Petite philosophie de l’accélération de l’Histoire
Au sein de continuités longues, des moments historiques particuliers donnent à ceux qui les vivent le sentiment que tout s’accélère, que leurs repères habituels deviennent obsolètes. Ces changements de cadences, vécus dans la surprise, nous déstabilisent mais raniment aussi l’existence en commun car ils valorisent l’effort par lequel nous tentons d’accorder différents rythmes au sein d’un même ensemble politique et social.
Dès les premiers mois de la Seconde Guerre mondiale, l’essayiste allemand Sebastian Haffner notait, dans le manuscrit de ses souvenirs, qu’avant l’année fatidique de 1933, durant laquelle Hindenburg nomma Hitler chancelier, chacun était encore plus ou moins capable de rester cohérent avec lui-même. Certains événements pouvaient bien dépasser les individus et prendre des proportions gigantesques, la sphère de la vie privée demeurait relativement indemne, à l’abri en quelque sorte de la tricherie institutionnalisée1. Mais le pressentiment de la folie totalitaire engage celui qui débuta aussi, durant son exil londonien, une carrière de journaliste chroniqueur à penser qu’un événement est à proprement parler décisif lorsqu’il affecte le domaine intime au point de le désaxer entièrement et de fabriquer une série de cas de conscience inextricables. L’historiographie classique a longtemps négligé les variations d’intensité individuelle suscitées par ce genre de tremblement de terre qui laisse d’emblée présager le pire. Elle s’intéressa plus volontiers aux modifications d’allures égales et régulières que connaissent d’ordinaire la plupart des régimes politiques. Sans aucun doute, l’exemple de la montée d’abord silencieuse puis explosive du national-socialisme qualifie une expérience extrême de changement de vitesse historique. Contrairement aux dynamiques en évolution constante qui privilégient le scénario mental de l’adaptation tranquille aux longues continuités, la plupart des accélérations de l’Histoire, quand elles se produisent, ont néanmoins pour effet d’électriser, à des degrés divers, le système nerveux d’une société et d’ébranler la charpente des identités personnelles.
Plus récemment, les « révolutions colorées » dans l’espace post-soviétique ont encore montré que les ruptures de cadence du processus historique se révèlent, dans l’ordre de la vie quotidienne, presque toujours inattendues. L’évidence d’un grand changement s’impose alors avec la force d’une surprise. On la reconnaît à quelques signes indubitables, parmi lesquels la dissolution hâtive d’un gouvernement institué, l’abolition immédiate des anciennes frontières administratives, un degré inhabituel d’effervescence sociale et une intensification palpable des attentes collectives. Les cadres traditionnels de l’expérience se brouillent, tandis que les événements s’enchaînent les uns aux autres comme les wagons d’une locomotive dont les voyageurs ignorent encore la direction. L’image canonique du train du temps qui file de plus en plus rapidement, les paysages se succédant au rythme d’une alternance chamarrée, est du reste au centre des diverses philosophies du progrès qui ordonnent le changement à un terminus ad quem. Mais quand la connaissance du but fait défaut, cette image qualifie aussi le sentiment général, étonnamment vague, qui prévaut dans de tels instants et qui échappe d’autant plus au langage clair de la narration omnisciente que la large palette d’impressions pénétrantes qui le caractérise exprime l’unité fuyante d’une époque en pleine métamorphose. Les accélérations de l’Histoire raniment l’existence en commun. Elles alertent les consciences individuelles de transition sur les deux modes conjugués du soubresaut et du frémissement. Elles valorisent à coup sûr la sensation de l’effort par lequel nous tentons dès lors de marcher du même pas que le processus qui s’emballe et diffèrent l’intelligence complète du chemin qui aura été réellement accompli.
Le paradoxe de l’événement déclencheur
Les accélérations de l’Histoire apparaissent souvent dépourvues de finalité. Dans les moments où elles se formulent, elles semblent rivées à un événement déclencheur exceptionnel qui s’affirme d’abord en parlant sa propre langue. On objectera tout de suite qu’un processus orienté téléologiquement peut bien s’apparenter à une accélération de l’Histoire. Personne ne niera par exemple que le progrès scientifique a connu une étape décisive lorsqu’un homme a marché sur la Lune et que cet événement est venu couronner les efforts opiniâtres d’une communauté de savants et d’experts. C’est là une définition disponible des changements de vitesse historique. C’est peut-être même celle à laquelle chacun pense le plus spontanément. L’analyse des facteurs matériels de l’accélération du processus historique, et notamment du développement exponentiel des modes de transport et de communication qui réduisent les distances de manière presque magique, montre combien la métaphore de Karl Marx, qui compare en 1850 les révolutions à des « locomotives de l’Histoire », résume les expériences temporelles de toute une génération en mouvement2.
