Dunkerque de Christopher Nolan : un antidote au Brexit ?
« I’m English » : sans doute la première réplique de Dunkerque, de Christopher Nolan, prononcée par un soldat fuyant les balles allemandes, a-t-elle stimulé l’imaginaire et les esprits outre-Manche. A sa sortie, la presse anglo-saxonne, du Guardian au Daily Telegraph, fourmille d’articles interrogeant son sens politique, identitaire, historique. Dans les colonnes du New York Times, la journaliste Jeni Russell établit un contraste entre un grand film glorifiant les plus grandes heures du Royaume-Uni, mais sortant au milieu d’un événement qu’elle juge dégradant ou compromettant pour son pays, le Brexit.
Nolan aurait-il livré une œuvre patriotique, hagiographique, voire, pour citer un terme proprement anglais, jingoistic (« chauvin ») ? Celui que la critique voyait jusqu’alors comme un maître du blockbuster ou un portraitiste malgré lui de la mondialisation (les Cahiers du Cinéma ayant qualifié son Inception de « film capitaliste ») traite pour la première fois d’un grand événement historique, avec une distribution des rôles presque entièrement britannique (Cilian Murphy, interprète d’un soldat traumatisé, et Barry Keoghan, jouant un adolescent aidant à l’évacuation, sont Irlandais). Derrière le réalisateur obsédé par la technique et le grand spectacle, se cacherait donc, disent certains, un cinéaste avec une conscience historique, voire une fierté nationale.
Dunkerque sort cet été, alors que depuis juin 2015, le Royaume-Uni a connu un référendum devant mener à sa sortie de l’Union Européenne, un changement de Premier ministre, des élections partielles perdues par le Parti conservateur au pouvoir et le début des négociations avec Bruxelles au sujet de son statut après mars 2019, date butoir pour parvenir à un accord avec le bloc économique européen. Entretemps, l’inflation a augmenté et la croissance britannique est passée derrière celles de la France, de la Suède et de l’Espagne.
Pour cela, Dunkerque semble agir comme un baume pour le spectateur britannique et européen. À l’écran, nous voyons ce qu’il y eut de plus beau dans l’esprit de résistance et le courage de nos voisins d’outre-Manche : l’honneur militaire, incarné par Kenneth Brannagh, officier de marine restant sur la plage pour tenir le front avec les Français ; l’ingéniosité technique, représentée par les Spitfires et leurs moteurs Rolls-Royce volant pour défendre les troupes acculées au sol ; la solidarité et l’entraide, symbolisées par les navires de plaisance accourant pour ramener les soldats chez eux. Mais Nolan rappelle aussi, de manière implicite, comment les Britanniques ne se battirent pas seuls : sur la jetée et la plage, les officiers espèrent que les Français pourront garder leurs positions, un marin néerlandais est montré venant porter secours aux troupes et le discours final de Churchill affirme que les colonies et, à terme, les États-Unis forment le rempart contre les forces de l’Axe. Le génie et l’audace britanniques sont puissants, certes, mais ne peuvent pas tout par eux-mêmes. Et le Royaume-Uni, comme sa prospérité, ne se sont pas construits seuls.
Dunkerque n’est pas un film neutre, du fait de son contexte de sortie : depuis plusieurs mois, au-delà du bien-fondé ou non du Brexit, le Royaume-Uni ne montre pas son meilleur visage au monde. C. Nolan, avec sa superproduction tournée à Dunkerque même, et dont les destroyers de la Royal Navy sont en fait d’anciens bâtiments des marines néerlandaises et françaises, vient nous rappeler d’où vient son pays et comment il peut se comporter comme une grande nation, noble et courageuse. Il ne magnifie pas la guerre, ne se comporte pas comme un esthète, mais filme au contraire la réalité de ce que sont le torpillage d’un navire, la peur des bombardements aériens et le choc post-traumatique. François Truffaut aimait à dire qu’il n’y avait pas de cinéma anglais ; Dunkerque nous démontre au contraire comment le Royaume-Uni, ses réalisateurs, son industrie audiovisuelle et ses acteurs, peuvent, en se penchant sur leur histoire et en se montrant ambitieux dans leur représentation, livrer un grand spectacle, imprégner les esprits et les rétines, et interroger leur identité nationale.
Louis Andrieu