
Dans l'attente
Alors qu’en temps normal, on paie pour aller plus vite, en confinement, le luxe, c’est de pouvoir attendre.
On aurait pu croire à un poisson d’avril un peu précoce. Début mars, alors que le virus avait depuis longtemps quitté la Chine et commençait officiellement à se répandre à travers le monde, les principaux responsables politiques et sanitaires ont invité les Français à… modifier la façon de se saluer. Il fallait « se frapper les coudes » ou, pour les équilibristes, « se taper les pieds ». Cet étrange ballet n’a sûrement jamais eu lieu. De toute façon, les consignes ont vite changé. En quelques jours sont venues, une à une, les mesures de la drôle de guerre dans laquelle on nous enrôlait. Les désormais fameux « gestes barrières », puis la « distanciation sociale » ont pris le pas sur propositions de réforme des interactions sociales. Les rassemblements furent interdits, les écoles fermées, des restrictions de circulations mises en place. Finalement, le pays a été confiné.
Depuis, le monde vit dans l’attente. Celle de la fin de l’épidémie, ou au moins des mesures d’exception qui permettront de circuler de nouveau. Celle, plus concrète, du quotidien, avec laquelle il faut composer. C’est que, en bouleversant les rythmes de vie habituels, la période de confinement a rendu visible un trait saillant des sociétés contemporaines : elles sont structurées par le temps. Dans la situation actuelle, le temps est dilaté. Il est parfois profondément ralenti, comme lorsqu’il s’agit de faire des courses en respectant les distances de sécurité. D’autres fois, en revanche, il est accéléré, comme lors de ces interactions avec des connaissances qu’on évite désormais dans la rue. Mais au fond, ces changements ne modifient pas la nature temporelle de nos vies, ni les inégalités auxquelles nous sommes soumis sous ce rapport du temps.
La crise du coronavirus dévoile même, en nous forçant à attendre, les différentes formes de l’attente, sa signification comme ses fonctions sociales. D’une part, elle est un indicateur de pouvoir. Face à une donnée en apparence universelle comme le temps, les inégalités sont en effet saillantes. En période de confinement, certains peuvent attendre, d’autres n’ont pas ce luxe. L’attente, par ailleurs, nous façonne. Elle construit notre rapport au monde comme elle discipline nos désirs.
Faire et pouvoir attendre
Que l’attente soit un révélateur des relations de pouvoir au sein d’un groupe donné est un résultat classique des sciences sociales. Le pouvoir est pouvoir sur le temps : il sépare les personnes selon leur importance. La capacité à ne pas attendre, ou à faire attendre, sont souvent signe d’un statut social supérieur dans l’interaction. Le médecin qui dispose du savoir permettant la guérison du malade, les services sociaux qui dispensent des prestations parfois vitales ou encore le commerçant recherché pour ses produits frais ou bon marché et devant lequel on fait la queue sont trois exemples de la même dynamique : ceux qui n’ont pas doivent attendre. Dit autrement, demander, c’est souvent devoir patienter. Les interactions les plus banales sont marquées du même sceau. Celui qui fait attendre signifie que son temps vaut plus que celui qui est à l’heure.
Le sociologue Barry Schwartz, qui a étudié ces interactions temporelles, rappelle ainsi que le président étasunien Harry Truman utilisait l’antichambre de son bureau ovale pour signifier ce différentiel de pouvoir1. Les visiteurs, et en particulier ceux qui l’avaient par le passé fait patienter, découvraient ainsi leur nouvelle position dans l’ordre protocolaire. Schwartz en a même tiré une loi. Dans une société donnée, il existerait une relation inverse entre le rang et l’attente qu’on impose. Plus on est socialement important, moins on attend. Comme d’autres lois statistiques, le fait qu’elle souffre d’exceptions ponctuelles ne l’invalide. Il suffit pour s’en convaincre de considérer tous les moyens inventés pour éviter l’attente. Ils recoupent le plus souvent les hiérarchies classiques des sociétés qui les mettent en place. Passe coupe-file payant dans les aéroports, livraison accélérée d’une commande contre paiement supplémentaire, système de conciergerie ou encore cliniques privées qui permettent d’accéder aux soins sans attendre un rendez-vous. Dans les sociétés monétarisées, des équivalences pécuniaires ont été mises en place pour permettre de ne pas patienter. L’argent achète le temps, il peut l’accélérer.
En dépit des apparences, le confinement ne s’est pas transformé en grand égalisateur des conditions de vie. Assurément, l’obligation de rester chez soi imposée à près de la moitié de l’humanité a produit une certaine égalisation des rapports au temps. Avec l’interdiction des déplacements, l’annulation des vacances ou des sorties, une partie des rythmes sociaux ont été harmonisés. La vie collective est devenue plus « monochrone ». Elle s’est recentrée autour du foyer, certains événements d’ordinaire aussi peu remarquables qu’une allocution d’un responsable politique rythment la vie de millions de personnes plus que ne l’aurait fait, quelques semaines avant, la finale d’un grand événement sportif.