À cette analyse, l’historien allemand Reinhart Koselleck a pris soin d’associer l’examen des ressources linguistiques qui reformulent sans cesse les contenus de la vie historique. Il s’est ainsi efforcé d’établir que l’ensemble des concepts en usage dans le champ politique et social se modifie globalement entre 1750 et 1850. De nouveaux concepts apparaissent durant cette période dont l’allure générale prend un nouveau tour, et les plus traditionnels tombent en désuétude. D’abord, la signification des concepts épouse les formes inédites des transformations les plus récentes. Elle se temporalise. Plus que jamais, la conscience qu’une époque a de son histoire dépend des changements qui sont espérés. Les attentes étaient auparavant rivées à un au-delà qui n’intégrait pas l’expérience du présent tandis que le futur était tributaire du passé, conformément au motif antique de l’historia magistra vitae. L’introduction décisive des idées de progrès et de perfection possible revalorise l’espoir. Mais si la charge d’expérience d’un grand nombre de concepts précédents s’amoindrit, le contenu des attentes ne se réalise pourtant pas immédiatement. On s’abstrait progressivement du donné. Plus exactement, on s’éloigne de ce qui a déjà été expérimenté. L’écart s’accroît entre le « champ d’expérience » (Erfahrungsraum) du passé et l’« horizon d’attente » (Erwartungshorizont) du présent. L’idéologisation se fabrique dans le mouvement de mise à distance des expériences anciennes. Elle se poursuit lorsque les nouvelles notions servent le combat politique en devenant des objets de dispute partisane. De manière parallèle, le langage politique déborde la sphère des seules élites. Il se démocratise. Le concept de progrès occupe les esprits non seulement des érudits mais aussi des lecteurs, des parents ou bien des éducateurs. Il est discuté dans les amphithéâtres comme dans les rédactions de journaux et de revues. L’idée de progrès organise le temps des sociétés. Durant cette époque de transition, les « Temps modernes » sont perçus comme un processus immanent qui stratifie une constellation de pensées et d’actions. Le progrès paraît ainsi s’accélérer et dépasser les acteurs eux-mêmes. Il dénote les expériences nouvelles d’un processus désormais orienté et homogène (celui-là même que critique ultérieurement Nietzsche). L’« Histoire » est « mise au singulier ». Elle devient automatiquement réflexive3.
De telles réflexions montrent que la conscience des avancées techniques qui marquent la seconde moitié du xixe siècle se répercute dans l’espace extraordinairement mobile d’une langue collective disponible et qu’elle devient une donnée centrale de l’Historismus entendu au sens d’une doctrine générale du Progrès. Elles dévoilent également le type spécifique de croyance épistémologique qui alimente les philosophies de l’histoire postulant la règle d’une continuité temporelle irréversible et réflexive, ceci afin de tenter de répondre précisément à l’accélération des choses historiques. Le processus historique est un objet auquel on finit par croire parce qu’il manifeste une orientation téléologique du temps susceptible d’actualiser les potentialités de l’expérience collective. Il ouvre par la même occasion l’espace des utopies de réalisation du genre humain, des grands desseins et des figurations confiantes de l’avenir. Une ouverture si large de l’avenir rend cependant la nature de l’expérience incertaine. L’horizon des attentes se construit naturellement à partir de ce qui a été vécu mais il ne se confond pas avec les acquis du passé. Bien au contraire, le mythe du progrès a pour effet de différencier l’expérience du présent et l’attente de l’avenir. Plus la croyance dans le progrès augmente et plus la distance entre l’expérience et l’attente s’accroît. Dans les moments où l’Histoire s’accélère, le futur est estimé qualitativement supérieur non seulement au passé mais aussi au présent. Comment éviter dès lors que les temps propres de l’expérience ne se vident de leurs contenus ?
