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Félix-Édouard Vallotton, Intérieur avec femme en rouge de dos (1903)
Félix-Édouard Vallotton, Intérieur avec femme en rouge de dos (1903)
Flux d'actualités

Les souveraines profondeurs du devenir

Histoire, structure et inconscient

L’historien du corps sensible Hervé Mazurel répond à la critique de son livre, L’Inconscient ou l’oubli de l'histoire, par le philosophe et psychanalyste de l’esprit malade Pierre-Henri Castel. Il y défend un structuralisme génétique inspiré des travaux de Norbert Elias pour comprendre l’histoire de la vie affective. 

C’est un fait très rare pour un auteur que d’être lu de près, avec tant de générosité, d’érudition et de pénétration intellectuelles. C’est pourquoi je ne saurais dire assez à Pierre-Henri Castel l’ampleur de ma dette à l’égard de cette recension si dense et stimulante de L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire1.

Un auteur ne peut jamais véritablement imaginer en amont ce que ses lecteurs feront de leur lecture, la façon dont ils s’approprieront son texte, s’y aventureront, y « braconneront » aussi, comme disait Michel de Certeau. Rien ne serait pire au demeurant que de se représenter l’auteur comme étant toujours pleinement maître de son propre discours, en ses multiples ramifications, détours et significations. Il n’est pas rare qu’il faille du temps pour qu’il parvienne à mieux saisir tout ce qu’il s’est efforcé de dire. Bien souvent d’ailleurs, au cours de l’élaboration de cet ouvrage à la dimension volontiers exploratoire, j’ai succombé à ce qu’Alain Corbin appelle le « vertige des foisonnements2 ». Or je dois précisément à Pierre-Henri Castel de m’avoir fait gagner un temps précieux pour avoir su pointer avec acuité ses tensions internes, ses apories subsistantes, ses questions restées ouvertes – bref, son reste. Ce faisant, il me donne aussi le point de départ d’autres livres, l’imagination d’autres enquêtes et surtout le vif désir de prolonger la discussion, car ses critiques sont autant d’invitations à voir plus loin, à creuser plus profond.

Il y a quelque chose d’étonnant, et de réjouissant à dire vrai, à ce que les préoccupations d’un philosophe de l’« esprit malade » et d’un historien du « corps sensible » se rencontrent de façon si manifeste. Depuis plusieurs années déjà, découvrant cette œuvre vaste, érudite et audacieuse, qui embrasse brillamment de nombreuses disciplines sans jamais craindre de transgresser leurs frontières, j’ai pu mesurer combien j’acquiesçais à nombre de thèses de Castel. À sa façon d’abord de s’inquiéter du devenir actuel de la psychiatrie et de l’essor de neurosciences, aujourd’hui dominantes mais qui, en dépit des innombrables connaissances accumulées sur le cerveau, n’ont guère fait reculer les pathologies mentales3. Me frappe aussi le constat lucide porté par Pierre-Henri Castel, analyste lui-même, sur le triste déclin actuel de la psychanalyse, qu’il attribue avec raison à cette forme de « patrimonialisation du dogme » qui, dans les écoles et institutions psychanalytiques, a privilégié sans arrêt « la transmission de la transmission » au lieu d’encourager avec constance à l’innovation risquée, quitte à rompre parfois avec l’héritage sacralisé de Freud, Lacan et consorts4. Au lieu de maintenir la psychanalyse en mouvement, ce ressassement a conduit à une forme de fossilisation qui, aujourd’hui, lui fait courir le risque d’une mort par asphyxie.

