’une mondialisation diffusant à l’échelle planétaire un mode de vie occidental fait d’objets, de pratiques alimentaires, vestimentaires et d’aspirations (individualisme, liberté d’expression…), doute implicitement ou explicitement de la solubilité de l’islam dans une modernité dont nos modes de vie sont devenus les étendards. Le second usage de la notion insiste sur le déficit d’intégration des populations issues de l’immigration, dont l’exclusion économique, sociale et territoriale conduirait certains membres à se radicaliser. Le mode de vie devient alors un marqueur de la délimitation entre le cœur d’une société et ses marges. Maintenus en dehors des formes de consommation de la jeunesse urbaine et diplômée, les terroristes auraient voulu frapper la société française « au cœur ». Mais ces deux usages ont en commun de faire du mode de vie la ligne de partage entre un « nous » et ces « autres », que cette ligne oppose des groupes sociaux ou des blocs de civilisation.
Ces deux registres d’explications, le politologue Olivier Roy les renvoie dos à dos. Dans une tribune au journal Le Monde, publiée le 24 novembre, il qualifie le djihadisme de « révolte générationnelle et nihiliste », qui bénéficie actuellement d’un monopole sur le marché de la radicalité, lui permettant d’attirer une frange de la jeunesse, qu’elle soit issue de l’immigration ou non, défavorisée ou non. Il établit un parallèle avec ce que l’Europe a connu dans les années 1970 à travers le terrorisme d’extrême gauche. Or la radicalité comme projet révolutionnaire et politique, qu’il s’agisse du djihad ou du gauchisme des années de plomb, est inséparable de la critique d’un mode de vie perçu comme dominant et oppresseur. C’est même ce qui la définit. Ce n’est pas un hasard si le sujet du mode de vie mobilise Trotsky six ans après la révolution d’Octobre : il a une conscience aiguë que la transition vers le socialisme implique une rupture volontariste avec le mode de vie « petit bourgeois » qui s’était imposé à l’ensemble de la société russe.
C’est donc bien de mode de vie dont il a été question avec les attentats de Paris : non pas au sens d’un étendard à défendre, mais au sens où les modalités dominantes de l’organisation de la vie sociale, en France, en Europe et dans le monde, suscitent aujourd’hui une critique violente, qui a pris le visage de l’islamisme. Et faire de l’attaque contre « le mode de vie français » le moteur des attentats de novembre oublie que les « maisons du café », lieux de socialisation et de circulation des idées, sont nées dans les grandes villes du Moyen-Orient au xvie siècle, avant d’arriver à Venise, Vienne, puis Paris, un siècle et demi après.
Anne Dujin
[1] Dans les travaux de Friedrich Ratzel (Anthropogeographie, Stuttgart, Engelhorn, 1882 et 1891), qui ont inspiré ceux du géographe français Paul Vidal de La Blache, le « genre de vie » désigne un cadre qui détermine l'ensemble de l’organisation sociale. Cette conception fixiste et déterministe sera férocement critiquée par Durkheim qui écrit une décennie plus tard : « Le facteur géographique n’éclaire pas la sociologie de lumières nouvelles, il ne peut être compris que par elle » (L’Année sociologique, 3e année, 1900).