Cette dernière incertitude nous rappelle que l’identification des contenus d’un présent qui est en train de se modifier constitue le problème majeur de l’expérience historique. Or on se doute que les accélérations de l’Histoire n’ont pas que des corrélats objectifs et qu’il n’est pas toujours facile d’indexer leur orientation ou, plus simplement encore, de vivre dans un temps suspendu à l’imagination d’un avenir qui dévalue le présent. Confronté à l’impatience atmosphérique des années 1920, John Dewey s’interroge sur les conditions de bon agencement d’un espace public rendu trop mobile par les récentes avancées technologiques4. Son observation inquiète, qui porte sur les différences de rythme résultant des progrès économiques et scientifiques, ne vaut pas seulement pour la société américaine prospère de l’entre-deux-guerres. Elle revendique la nécessité de toujours veiller à réunir les ingrédients du sens commun lorsque les accélérations de l’Histoire n’indiquent par elles-mêmes aucune destination précise. Elle suggère qu’une définition en quelque sorte physicaliste des événements supposés déclencheurs, qui les interprèterait uniquement en termes de succession pure et cumulative, se limiterait certainement à identifier leurs bornes chronologiques extérieures, sans pouvoir cerner le type de changement qu’elles introduisent, ni identifier l’éventuelle gamme de réactions mentales contradictoires qu’elles suscitent.
De nombreux événements expriment en effet des phases d’accélération qui sont dénuées de toute finalité lisible. Lorsqu’il apparaît impossible de les inscrire dans l’horizon d’un progrès en marche, c’est probablement pour deux motifs essentiels : soit ils bouleversent subitement l’équilibre entre les variations internes minimales et la force d’inertie, ordinairement maximale, d’une société plutôt stable, soit ils créent une situation sociale inédite qui interdit de qualifier le processus qui s’inaugure (les deux cas de figure pouvant naturellement se chevaucher). Certains événements ou contextes d’événements plongent les individus dans l’épaisseur nouvelle d’une actualité imprévue et les contraignent souvent à réagir à un dilemme situationnel avant même de penser à agir. À la manière d’une chambre d’écho, ils répercutent et convertissent en autant d’histoires personnelles ce qui relève de l’ordre du politique et créent ensuite une mémoire indélébile qui oriente pour longtemps le futur encore indécis de l’action. Ils dessinent aussi au creux de l’espace public une ligne de partage irréductible entre un avant et un après. Du point de vue de ceux qui les vivent en direct, ces accélérations d’un processus historique diffèrent par conséquent de simples changements de perspective comme de processus orientés téléologiquement par trois aspects au moins : elles ne sont pas les effets d’un seul point d’inflexion dans une trajectoire sociale (le turning point de la sociologie anglo-saxonne), elles ne restituent a posteriori aucune destinée qui aurait été préméditée et le bourdonnement collectif qu’elles occasionnent s’avère de prime abord indéchiffrable5. En d’autres termes, elles résultent presque toujours d’un assemblage croisé de plusieurs points d’inflexion dont personne ne réussit à anticiper l’issue définitive. La raison en est simple : au creux de ces accélérations de l’Histoire se loge le paradoxe de l’événement déclencheur.
Il suffit de considérer l’exemple d’une défaite militaire pour comprendre que celle-ci ne s’explique jamais in fine par le nombre de soldats en présence, le système de recrutement qui sélectionne des mercenaires au détriment des professionnels, le taux élevé de pluviométrie qui alourdit le terrain et réduit la visibilité, l’évidente fatigue de l’état-major ou bien encore, le degré de perfectionnement des armes utilisées. C’est non seulement la combinaison de ces conditions structurelles qui concourt à entraîner la déroute, mais aussi la différence spécifique que celles-ci auront introduite dans le jeu des contingences de l’histoire en se produisant à un moment donné comme événement individualisé. L’historien de l’armée accorde sans tarder à l’événement d’une défaite militaire l’aspect d’un phénomène unifié qu’une datation précise contribue à circonscrire. Tandis qu’il lui prête rétrospectivement une causalité lisible et englobante, il s’aperçoit néanmoins que cet événement est aussi le fruit d’une synthèse instable de facteurs non déterminants par eux-mêmes, à laquelle s’ajoute le caractère singulier et non répétable de sa formulation définitive. Le sens de l’événement que l’on imagine déclencheur déborde toujours le seul propos de ses données initiales perceptibles.