Le confinement a aussi modifié certaines hiérarchies. Nombreux sont les citadins qui préféreraient être enfermés dans une maison avec jardin, fût-ce dans une banlieue pavillonnaire, que dans un appartement du centre des grandes villes. Là, les contraintes seront moins durement ressenties. Les migrations massives vers les résidences secondaires en témoignent bien : les habitants des métropoles ont préféré quitter la ville à l’annonce du confinement. Encore faut-il le pouvoir. Les détenteurs d’une résidence secondaire sont évidemment minoritaires. Surtout, pour toute une partie de la population, télé-travailler ou ne pas travailler du tout n’était pas possible. C’est bien sûr le cas pour les soignants, qui ont dû poursuivre leur activité dans des conditions aussi dégradées qu’accélérées. C’est aussi le cas de toutes les personnes qui, des livreurs aux agents du service public en passant par les travailleurs des magasins d’alimentation, n’ont pas été invités à attendre chez eux. Pour eux, comme pour tout un ensemble de secteurs d’activités que le gouvernement voulait voir poursuivre le travail, car l’économie ne pouvait patienter. L’attente n’était pas un choix.
Finalement, le principal changement de la période actuelle, c’est une inversion. Alors qu’en temps normal, on paie pour aller plus vite, en confinement, le luxe, c’est de pouvoir attendre. Les États-Unis, qui se sont pourtant arrêtés moins brutalement et plus tardivement que la plupart des pays européens, offrent une illustration exemplaire de ce pouvoir d’attente différencié. Dès la première semaine de confinement, les banques alimentaires ont été prises d’assaut. L’augmentation brutale du nombre de chômeurs a projeté des millions de personnes dans une précarité alimentaire quasi immédiate. Ces personnes, qui pour une part se situaient dans la petite classe moyenne deux semaines auparavant, sont désormais dépendantes de la charité pour survivre. Les longues files d’attentes qui se sont créées devant les services d’aide habituellement destinés aux plus pauvres sont d’autant plus saillantes qu’aucune pénurie alimentaire ne frappe le pays.
Le contraste est saisissant quand on compare la situation de ces nouveaux pauvres avec celle des classes supérieures, qui peuvent attendre chez elle l’évolution de la pandémie. Comme ailleurs, elles peuvent même profiter du maintien des services de livraison à domicile pour se faire ravitailler, pour commander des plats à emporter. Pour quelques dollars de plus, elles externalisent alors sur des populations précaires (et probablement sans couverture santé) les risques de contamination. En dépit des bouleversements massifs imposés par la pandémie mondiale, les inégalités temporelles n’ont pas été remises en cause, elles ont simplement été transfigurées par les contraintes du moment.
L’attente sous contrôle
On aurait toutefois tort de ne considérer l’attente que comme un révélateur des inégalités sociales qui structurent notre société, un facteur externe qui les donne à voir. L’attente est, au moins autant, ce qui produit nos rapports au monde. Parce que l’attente implique un individu dans sa relation au futur (bon ou mauvais, mais toujours incertain), il conditionne ses manières de voir. Dans la lignée de la tradition existentialiste, nombre d’auteurs ont montré comment l’individu se produit dans le temps.
Dans Le Désert des Tartares, la nouvelle de Dino Buzzati, le soldat Giovanni Drogo est envoyé en garnison2. Pour son premier poste, il se voit confiné dans un fort reculé, où il n’a rien d’autre à faire qu’à attendre un ennemi invisible. Les légendes veulent qu’il se situe de l’autre côté de la frontière, sur un plateau montagneux, mais les récits de sa dernière visite sont aussi flous que l’horizon que scrutent les soldats chaque jour. Au cours du roman, le lecteur voit Drogo ajuster progressivement son rapport au monde à mesure que le temps passe. Sa curiosité, son désir de changement, mais aussi ses espoirs familiaux ou professionnels sont constamment revus à la baisse. Le jeune ambitieux qui voulait rapidement partir vivra finalement dans l’angoisse de devoir quitter un lieu où il a pris des habitudes qui aujourd’hui le rassurent. Célibataire aigri, jamais promu, il quitte le fort, malade, le jour où l’ennemi s’approche enfin. Toutes ces années, l’attente a canalisé ses pratiques, elle a discipliné ses désirs.
La sociologie a largement interrogé les effets de l’attente sur les individus. Dans Les chômeurs de Marienthal, Paul Lazarsfeld et ses co-auteurs ont décrit les effets de la déstructuration des rythmes sociaux sur le quotidien des habitants d’une petite ville touchée par la crise des années 19303. Ils notaient en particulier les effets de l’attente indéfinie sur leur quotidien. Leurs activités, la cadence de leur pas, comme leurs espoirs avaient tous été révisés à la baisse. N’ayant, depuis plusieurs mois, plus d’activité productive, les habitants avaient ralenti leurs rythmes de vie. Les espoirs de retrouver une activité rémunérée étaient, eux aussi, régulièrement revus à la baisse. Lassés d’attendre, ils avaient ajusté leurs attentes.
