
La farce du Brexit
Les pantomimes de Noël (dites en langage courant panto) sont une grande tradition au Royaume-Uni ; le terme n’y a pas le même sens qu’en France et désigne des comédies musicales caractérisées par leur humour farcesque (slapstick comedy), leurs références à l’actualité politique et sociale et leur mélange des genres, les acteurs jouant souvent des femmes, les actrices des hommes. C’est un divertissement familial dont les Britanniques sont friands ; les pantomimes se fondent pour la plupart sur des contes pour enfants, Perrault, Jacobs, les frères Grimm ou Andersen, les mélangent, les transforment et y ajoutent des références contemporaines. Les personnages récurrents sont le jeune homme (principal boy, joué par une femme) et la vieille femme (pantomime dame, jouée par un homme) ; le public est invité à participer au spectacle, à prodiguer des conseils et des mises en garde aux divers personnages, à s’exclamer ou s’esclaffer aux nombreux retournements de l’intrigue et à sa résolution souvent improbable.
L’ancrage culturel de la panto est si fort qu’il n’est pas étonnant que les journalistes, les commentateurs et les politiques eux-mêmes aient régulièrement recours à cette image pour caractériser ce qu’en France, on nommerait plus volontiers le « cirque » du Brexit. Les personnages n’y sont pas aussi bien définis, mais les perpétuels retournements de situation et l’absurdité de certains débats se prêtent à la comparaison. Que l’on songe seulement à ce qui s’est passé depuis que Theresa May a réussi à négocier un accord de sortie avec l’Union européenne, le 13 novembre dernier. Après une réunion marathon de son gouvernement pour s’assurer de son soutien, la Première ministre a fait face à des démissions en cascade (notamment Dominic Raab, le ministre du Brexit, et Esther McVey, la ministre du Travail) ; ses alliés du DUP (Parti nord-irlandais unioniste), qui lui permettent d’avoir la majorité au Parlement, ont annoncé qu’ils ne soutenaient pas le projet d’accord, qui implique que le Royaume-Uni s’engage dans un backstop pour éviter le rétablissement d’une frontière physique entre les deux Irlande.
Après un nouvel aller-retour avec Bruxelles pour définir le texte de l’accord politique, Theresa May a annoncé que le Parlement voterait le 11 décembre, se donnant deux semaines pour convaincre les parlementaires réticents et envoyant les membres de son gouvernement aux quatre coins du pays pour défendre sa solution, dont les seules alternatives sont, selon elle, la sortie sans accord ou l’abandon du Brexit. Sans succès, puisqu’elle a été obligée de reporter le vote, qu’elle risquait de perdre d’une centaine de voix. Il lui a fallu faire face à un vote de défiance au sein de son propre parti, qui a échoué, et au front uni des Européens qui ont refusé de faire des concessions significatives sur l’accord conclu. Les profondes divisions du Parti conservateur ne se sont temporairement résorbées que lorsque Jeremy Corbyn, leader de l’opposition travailliste, a déposé une motion de défiance contre Theresa May. Celle-ci a pour sa part annoncé que le vote sur l’accord (meaningful vote) aurait lieu le 14 janvier, suscitant la colère de nombreux parlementaires, qui auraient voulu pouvoir s’exprimer avant la coupure de Noël.
Le Brexit a précipité une crise des partis, une crise constitutionnelle – une partie du Parlement estimant que le gouvernement les empêche de se prononcer sur l’issue du Brexit – et une crise démocratique, alors même que tous les camps disent s'exprimer au nom du peuple. Les partisans d’un second référendum demandent qu'on le consulte, ceux d’une élection anticipée également ; les soutiens de Theresa May et de l’accord qu’elle a négocié s'en réclament aussi, car l’accord est pour eux la traduction du vote de 2016. Quant aux Brexiters les plus extrémistes, ils voient dans une sortie sans accord la seule manière de ne pas demeurer inféodés à l’UE, et donc de respecter le résultat du referendum. Pendant ce temps, le ministre de la Défense a annoncé la mobilisation de 3 500 soldats dans la perspective du no deal, et le ministère de la Santé est devenu le plus gros acheteur mondial de réfrigérateurs, espérant ainsi pouvoir faire face aux pénuries de médicaments. Dans les pubs, les restaurants, les petites annonces « Cherche vendeur ou vendeuse, serveur ou serveuse » se multiplient, car de nombreux citoyens européens ont quitté le Royaume-Uni sans attendre le Brexit.
Le pays regarde, médusé, ses politiques se déchirer, s’injurier, répéter en boucle les mêmes mots : meaningful vote, deal, no deal, second referendum, people’s vote, no-confidence, backstop, Norway plus… L’augmentation de la pauvreté au Royaume-Uni a été en 2017 la plus forte depuis l’ère Thatcher, le nombre de sans-abri a progressé de 15 % en un an, il y a eu 100 000 contrats « zéro heure » de plus de signés, et des phénomènes climatiques extrêmes ont durement touché certaines régions. Mais de cela, on ne parle pas, ou peu. On est hypnotisé par la pantomime, on attend le prochain retournement de situation. Semaine après semaine, il devient de plus en plus difficile de prévoir l’issue de cette farce tragique. On la regarde la boule au ventre et le doute au cœur : car ce qui se joue là, dans l’incompétence des politiques et l’angoisse des citoyens, quoi qu’ils aient voté, dans l’évocation absurde et pourtant étrangement familière du stockage, du rationnement, des contrôles aux frontières, des familles séparées, c’est tout ce que l’Europe nous avait permis d’oublier.