Mais le cours régulier du monde n’est pas non plus bouleversé par une défaite militaire, et aucune accélération de l’Histoire ne s’ensuit vraiment si l’événement de la débâcle n’entre à son tour en relation avec d’autres événements ou processus déclencheurs. L’embrasement d’un conflit dépend également, on le sait, de quelques réactions gouvernementales imprévisibles et des éventuelles logiques sécessionnistes internes aux nations qui se trouvent impliquées, comme l’atteste cycliquement le poids des conflits d’intérêts entre factions rivales. Aucun événement déclencheur n’est chimiquement isolable. C’est plutôt l’interaction entre des événements réputés décisifs qui modifie les paramètres de la force d’inertie d’une société au point de relancer le processus global de ses opérations collectives. Il importe peu alors de chercher à mesurer la vitesse d’un changement social ou historique en particulier car celui-ci provient chaque fois d’une espèce de frottement entre les différents rythmes des occurrences qui le composent et le colorent en dernière instance.
Approché de cette manière, le paradoxe de l’événement déclencheur vient de ce qu’il mélange deux niveaux d’effectivité. D’une part, le niveau public et visible, qui se révèle partiellement descriptible, à défaut d’être totalement intelligible, et que la plupart des acteurs et témoins directs rangent spontanément sous la figure de l’unité : c’est l’assignation d’une causalité monolithique ou d’un terme attendu. D’autre part, le niveau combinatoire, invisible et opaque où le fait de l’interaction s’affirme et se construit parallèlement aux projets déclarés ou seulement espérés des individus : c’est la nature profondément solidaire, voire entre-expressive, des événements dont la taille s’avère historique. Ce paradoxe explique que les accélérations de l’Histoire demeurent des processus fortement indéterminés dont l’intensification, que l’on interprète instinctivement dans les termes d’une logique de dépassement causale, cumulative et finalisée, relève en fait d’un ordre combinatoire parfaitement indéchiffrable au premier regard. Tandis que les accélérations de l’Histoire s’apparentent, en raison de leur complexité interne, au mouvement indéfini des nuages, chacun s’efforce néanmoins de les traduire dans les termes de la trajectoire rectiligne d’une boule de billard à laquelle une poussée initiale aurait suffi à donner de l’élan, pour reprendre les deux représentations du temps que Robert Musil oppose constamment dans ses écrits. Plus les conséquences d’un événement sont lourdes et moins il est facile de le penser selon ses causes. Pourtant, on lui prête le visage d’une origine radicale qui provoque le passage brusque d’une époque à une autre.
La mythologie de l’époque
Il vient d’être suggéré qu’aucun point de vue absolu n’était en mesure de capturer l’événement supposé déclencher une accélération de l’Histoire. On ne peut jamais achever en soi, même au sein d’une conscience vigilante, tout ce qui se joue dans le présent immédiat. La nature d’un événement ne se donne pas durant le temps de sa formulation. S’il se détache toujours sur un fond d’uniformité, il introduit une différence qu’il était impossible de connaître a priori. On ne le comprend donc qu’à la condition expresse de l’insérer rétrospectivement dans une série temporelle.
Sur le plan de l’épistémologie historique, le concept d’époque permet de distinguer l’événement historique, auquel on attribue classiquement la qualité d’être digne d’une narration, d’un événement qui s’éparpille dans le cours du temps et qu’il n’est pas utile de retenir dans la mesure où il ne sert pas les fins d’un récit mémorable. Tel est par exemple l’argument de Thucydide lorsqu’il retrace la guerre du Péloponnèse. La notion d’époque donne une forme à l’événement. Elle le classe en l’intégrant dans le mouvement de rétrodiction synthétique qui conclut logiquement le mécanisme de la reconnaissance historique6. Pour nous, un événement n’existe que par ses conséquences. La réflexion ne peut le thématiser qu’à partir des effets qu’il produit en lui prêtant une détermination a posteriori. Le concept d’époque est de ce point de vue un artéfact de la conscience historique. Il est censé fournir un début d’explication au croisement de concomitances dont résulte l’événement déclencheur. Johann Gustav Droysen rappelait déjà en son temps que les époques ont aussi peu de réalité dans l’histoire que le tracé des méridiens et des parallèles sur la surface de la Terre7. Ce sont avant tout des fables utiles.