Comme historien, par ailleurs, et même si j’aurais quelques points de discussion en termes de méthode historique, je n’ai pas manqué d’être sensible à l’histoire longue de la subjectivité qu’il propose et à la façon dont il dresse, parallèlement à Alain Ehrenberg5, le portrait de la « civilisation des individus » qui est la nôtre. Je partage pleinement la manière qu’il a, en s’appuyant notamment sur Norbert Elias – un auteur qui nous lie –, de réintroduire de l’historicité dans l’appréhension de la psyché. Je suis également admiratif du livre qu’il a consacré aux « embarras de l’agir », aux origines culturelles de cette « maladie du scrupule » (que Freud nommait « névrose obsessionnelle » et que nous connaissons aujourd’hui sous l’appellation « troubles obsessionnels compulsifs » [TOC]), qui a forgé jadis tant de « vies d’angoisse »6. Je suis enfin convaincu par le diagnostic établi dans La Fin des coupables quant au lent déclin du rôle moral naguère imparti à la culpabilité dans nos économies psychiques, laquelle culpabilité, selon Pierre-Henri Castel, fait place de nos jours à l’angoisse, à la dépression et plus encore à la honte, marquant ainsi une profonde altération de la texture de nos vécus psychopathologiques7.

Le fleuve du devenir

Choisir un tel titre, L’inconscient ou l’oubli de l’histoire, c’était sans doute, a posteriori, ouvrir la voie à trop de malentendus. Outre le fait d’être rabattu trop vite vers la sociologie de Pierre Bourdieu et, à travers elle, vers une intuition durkheimienne (car c’est de lui que vient l’idée selon laquelle « l’inconscient ne serait que l’oubli de l’histoire »), j’ai pris le risque de jouer sur la polysémie du titre et de n’être pas entendu correctement. Même si j’eusse aimer que quelqu’un remarqua les échos troublants entre cette approche sociologique de l’inconscient comme oubli de l’histoire et la manière dont Jacques Lacan, dans ses Écrits, rappelle que la psychanalyse chercher avant tout à aider le sujet « à parfaire l’historicisation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans son existence un certain nombre de “tournants” historiques8  » (autrement dit, l’inconscient est de l’histoire, non reconnue comme telle par le sujet, mais qui a déjà agi pour que le sujet soit ce qu’il est). Et puis, avec ce titre, je cherchais surtout à souligner le déficit de prise en compte de l’historicité de notre psychisme profond par les disciplines de la psyché (la psychanalyse en particulier).

Seulement voilà, c’était aussi offrir le flanc à une critique symétrique. À force de souligner le refoulement de la diachronie dans la psychanalyse, l’on pourrait en effet m’opposer à bon droit, comme ici, la sous-estimation récurrente de la synchronie. Et c’est ici ce qui fait aussi tout l’intérêt du titre (lui aussi plein d’équivoque) proposé par Pierre-Henri Castel : « L’histoire, oubli de l’inconscient ?  ».

Qu’il me soit permis cependant de questionner ici ce principe de symétrie, qui devrait valoir en soi et qui voudrait laisser penser finalement que l’étude synchronique des phénomènes humains est au moins aussi légitime que l’étude diachronique. J’en doute, à dire vrai. Et pour de solides raisons selon moi. Avec et après d’autres, j’estime en effet qu’il est urgent de s’employer à nous défaire des formes de pensée fixistes pour leur substituer une pensée pleinement processuelle. Est-il vraiment possible, même en pensée, d’arrêter le temps ? N’est-ce pas se leurrer gravement que d’espérer barrer « le fleuve du devenir » (Héraclite) ? Car de quoi est fait ce fameux présent de la synchronie ?  Qu’est-ce qu’étudier une langue, des mœurs ou une société à « un moment donné », à « un instant t »,  en adoptant le point de vue synchronique et en faisant fi ainsi de l’étude de leur genèse et de leur constante évolution ? Comme le dit justement Tim Ingold, nous n’étudions pas des human beings, mais toujours des human becomings9.

Le risque est donc grand de produire ici de nouvelles fictions, sur le mode des anciennes vérités dites stables, sinon immuables. Ne s’agirait-il pas plutôt, chaque fois, d’étudier des processus socio-historiques sans commencement ni fin, des systèmes en permanente transformation – transformations certes souvent fort lentes et silencieuses, mais qui n’en sont pas moins de l’histoire, de l’histoire de longue durée ? Ou qui touchent en quelque sorte, comme le relève Pierre-Henri Castel, à « un temps anthropologique long ». Le sûr est que, à trop valoriser la synchronie, le danger est d’oublier que tout est flux et, par conséquent, que tout est mouvant et daté. C’est pourquoi je me méfie tant du geste scientifique qui consiste à « mettre l’histoire entre parenthèses10  ».