Dans Patients of the State, le sociologue argentin Javier Auyero analyse l’attente qu’imposent les services sociaux de Buenos Aires aux populations pauvres qui viennent les solliciter4. Forcés de faire la queue pendant des heures pour un bon d’aide alimentaire ou le renouvellement de leurs droits, ils ressentent d’autant plus clairement leur situation de demandeur. Cette ethnographie temporelle donne à voir les effets du temps sur la constitution de sujets disciplinés. La patience qu’imposent les institutions étatiques aux classes populaires lors de leurs interactions avec les services sociaux, même les plus banales, a sinon un but, au moins une fonction claire. Elle fait intérioriser la précarité de sa position, et se sentir illégitime dans ses demandes. La patience imposée aux bénéficiaires d’aide sociale en fait comme des patients de l’État, à la fois dépendants et malades.
Quels changements l’attente liée au confinement produira-t-elle ? Il est encore trop tôt pour savoir, surtout que la question de sa durée n’est pas résolue. Mais il faut se méfier de ce que produit l’attente en termes de résignation, d’acceptation de situations qu’on aurait refusées d’envisager avant. Le contrôle des déplacements individuels, déjà réalisé via les entreprises de téléphonie mobile au début de l’épidémie pour le compte de l’Inserm, pourrait-il être généralisé ? Le projet, à peine dicible avant la crise, n’a pas provoqué les polémiques auxquelles on aurait pu s’attendre. Est-ce parce qu’il s’agissait d’une enquête scientifique, menée dans le temps nécessairement urgent de la crise ? Ou serait-ce plutôt que nous sommes prêts à abandonner ce à quoi on tenait hier, fût-ce un peu de notre liberté ? La deuxième option est probable, puisqu’une majorité de Français semble accepter l’idée d’une application qui recenserait leurs déplacements et leurs contacts. L’objectif annoncé est de permettre à ceux qui l’ont installée, ainsi probablement qu’aux autorités sanitaires, de connaître les éventuels contacts qu’ils auraient eus avec des personnes contaminées. En Chine, ces applications donnent aussi, en fonction du risque supposé qu’on représente, l’autorisation ou non de sortir. Sans juge, et sans autre forme de procès.
Et qu’en sera-t-il si l’application en question permet d’accélérer le dé-confinement individuel ? Lassés d’attendre, résignés comme Giovanni Drogo, on pourrait alors par millions faire le choix de la surveillance généralisée. Si aucun garde-fou n’a été mis en place, ces technologies s’inscriront dans la panoplie des outils disponibles, informant États et entreprises privées encore un peu plus de nos mouvements. On pourra toujours montrer, comme c’est déjà le cas, que ces applications ne servent finalement que peu pour contenir une pandémie, qu’elles présentent bien plus de risques pour les libertés individuelles qu’elles ne procurent d’avantages sanitaires, rien n’y fera. On le sait, les décisions politiques produisent souvent un effet de cliquet. Même celles prises dans l’urgence sont appelées à rester. C’est d’autant plus vrai que l’attente d’un virus n’a finalement pas de fin précise. Plongés dans l’incertitude anxieuse pendant des mois, occupés à s’ausculter en permanence, on pourrait même se mettre à désirer plus de contrôles.
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En nous forçant à attendre, le confinement a déstructuré nos rythmes. Il a jeté une lumière crue sur certaines routines tellement ancrées qu’on ne les interrogeait plus. Ce faisant, il nous a forcé à réévaluer toute une série de situations. Rencontres, pratiques, déplacements : certains nous apparaissent indispensables, d’autres semblent au contraire bien plus triviaux. Il interroge la valeur de nos activités, en indiquant par décret qui est essentiel au fonctionnement de l’économie, et qui ne l’est pas. Le confinement donne aussi à voir que nos vies sont structurées par le temps. En faisant apparaître les inégalités face à l’attente ou aux urgences, la période actuelle nous rappelle que faire patienter, c’est montrer son pouvoir. C’est aussi, pour ceux qui ne peuvent attendre, dénier un bien ou un service. Cette leçon mérite d’être retenue à l’heure où il s’agira de penser les services publics de demain. Depuis trop longtemps, les files qui s’allongeaient dans les hôpitaux étaient le signe d’un déni de traitement. On s’est aperçu, mais trop tard, que l’attente pouvait être fatale.
- 1. Barry Schwartz, Queuing and Waiting: Studies in the Social Organization of Access and Delay, Chicago, The University of Chicago Press, 1975.
- 2. Dino Buzzati, Le Désert des Tartares [1940], trad. par Michel Arnaud, Paris, Robert Laffont, 1949.
- 3. Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel, Les chômeurs de Marienthal, trad. par Françoise Laroche, préface de Pierre Bourdieu, Paris, Minuit, 1982.
- 4. Javier Auyero, Patients of the State: The Politics of Waiting in Argentina, Durham, Duke University Press, 2012.