Les accélérations de l’Histoire étendent souvent au registre de la vie ordinaire l’usage de cette fiction catégorielle d’époque. Tandis que les uns et les autres tentent de rendre compte des valeurs hétérogènes qui surgissent dans un temps historique qui s’accélère, ils constatent que le présent qui se déroule sous leurs yeux échappe littéralement à toute tentative d’unification même provisoire. L’impossibilité d’ordonner les nouvelles contingences induit alors, presque automatiquement, des conduites mentales de compensation. Les accélérations de l’Histoire désorientant les individus, chacun se raccroche à une mythologie de l’époque afin de qualifier un changement soudain de cadence qui se présente uniquement sous l’angle d’une suite chaotique d’événements opaques. Ce faisant, on applique l’outil de l’époque au présent lui-même et l’on tente insensiblement d’accorder une valeur synthétique à un temps qui est en train de se déplacer. Mais il ne s’agit pas ici de restituer, à la manière de l’archéologue, la vue d’un temple à partir des quelques colonnes restées debout et de recréer par ce biais un système d’idées ou de sentiments révolus. Que signifie donc cette réorientation mécanique, en quelque sorte réflexe, du sens historique vers la matière fluide et bouillonnante, privée de finalité, d’un présent en pleine mutation ?
Afin de caractériser une époque du passé, l’historien utilise des dates-clés. La datation est l’instrument nécessaire de la compréhension historique qui cherche à isoler des périodes distinctes afin d’exhiber ensuite les régularités historiques transitoires. Le fait de dater ne permet cependant pas à lui seul de nommer la variation et de qualifier ses modalités propres. Il faut trouver les ressemblances de famille qui unissent à terme des événements apparemment hétérogènes. La périodisation implique en ce sens une pratique de regroupements par similitudes (elle devient source d’erreurs lorsqu’elle érige en caractère essentiel d’un siècle quelques traits culturels dominants et qu’elle explique, par exemple, l’Italie du xviie siècle par l’Âge baroque). Un réflexe de subsomption identique guide l’individu qui s’efforce d’attribuer le caractère d’une époque à un temps s’accélérant. En accordant au présent inchoatif la forme d’une durée déjà révolue et historiquement reconstituée, il mobilise subrepticement la signification holiste du raisonnement périodisant de l’historien afin de déchiffrer ce qu’il ne comprend pas immédiatement. Il freine symboliquement le mouvement du temps qui s’avance, suspend l’agitation de son esprit, et confond la partie avec le tout car il déduit aussi de l’événement qui s’impose le sens global d’un processus qui s’inaugure. Il minimise par la même occasion l’indétermination énigmatique de ce processus en le soumettant à l’illusion d’un événement unique pour mieux raccrocher ensuite tous les autres événements à cette mesure initiale. Il ferme donc un temps qui demeurait ouvert et s’efforce de résoudre le paradoxe de l’événement déclencheur.
L’identification du présent comme époque procure le sentiment que l’on parvient à réduire la polysémie brouillonne des phases d’accélération de l’Histoire. Attribuer l’aspect d’une unité temporelle au présent, c’est mettre à distance l’événement qui trouble, afin de ne pas se perdre dans le surgissement de la nouveauté démiurgique, et organiser une première rationalisation de la perception du changement. Le besoin urgent de nommer l’actualité dans les termes d’une époque nouvelle, sans attendre de mieux connaître le détail de ce qui change, se formule significativement lorsque l’expérience sociale des individus est traversée par des séries d’incertitudes qui bousculent leurs comportements habituels et qui déplacent les repères temporels acquis. En attribuant le nom d’époque, on croit détenir une représentation stable d’un temps perpetuum mobile, qui non seulement comble l’écart entre les grilles explicatives disponibles et la réalité changeante du monde mais diminue également la tension résultant de la brèche ouverte entre le passé et le présent. Dans cet usage compensatoire se mélangent l’envie de synthèse et l’intuition d’une certaine impuissance. Ainsi comprise, la catégorie d’époque est un principe régulateur de la conscience historique désorientée.
