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© Andrea Rossetti, 2018
© Andrea Rossetti, 2018
Flux d'actualités

On air. Carte blanche à Tomás Saraceno

Obsédé par les araignées dès l’enfance et formé comme architecte, l’artiste argentin est parti de l’étude structurelle de leurs toiles.

On air, les mots qui signalent l’entrée de l’exposition au Palais de Tokyo, jusqu’au 6 janvier 2019, sont à prendre au pied de la lettre. Quitter la blancheur du hall d’entrée et avancer dans la pénombre, oublier les bruits du dehors et entendre des sons neufs, ralentir le pas et faire silence. L’entrée en matière est subtile et quasi immédiate : désarmement du visiteur, murmure de décollage, nous voilà mis en orbite et en éveil sensoriel, flottant dans l’attente vague de quelque chose.

Dans l’obscurité sont suspendues plus de soixante-dix toiles d’araignées, encadrées de filins métalliques. Certaines sont habitées et en cours de tissage, d’autres déjà abandonnées par leur maîtresse d’ouvrage. Rien de sensationnel pourtant, la scénographie tient le visiteur à distance de ce monde animal qui nous ignore autant que nous le fuyons habituellement. L’expérience immersive tient sur ce fil ténu d’une inquiétante étrangeté. Nous ne résistons pas longtemps à nous approcher : complexité de structure, diversité de formes, enchevêtrements de toiles captivent le regard. L’une ou l’autre se met à osciller sur notre passage. Aucune vitrine en effet, l’air qui circule rend bien tangible l’unité de l’ensemble, devenue la nôtre. Nous avons beau retenir notre souffle, tout respire et « conspire » ici. Médusé, le visiteur entend aussi les araignées à l’œuvre, sans s’en rendre compte. Leurs mouvements sont enregistrés, sonorisés puis amplifiés.

Avec Events of perception, le dispositif s’étoffe encore. Entre le spot et la toile où l’araignée tricote, le faisceau lumineux éclaire aussi les particules qui papillonnent dans l’air, cet invisible rendu visible apparaît soudain matériel et mobile. Attiré par le grand écran noir en fond de salle sur lequel vrillent des flocons de neige ou une pluie d’étoiles, nous avançons à tâtons, osant à peine y croire : il s’agit en fait de ces minuscules poussières, filmées et projetées en direct. L’espace sonore ambiant est le résultat du traitement numérique de leur position et de leur vitesse.

Du visible au sonore, nos perceptions vacillent dans ce cheminement erratique, basculant d’un monde à l’autre, du connu à l’inconnu, du tangible à l’immatériel, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, et inversement. L’expérience est sensible mais presque imperceptible, à la lisière entre rêve et réalité, entre magie et vertige, entre féérie et cauchemar. La pensée culturelle qui distingue communément le propre du sale, le pur de l’impur, le beau du laid, est confondue. Sans avoir aucun besoin d’y penser, nous franchissons cette frontière comme une évidence.

De la pensée, il y en a pourtant dans l’exposition et l’œuvre de Tomás Saraceno. Obsédé par les araignées dès l’enfance et formé comme architecte à Buenos Aires, l’artiste argentin est parti de l’étude structurelle de leurs toiles. Depuis une dizaine d’années, il a tiré ce fil dans des champs de savoirs multiples, via des partenariats pluridisciplinaires avec le Mit, l’Institut Max Planck et même la Nasa. Cartels explicatifs et vitrines de travail témoignent de la rigueur de cette démarche scientifique hors normes. Son spectre de curiosité balaie l’éthologie, la zoologie, l’astrophysique, la physique des particules, la bioacoustique, les biomatériaux etc. Les intellectuels en sciences humaines, comme Félix Guattari[1], Bruno Latour[2] ou Anna Tsing[3], font aussi partie des « multi-messagers » chers à l’artiste. Une grande table permet de découvrir et feuilleter leurs différentes analyses du changement de paradigme contemporain.

Ne pas s’y perdre ou se laisser impressionner toutefois, car le bricolage prosaïque reste au cœur de cette aventure artistique. Et les outils n’en sont pas que technologiques, loin s’en faut. Fouiner dans les recoins du palais de Tokyo pour y dénicher des araignées, les élever ensuite dans son studio berlinois et les ramener à Paris, puis veiller sur elles pendant l’exposition, la tâche ne se fait pas en solo, on s’en doute. Le studio Saraceno compte une cinquantaine de permanents, artistes, architectes, designers mais aussi bien d’autres profils (juriste, économiste, historien de l’art, géographe etc.). En l’occurrence, l’artiste a mobilisé des équipes de l’Ircam, du Muséum d’histoire naturelle et du Palais de la découverte. Malicieux, il n’oublie pas de citer, parmi les noms des contributeurs de cette « carte blanche », les formules scientifiques d’algues bleues, de météorites, de planètes extrasolaires, de la constante de Planck ou encore de la vitesse d’accélération de la lune.

Inverser les points de vue perceptifs pour nous faire adopter celui des araignées ou des particules de l’air ambiant en dit long sur le processus créatif de Saraceno. Créer est pour lui une manière de connaître, littéralement de naître avec. Embrasser les savoirs et les découvertes récentes, jongler avec les possibles qu’ils ouvrent, pratiquer une gymnastique trans-disiciplinaire, c’est sa méthode pour cerner un certain état du présent et imaginer sa mise en forme. Ses dispositifs immersifs ne se contentent pas d’étonner, ils assument un vertige déboussolant. En nous tenant toujours au seuil de l’intranquillité, ils préservent soigneusement cette distance propice à la liberté critique.

Ces formes brouillent les pistes entre nature et artefact, simplicité et sophistication, fragilité et solidité, biologie animale et outils numériques, processus aléatoires et algorithmes. Elles invitent à une prise de conscience du contexte inédit qui est le nôtre et inspirent aussi une autre intelligence du monde. Comment vivre dans un environnement qui nous déborde et dépasse notre entendement ? Quelles responsabilités et quelles réciprocités impliquent nos interdépendances avec des mondes encore si méconnus ?

Saraceno n’impose pas de réponse mais explicite une ambition sociale et politique dans le dernier tiers du parcours (qu’il a voulu gratuit d’accès) : nous introduire dans une nouvelle ère, l’Aérocène. Une utopie pragmatique en quelque sorte : manifeste pour une nouvelle communauté de l’espèce humaine, modes d’emploi pour des actions concrètes et participatives, vidéo d’un déplacement aérien sans aucune énergie fossile. Du Do It Yourself au Do It Together, ces propositions parient sur une libre circulation et une cohabitation fluide. Angélisme ou pari salutaire ? Là n’est sans doute pas le plus important.

A la question « où atterrir ? », posée par Bruno Latour (un compagnon de réflexion de longue date), l’artiste suggère peut-être une expérience plutôt qu’une réponse directe avec cette exposition On air. A force de se laisser flotter et respirer, le visiteur ressort comme groggy, grisé de se sentir vivant, peut-être même doté d’un regard neuf sur son propre monde, mais certainement pas « hors sol ».

 

[1] Félix Guattari, Les Trois Ecologies, Paris, Galilée, 1989.

[2] Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique et Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2015 et 2017.

[3] Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017.

Hélène Mugnier

Hélène Mugnier est historienne de l’art de formation. Elle est diplômée de l’école du Louvre, et conférencière du ministère de la Culture. Pionnière du management par l’art, elle a créé et dirigé pendant quatre ans l’agence de communication par l’art, Artissimo. Depuis 2005, elle est consultante en profession libérale avec son cabinet de conseil auprès des entreprises, HCM Art & Management.…