Tout se passe comme si on voulait établir une terre ferme là où tout n’est que devenir11. Or nous avons un besoin urgent de nous défaire des pensées statiques, impropres à analyser et interpréter tous les processus qui traversent notre monde. Nous n’ignorons plus aujourd’hui que l’univers est en constante expansion, que notre Terre est mortelle, que les espèces se transforment et s’éteignent parfois, que nos civilisations, nos sociétés, nos États, nos langues, naissent, prospèrent et disparaissent un jour ou l’autre. Or nos structures psychiques évoluent elles aussi, à mesure que les structures sociales se transforment en affectant la vie des individus jusqu’au plus intime de l’expérience.

Qu’est-à-dire ici ? Que la valorisation systématique de la synchronie risque in fine de nous laisser croire qu’on pourrait penser les phénomènes humains hors de l’histoire, que l’on pourrait désindexer les faits sociaux et psychiques des contextes socio-historiques où ils s’épanouissent et font sens. À force de survaloriser les stases, à trop délaisser la dimension historique des faits, on court le risque de produire des constructions fantasmatiques, celles d’identités fixes et closes sur elles-mêmes. Ce besoin de figer le cours de l’évolution, n’est-ce pas précisément pour nous dissimuler à nous-mêmes la réalité du flux absolu ? Une manière de se protéger, en la refoulant, de l’effroi et de l’angoisse qu’elle suscite en chacun de nous ? Il y a quelque chose d’une fiction réconfortante au fait de continuer à croire dans l’existence de lois ou de règles immobiles en deçà des pratiques sociales et sur lesquelles l’histoire n’aurait pas prise (tel l’Œdipe). Comme s’il existait en quelque sorte, en-deçà de l’historique, un socle stable, non historique, depuis lequel elle s’épanouirait.

Comme historien, je m’efforce de traquer toutes les formes de substantialisme et d’essentialisme, et tous ces résidus de métaphysique et de réifications philosophiques qui s’y trouvent logés. Je m’emploie également, avec d’autres et d’un même mouvement, à tenter de nous défaire des formes de causalisme et de logicisme persistantes, pour leur substituer chaque fois des approches relationnelles et processuelles. Ce qui revient non pas à privilégier la quête de liaisons causales et mécaniques, mais la mise en exergue des interdépendances et des déterminations réciproques. C’est le sens de la pensée configurationnelle et anti-causaliste d’Elias12, à laquelle je me rattache davantage aujourd’hui qu’à l’approche généalogique d’un Foucault, dont le discontinuisme radical m’apparaît, comme à Pierre-Henri Castel, problématique.

Un structuralisme génétique

Revenons à présent à ce vieux problème de l’opposition entre « histoire » et « structure », qui ne cesse d’affleurer dans la discussion. Soyons clairs : je ne suis pas fondamentalement anti-structuraliste, au sens où tout structuralisme n’est pas nécessairement anhistorique. Je me tiens surtout à distance des structuralismes qui placent trop haut la linguistique structurale (qui, comme disait Roland Barthes, a travaillé « sur un immense leurre, sur un objet qu’elle rendait abusivement propre et pur13  »). En marginalisant la diachronie, ces structuralismes ont tendu finalement à considérer l’historicité comme inessentielle. C’est le cas en particulier du structuralisme lévi-straussien qui, tout empreint du modèle de la linguistique structurale (Saussure et Jakobson), a installé une sorte de « déni de l’histoire » au cœur de l’anthropologie sociale française14.