Cet étrange présent
La notion d’époque possède selon toute vraisemblance une forte valeur de compensation existentielle. Elle vise à conjurer l’inquiétude qui résulte de l’indécision historique. Instrument privilégié de la conscience de transition et de toutes les déclarations d’ères nouvelles, elle enregistre les signes des temps qui changent brusquement et comporte une large part d’attitudes ex hypothesi. La conscience de transition s’adapte de cette manière aux variations subites du temps collectif et aux épisodes particuliers qui les signalent. Mais comment interpréter la conviction souvent exprimée que nous changeons d’époques et pas seulement qu’un événement exceptionnel vient de se produire ?
Le sentiment d’une accélération de l’Histoire est indissociable de l’imputation artificielle d’un esprit du temps qui est censé résumer la substance du changement constaté. Dans ses chroniques journalistiques, John Stuart Mill rappelle que l’expression “Spirit of the Age” apparaît dans un contexte où le changement s’impose, chacun le vivant comme tel, et qu’elle convient parfaitement aux membres d’une société qui déclarent que leur époque doit se distinguer de toutes celles qui l’ont précédée8. L’accélération de l’Histoire, qui modifie de manière sensible la physionomie générale de l’époque, accompagne ici le besoin d’imaginer une césure historique qui qualifie la nouveauté insigne du présent. Mill invite du reste les politiciens comme les philosophes à ne pas toujours juger le présent en fonction du passé mais à mieux apprécier la richesse de ce qu’ils expérimentent ici et maintenant. Il faut pourtant aller plus loin et formuler trois interrogations au moins : par quelles voies en vient-on à adhérer à l’époque dans laquelle on vit ? Est-ce là une attitude naturelle ? La certitude que le nouveau temps qui se profile ne possède aucun des caractères qui composent les temps antérieurs, qu’il est sans précédent ni exemple, ne conduit-elle pas à attribuer une signification destinale à un présent qui se referme dès lors sur lui-même sans qu’on puisse en saisir la complexité ?
L’accélération de l’Histoire est sans doute aussi une affaire de croyances. Elle introduit dans le monde social des changements fondamentaux et invite chacun à y souscrire spontanément. Mais si les individus sont disposés à admettre une nouvelle croyance à l’égard de la nature changeante du présent, il leur faut encore l’adapter à leurs précédentes croyances. Cet ensemble de croyances disponibles fournit des réponses variées lorsqu’il s’agit de réagir à un dilemme situationnel et de tenter de concilier son interprétation de la réalité avec le nouvel esprit de l’époque. Isaiah Berlin observe à cet égard que les membres de l’accusation ont l’avantage facile dans l’éternel procès opposant ceux qui n’apprécient pas leur époque à ceux qui l’adulent au contraire. Affirmant que les rétrogrades et les réactionnaires se réfugient dans l’idéalisation romantique du passé, du fait de leur ignorance des lois nouvelles de l’Histoire et de la nécessaire logique de ses événements, ils les accusent d’anachronisme dans l’exacte mesure où ils n’expriment pas le « modèle le plus général de [leur] propre époque9 ». La mythologie de l’époque, par laquelle chacun tente de dissoudre le paradoxe de l’événement déclencheur, présuppose identiquement un Zeitgeist, un esprit général du temps, qui détermine implicitement un rapport de congruence entre la forme du temps en mouvement et le contenu des croyances collectives qui l’accompagnent.
