
Loi Buzyn : un chantier incomplet
Rien n’est prévu pour atténuer l’hétérogénéité des dispositifs à coordonner.
Dans son discours du 18 septembre 2018, Emmanuel Macron décrit longuement la crise des services hospitaliers d’urgences comme le symptôme d’une organisation défaillante des soins de premier recours[1]. C’est pourquoi le projet « Ma santé 2022 » est ambitieux : « Nous devons restructurer notre organisation pour les cinquante prochaines années. » Étape majeure de cette entreprise, la loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, se présente comme un chantier incomplet.
Certaines limites, inévitables, sont de nature juridique. Par définition, les mesures relevant du domaine réglementaire (décrets, arrêtés) ne figurent pas dans la loi. De plus, c’est un texte d’organisation, qui n’aborde donc pas d’autres questions, telle la prévention. Enfin, plusieurs décisions restent à discuter en préparation de la loi de financement de la Sécurité sociale à la fin de l’année.
Les parlementaires n’ont pas manqué de souligner une autre limite, choisie cette fois par le gouvernement : le projet initial inclut sept articles portant habilitation à légiférer par ordonnance, privant donc le législateur de son pouvoir d’amendement. Pouvoir considérable, qui a porté à quatre-vingt-un articles ce texte en comportant d’abord vingt-trois. Si les ordonnances permettent au gouvernement de se donner du temps pour des questions techniquement complexes, elles lui laissent aussi une grande latitude pour faire prévaloir ses vues sur les sujets sensibles.
Une fois ces limites posées, force est de constater le décalage entre certaines annonces et le contenu de la loi. Ainsi, on a parlé de la suppression du numerus clausus limitant le nombre d’étudiants admis en deuxième année de médecine, remplacé désormais par les capacités d’accueil fixées par chaque université. En fait, le numerus clausus n’est pas supprimé ; il est assoupli et ainsi rendu moins visible. Des « objectifs nationaux pluriannuels établis par l’État » guideront les décisions des Agences régionales de santé au moment d’approuver (ou non) les choix des universités.
Dans d’autres cas, les décisions sont purement pragmatiques, limitées à ce qui est immédiatement réalisable, sans perspective ultérieure. Selon l’étude d’impact soumise au Parlement avec le projet de loi, le constat est clair : « Les deux tiers de la population nationale sont considérés comme vivant dans une zone caractérisée par une offre de soins insuffisante ou par des difficultés dans l’accès aux soins. » Face à cette situation, la loi assouplit l’aide à l’installation des médecins dans les zones sous-dotées, créée par la loi du 21 juillet 2009. Des dispositions viennent s’y ajouter à l’intention des étudiants en fin d’études, des médecins retraités et des praticiens à diplômes étrangers hors Union européenne. De plus, les médecins seront davantage disponibles grâce aux nouveaux assistants médicaux. Enfin, comme annoncé par le président de la République, sont prévus quatre cents postes supplémentaires de généralistes à exercice partagé ville/hôpital.
En revanche, il existe une stratégie explicite pour soulager les services d’urgence débordés et diminuer le nombre et la durée des séjours à l’hôpital. Les difficultés viennent d’une mauvaise circulation des informations et d’une coordination très insuffisante entre professionnels ; dès lors, la « pierre angulaire » du projet est le décloisonnement entre l’hôpital et la médecine de ville, mais aussi entre les domaines sanitaire, médico-social et social.
La loi crée ainsi un service public fournissant automatiquement à chaque personne un espace numérique de santé, permettant l’accès sécurisé aux données utiles à chaque acteur, patient, médecin ou soignant, de manière à « faire de l’usager, malade ou non, un acteur de son parcours de santé », mais aussi à « améliorer de manière générale la qualité et l’efficience de notre système de santé ».