S’il est vrai que certaines phrases de Lacan peuvent laisser songeur, son structuralisme n’a pas amélioré la prise en compte de l’historicité collective par la psychanalyse, du fait notamment qu’il se soit longtemps « rempardé » à l’approche lévi-straussienne. En effet, les structures de l’inconscient chez Lacan sont avant tout des systèmes de relations sans histoire. L’on comprendra aussi pourquoi je ne goûte que modérément son désir de modéliser plus tard les instances du psychisme, de trouver ce qui serait en quelque sorte l’algèbre caché de l’inconscient (les mathèmes, sur le modèle des mythèmes lévi-straussiens). En revanche, je suis convaincu que les historiens auraient, par exemple, beaucoup à apprendre à se frotter au concept de « Réel » chez Lacan comme à sa période post-structuraliste (moment où il développe la notion de « lalalangue »15).

Pour toutes ces raisons, affirmer que « la structure est un immense dépôt d’histoire en permanente structuration » n’est pas rester dans le « vague ». C’est rappeler la prééminence du diachronique (donc du mouvant) au cœur des structures ; c’est refuser aussi de penser les pratiques humaines à partir de structures anhistoriques ou transhistoriques. Au fond, comme le soulignait déjà Cornélius Castoriadis, la question irrésolue du structuralisme est de savoir pourquoi tel système de symboles a prévalu ici et pas là, et comment les significations portées par ces symboles évoluent à travers le temps16. Comprendre le choix qu’une société fait de ses symboles suppose donc d’aller au-delà des considérations formelles et structurales, de ne pas s’en tenir à l’analyse des combinatoires entre éléments prétendument invariables17. Il faut bel et bien ici une pensée de la genèse, des outils conceptuels mieux à même de nous faire épouser la fluidité de la vie.

Face à toute pensée fixiste, il importe par conséquent de privilégier un structuralisme génétique (ou constructiviste) d’emblée réconcilié avec l’histoire, qui est celui qu’Elias défend lorsqu’il reconnaît l’existence de structurations de longue durée dans ces trois processus socio-historiques au long cours que sont les processus de civilisation, de privatisation et d’individualisation. C’est aussi la révolution de pensée que permettent l’introduction de ses concepts de « configuration » et d’« interdépendance » : les structures sont en réalité immanentes au contexte socio-historique. Ce qu’il nous faut penser, ce ne sont pas des structures indépendantes des contingences de l’histoire (la structure étant alors pensée comme l’armature stable et enfouie de la nature humaine), mais des processus socio-historiques incessants dans lesquels se développent des relations structurales18. Car les structures n’existent pas avant les processus qui ont permis leur apparition.

Corps psychique

Il est un point d’accord avec Pierre-Henri Castel qui me réjouit, lorsqu’il écrit, en écho à mes propositions : « Ce n’est pas simplement le moi (là, tout le monde est d’accord), ni le surmoi (comme l’affirment les éliasiens), mais le ça également qui varie historiquement. Il n’y a aucune raison, en effet, de traiter les pulsions comme des invariants, ni les sexuelles, ni les agressives. » Même si, comme il le note très justement, il faudrait s’interroger pour ce qui relève, dans la pulsion, de la « source » et de la « poussée ».

En revanche, il est une dimension qu’il ne me paraît peut-être pas suffisamment prendre en compte : celle de l’habitus – un terme qu’il tient manifestement à distance, de même que le mot « corps », étonnamment absent de sa recension alors qu’il est au cœur du livre. Outre qu’il renvoie à une « subjectivité socialisée », l’habitus est souvent défini comme de « l’histoire faite corps » ou comme le « social incorporé ». Mais, en usant de cette notion, on n’est en rien contraint de se référer prioritairement à Pierre Bourdieu. Outre son usage maussien, l’usage qu’en fait Elias insiste, non pas tant sur les formes de reproductions sociales induites par l’habitus, mais sur les transformations au long cours de la régulation pulsionnelle et affective chez l’individu, laquelle est en proie à la lente transformation des mœurs corporelles, aux métamorphoses des sensibilités collectives, ainsi qu’à l’évolution corrélative des contraintes externes et des autocontraintes19. Pour Elias, l’habitus renvoie aux normes comportementales, affectives et mentales qui organisent l’économie psychique, tandis que cette dernière gère la distribution des pulsions, des désirs, des affects et autres fantasmes. L’habitus social et l’habitus psychique sont, pour Elias, les deux faces d’une même pièce20. L’habitus se trouve donc être précisément au carrefour de deux procès : les changements qui affectent les structures sociales et ceux touchant les structures psychiques. À lire Elias au plus près, c’est donc par rapport à la pulsion que l’habitus se définit, puisque son objet demeure la régulation pulsionnelle (et Elias de désigner finalement sous le nom d’« inconscient » les « niveaux inférieurs et plus automatiques – et par là moins souples des pulsions et de leur contrôle21  »).

Or l’intéressant tient aussi à la façon dont Pierre-Henri Castel (quoique s’appuyant fortement sur la théorie du processus civilisateur, faisant notamment sienne l’attention qu’Elias porte à la montée de l’exigence de maîtrise de soi et à la lente intériorisation des contraintes) s’efforce, et avec raison, « d’approfondir l’analyse sociologique de l’intériorité vers plus d’intériorité encore – vers les couches psychologiques plus intimes qu’Elias n’a pas explorées22  ». Autrement dit, à redonner davantage d’épaisseur psychique aux individus d’autrefois, en étudiant notamment la culpabilité, l’angoisse, la honte et le remords. Saisissant la montée du scrupule religieux à l’âge classique, les origines culturelles de la « névrose obsessionnelle » et la douloureuse naissance de notre intériorité, il oppose ainsi à Elias l’existence d’un « processus de civilisation de l’esprit ».

Mais à opposer ainsi un « processus de civilisation du corps » et un « processus de civilisation de l’esprit », le risque n’est-il pas grand de réintroduire par la bande une forme du dualisme au profit de l’esprit ? Un dualisme qui, reléguant le corps socialisé au second plan, délaisserait l’interpénétration du social et du psychique au sein d’un même habitus ? Outre un différend dans la lecture d’Elias, pointe aussi ici un différentiel d’attention à l’endroit du corps – je considère que nous n’avons pas un corps, mais que nous sommes notre corps. C’est pourquoi j’emploie régulièrement l’expression de « corps psychique » et que j’insiste sur la triade corps-affects-psyché, envisagée comme un seul et même continuum – sans quoi l’on ne cesse de retomber dans les pièges d’une pensée disjonctive.

Une des tentatives de ce livre consiste à refuser d’étudier chez l’individu, comme s’ils existaient dans des compartiments séparés,  « l’inconscient psychique », « l’inconscient cognitif », « l’inconscient social », « l’inconscient culturel » ou encore « l’inconscient historique ». Tout le problème est au contraire de parvenir à sortir de ces carcans disciplinaires et de la vision très fragmentée de l’être humain qu’ils portent avec eux. La question se pose en effet de savoir si nous ne pourrions avoir en partage une certaine définition de ce qu’on appelle (en le réifiant trop souvent) : « l’inconscient ».

S’il est vrai qu’un temps, entre les années 1950 et 1970, la notion d’inconscient a pu sembler à même d’unifier les sciences de l’homme sous un paradigme fédérateur, ses usages scientifiques et sociaux, comme l’a souligné Luc Boltanski, se sont avérés si divers, parfois si contradictoires, d’une discipline à l’autre, que les liens créés entre les disciplines reposaient avant tout sur un malentendu23. Le risque, comme le souligne Pierre-Henri Castel, est de produire une conception trop générale de l’inconscient pour être opératoire. Mais le risque inverse n’est-il pas de rester enfermés dans une conception trop strictement psychanalytique de l’inconscient, ne parvenant notamment pas à montrer à quel point le social et l’histoire affectent notre vie inconsciente ?