Deux dispositifs sont désormais adaptés et associés afin de structurer en profondeur les soins de proximité. Madame Buzyn précise devant l’Assemblée le 18 mars 2019 : « C’est la première fois qu’un projet de loi traite des soins de proximité ; c’est la première fois qu’il n’est pas “hospitalo-centré”. » Les deux dispositifs sont les Communautés professionnelles territoriales de santé (Cpts), créées par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (la « loi Touraine »), et les hôpitaux de proximité, définis par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2015. Les Cpts rassemblent désormais des métiers, souvent de pratique libérale (médecins, infirmières…), mais aussi des statuts, spécialement sanitaire et médico-social. Les professionnels y sont à la fois volontaires et libres de s’organiser à leur guise. En regard des Cpts et en collaboration étroite avec elles, les hôpitaux de proximité assurent les hospitalisations de premier niveau en médecine, et des consultations spécialisées avancées grâce aux médecins délégués par les hôpitaux de niveau plus complexe.
Autant ce cadre général est clair et fait pour séduire, autant le plus difficile reste à faire pour le mettre en œuvre. Pour bénéficier des nouveaux financements, les professionnels de chaque Cpts définiront leur « responsabilité territoriale » dans un écrit. Le volontariat et la liberté d’initiative rencontreront alors les contraintes détaillées dans l’accord conventionnel interprofessionnel du 20 juin 2019. L’avenir va ainsi dépendre de la réaction des acteurs de terrain à l’égard des montants fixés et de leurs conditions d’allocation. D’autre part, dans les hôpitaux de proximité, le gouvernement veut créer des forfaits par épisode de soins et supprimer la tarification à l’activité (T2A), qui est inflationniste et place les établissements en concurrence plutôt qu’en complémentarité. Dès maintenant, de tels forfaits sont prévus pour le diabète et l’insuffisance rénale chronique, c’est-à-dire pour des cas où des séries d’actes généralement prévisibles s’inscrivent dans le domaine sanitaire. Or il arrive souvent que plusieurs pathologies existent à la fois, que la fréquence et l’intensité des troubles soient peu ou pas prévisibles ou que l’aide humaine, dispensée dans le domaine médico-social, représente une part essentielle de la prise en charge. Pour tous ces épisodes complexes, le financement reste à définir.
Conformément à l’analyse et à la stratégie du gouvernement, ces actions de décloisonnement concernent au premier chef les professionnels et les usagers. Elles n’abordent ainsi qu’une partie des difficultés, ce qui en restreint d’avance l’efficacité, car rien n’est prévu pour atténuer l’hétérogénéité des dispositifs à coordonner, qu’il s’agisse du fossé administratif séparant les domaines sanitaire et médico-social ou de la diversité des structures dans chacun d’eux. Leur nombre est une richesse, mais leur incohérence est un grand fardeau. Ni la meilleure circulation des informations, ni la coordination enfin réalisée entre professionnels de premier recours n’y changeront rien. Nous en sommes là parce que, de longue date, les nombreux lieux de décision agissent séparément voire en concurrence : ministère, Assurance maladie, départements, et au sein même de chaque entité… En 2015, la Cour des comptes décrit l’organisation inadaptée des lieux de décision, leurs recouvrements d’attributions et leur manque de dialogue. Encore ce texte porte-t-il uniquement sur le ministère.
Cette fragmentation a deux conséquences. D’une part, les groupes d’intérêt s’organisent en fonction de leurs interlocuteurs : dans chaque réseau, les acteurs travaillent ensemble à une logique de cognition et d’action, différente de celle du voisin. D’autre part, cette fragmentation produit des conditions d’exercice très hétérogènes, et d’autant plus qu’autorisations, évaluations, formations, financements, etc., sont déconnectés les uns des autres. La combinaison locale de toutes ces particularités façonne à chaque fois chez les professionnels une manière propre de formuler les objectifs et de les traduire dans le travail quotidien. Il ne suffit pas, pour décloisonner le système de soins, de réunir des acteurs de bonne volonté autour d’un projet cohérent ; il faut aussi lever les obstacles institutionnels que chacun porte avec soi à son insu. Les meilleures concertations n’y suffiront pas : le décloisonnement doit aussi concerner les divers lieux où s’élaborent les politiques de santé.
[1] Voir François Chapireau, « Santé : annonces et silences », Esprit, décembre 2018.