Certains prêtent à l’inconscient d’être structuré comme un langage. On ne s’étonnera pas que d’autres, comme c’est mon cas, le croient surtout sociologiquement et historiquement structuré. Le trop peu de place laissée au corps, aux affects et à l’historicité dans l’approche lacanienne de l’inconscient ne saurait me satisfaire. Je suis resté à certains égards plus freudien, même si le niveau des affects inconscients a été moins travaillé par Freud que celui des représentations inconscientes24. En tout cas, je persiste à penser que l’historicité de la « vie affective » a bien pour effet d’embrayer sur l’historicité de notre vie inconsciente25.

La différence

Pierre-Henri Castel pointe une tension dans mon propos, relative à l’après-coup du traumatisme ou du fantasme. La question de la répétition inconsciente est assurément décisive : dans le retour du refoulé, y aurait-il quelque chose qui résiste définitivement au devenir historique ?

Mais, demandera-t-on, quel est finalement ce même qui revient ? Ce rêve qui ne cesse de revenir, nuit après nuit, est-il toujours identique à lui-même ? Est-il fait de séquences de semblable durée, avec une structure chaque fois similaire et le même luxe de détails ? Et que dire de ce traumatisme, de cette scène effractive d’autrefois, qui revient hanter constamment mon présent ? Cette scène a-t-elle toujours la même intensité chaque fois ? Revient-elle constamment du fait des mêmes sollicitations ? Sont-ce par ailleurs toujours les mêmes contextes qui en favorisent le retour ?

Il est au moins deux façons, je crois, d’envisager la répétition26. La première est celle qui tend à voir dans la répétition la réplique de l’original, le retour mécanique du même, la réitération inchangée ou le perpétuel recommencement de la première occurrence. Mais il est aussi une autre façon d’envisager la répétition : non pas la répétition similaire, monotone, éternitaire, mais la répétition qui est elle-même une modification. En effet, ce n’est jamais tout à fait le même qui revient ; c’est du répété qui change ; c’est un processus d’écart, même minime, à l’original, un processus de différenciation permanente (comme dans la répétition théâtrale) ; c’est, en somme, un continuum en transformation. En ce sens, la répétition est bien de la différence par elle-même27. Ce qui ne manque pas d’ouvrir alors sur une autre théorie de l’identité, foncièrement processuelle, car la répétition est aussi ce par quoi nous nous transformons.

Si l’on pousse à l’extrême cette idée, ce ne sont peut-être jamais tout à fait les mêmes rêves, ni les mêmes fantasmes, ni les mêmes scènes traumatiques qui reviennent. Ni toujours aux mêmes moments, ni dans les mêmes situations, ni aux mêmes heures de la vie. Nous n’avons pas affaire à l’éternel retour de l’identique, mais à une discordance active, en mouvement28. Ce qui revient peut-être à dire ceci : le sujet ne subit pas des transformations ; il est lui-même une transformation. Lente et silencieuse, le plus souvent. Brutale aussi, parfois.

  • 1. Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective, Paris, La Découverte, 2021 ; et Pierre-Henri Castel, « L’histoire, oubli de l’inconscient ? », Esprit, mai 2022.
  • 2. L’expression d’Alphonse Dupront est reprise par Alain Corbin dans « Le vertige des foisonnements. Esquisse panoramique d’une histoire sans nom », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 39, janvier-mars 1992, p. 103-126.
  • 3. Pierre-Henri Castel, L’Esprit malade. Cerveaux, folies, individus, Paris, Ithaque, 2009.
  • 4. Pierre-Henri Castel, À quoi résiste la psychanalyse ?, Paris, Presses universitaires de France, 2015, et Le Cas Paramord. Obsession et contrainte psychique, aujourd’hui, Paris, Ithaque, 2016.
  • 5. Alain Ehrenberg, La Société du malaise. Le mental et le social, Paris, Odile Jacob, 2010, et La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, Paris, Odile Jacob, 2018.
  • 6. Pierre-Henri Castel, Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés. Obsessions et contrainte intérieure de l’Antiquité à Freud, Paris, Ithaque, 2011, p. 15.
  • 7. Pierre-Henri Castel, « Des “âmes scrupuleuses” à “la fin des coupables” : obsessions et compulsions dans l’histoire », PSN, vol. 11, n° 1, 2013, p. 25-38.
  • 8. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 261.
  • 9. Philippe Descola et Tim Ingold, Être au monde. Quelle expérience commune ?, présenté par Michel Lussault, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2014, p. 37-38.
  • 10. Alban Bensa, La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique [2006], Toulouse, Anacharsis, 2016, p. 14-15.
  • 11. Sur cette résistance, voir Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie. Une nouvelle histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 2021, p. 16-21.
  • 12. Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? [1970], trad. par Yasmin Hoffmann, Paris, Pocket, 1993.
  • 13. Roland Barthes, Leçon [1978], Paris, Seuil, 2015, p. 31.
  • 14. Alban Bensa, Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, Paris, Textuel, 2010.
  • 15. Voir Florent Gabarron-Garcia, L’Héritage politique de la psychanalyse. Pour une clinique du réel, Paris, La Lenteur, 2018, p. 127 et suivantes.
  • 16. Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, et François Dosse, Castoriadis. Une vie, Paris, La Découverte, 2014.
  • 17. Même si nous ne savons pas quel sera sa fortune sociale, l’introduction récente du pronom neutre « iel » dans le Petit Robert n’est-il pas précisément le signe qu’il y a du trouble dans la structure linguistique, dite invariante, que m’opposait Pierre-Henri Castel un peu plus haut ?
  • 18. Voir Claire Pagès, Elias, Paris, Les Belles Lettres, 2017 et Alban Bensa, « Individu, structure, immanence. Gregory Bateson et l’École française de sociologie », dans La Fin de l’exotisme, op. cit., p. 221-240.
  • 19. Jean-Hugues Déchaux, « N. Elias et P. Bourdieu : analyse conceptuelle comparée », Archives européennes de sociologie, n° 34 (2), 1993, p. 364-385.
  • 20. Il y a indissociabilité du sociologique et du psychique, puisque la « société » et l’« individu » ne sont que les deux pôles extrêmes d’un même continuum. Voir Roger Chartier, « Formation sociale et économie psychique », préface à Norbert Elias, La Société de cour [1969], trad. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Paris, Flammarion, 1985, p. xxi-xxii ; Norbert Elias, La Société des individus [1987], trad. par Jeanne Étoré, préface de Roger Chartier, Paris, Pocket, 1997 ; et Norbert Elias, Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse, trad. par Valentine Meunier, présentation de Marc Joly, postface de Bernard Lahire, Paris, La Découverte, 2010.
  • 21. Norbert Elias, Théorie des symboles [1991], trad. par Marie-Blanche et Damien-Guillaume Audollent, Paris, Seuil, 2015, p. 202.
  • 22. Pierre-Henri Castel, Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, op. cit., p. 20.
  • 23. Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Métaillié, 1990, p. xxx.
  • 24. André Green, Le Discours vivant. La conception psychanalytique de l’affect, Paris, Presses universitaires de France, 1973.
  • 25. Quoiqu’en pense par ailleurs certains lacaniens stricts, qui se désintéressent ostensiblement des « affects » – sauf du désir, bien sûr, qu’ils n’envisagent cependant que du côté du manque (autre discussion décisive là aussi, avec Deleuze et Guattari, pour lesquels le désir, précisément, « ne manque de rien »). Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972 ; et Monique David-Ménard, Deleuze et la psychanalyse, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
  • 26. Lesquelles portent avec elles des philosophies radicalement différentes : une philosophie de l’un et une philosophie des multiplicités. Voir Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, trad. par Oiara Bonilla, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
  • 27. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, 1968.
  • 28. Sur le jeu de l’éternel retour, où « le revenir est l’être du devenir, l’un du multiple, la nécessité du hasard », voir Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie [1977], Paris, Presses universitaires de France, 2014.