Les accélérations de l’Histoire induisent en effet une forme de synchronisme universel. Elles imposent à tout le monde un rythme inédit et contraignent chacun à se conduire conformément à cette nouvelle vitesse. Elles plébiscitent la tendance allégorique qui se loge au cœur de la vie en commun et qui consiste avant tout à rapporter les actes des uns et des autres à l’unité fictive d’une époque. Les conduites ordinaires se mettent à refléter le nouveau visage du temps. On marche, on mange et l’on s’aime au rythme de l’époque. Il devient impossible de se soustraire à l’attraction de son modèle. Ce synchronisme, qui exacerbe la tentation du mimétisme universel, et dont la mode n’est qu’un des aspects, cache néanmoins le fait intime d’une pluralité de vies dissemblables. Les accélérations de l’Histoire ne cessent de fragmenter les existences personnelles, surtout lorsqu’un même individu a l’impression d’avoir vécu plusieurs époques éventuellement contradictoires. Devant l’échafaudage de ses mondes distincts, la mémoire perd le sens de la linéarité. Le temps de l’enfance, comme le suggère Stefan Zweig dans Die Welt von Gestern (1934), n’est plus simplement l’un des âges d’une seule et même vie qui s’éloigne naturellement. Il acquiert le sens d’un épisode qui réverbère le visage désormais fané d’une époque révolue et qui doit négocier sa survie à l’aune des expériences nouvelles qui n’ont cessé et ne cessent encore de se juxtaposer. L’intensité du moment de l’accélération historique s’avère même si forte qu’elle révèle, au sens photographique du terme, toutes les autres périodes de la vie. L’individu qui vit au cœur d’un événement déclencheur est souvent contraint de rebâtir les ponts rompus entre l’ancien et le nouveau pour tenter de reconstituer son sens interne de la continuité. Lorsqu’il lui est impossible de se réapproprier son présent, il devient effectivement anachronique.
Chaque accélération de l’Histoire déracine les individus. Et la conviction que nous changeons d’époque exprime assurément une expérience de déracinement. Mais elle se conjugue de plusieurs manières. Durant les phases d’accélération de l’Histoire, les uns choisissent d’épouser les contours flous d’un temps en formation, tandis que les autres préfèrent au contraire détourner les regards de sa silhouette décidément trop indécise. Que l’on se sente anachronique ou non, en retard sur l’actualité ou au goût du jour, l’essentiel est de comprendre que les accélérations de l’Histoire exigent toujours de traduire les événements d’une époque dont personne ne connaît vraiment la langue. Au point qu’elles dictent une espèce d’alternative. Soit on considère que la nouvelle époque dit à peu près la même chose que la précédente, que ses croyances ne sont pas déraisonnables et que sa forme générale s’avère au bout du compte sensiblement identique. Cette variation autour du Principle of Charity, formulé dans un autre contexte par les deux philosophes américains Willard Van Orman Quine et Donald Davidson, dessine un consensus possible entre les styles de chaque époque. Elle présuppose une rationalité historique commune : ce qui arrive aujourd’hui est du même genre que ce qui est arrivé hier. Le progressiste et le conservateur se rejoignent dans le postulat d’une familiarité minimale entre les époques. Ils se distinguent lorsque l’un accorde au changement de pouvoir redéfinir l’état présent de la société tandis que l’autre le secondarise et le mesure plutôt à l’aune d’un ordre institutionnel déjà existant. Soit on déclare que les nouveaux temps contiennent un indice d’étrangeté tellement élevé qu’ils apparaissent inintelligibles et incompatibles avec les formes actuelles de vie commune : ce qui arrive aujourd’hui n’entretient aucun lien de famille avec ce qui est arrivé hier. Dans ce dernier cas, le risque est grand de naturaliser l’accélération éprouvée et de l’associer à un processus inévitable qui exprimerait une force des choses. En toute connaissance de cause, le rétrograde ou le réactionnaire, pour reprendre les catégories analysées par Isaiah Berlin, peuvent donc tout aussi bien devancer leurs accusateurs et choisir d’interpréter les accélérations de l’Histoire dans les termes d’une marche inexorable pour les refuser finalement en estimant que les facteurs supérieurs de développement dissolvent la liberté des individus. Ils ne cherchent plus à traduire le neuf dans l’ancien mais à accroître au contraire le caractère étrange, voire tératologique, du changement.
Le sentiment d’une perte de l’expérience du présent que vient submerger indûment une image d’époque jugée incongrue est parfois comparable à une impression de deuil anticipé. Celui qui rejette l’image collective de l’époque en train de se former est souvent né dans le temps dont les coordonnées se modifient. Perdant le lien avec son contexte d’origine, il ne parvient plus à rattacher la possibilité d’une expérience complète à un présent qui bouge sans cesse. Il n’accepte pas non plus de se le représenter comme ce dont il fera peut-être ensuite une expérience synthétique. Tandis qu’il présuppose qu’une forme de vie commune exige une espèce unique de « concitoyenneté d’époque10 », il ne saisit pas en quoi les accélérations de l’Histoire, qui redéfinissent les limites de l’espace public et perturbent tous les réflexes d’appariement, dissocient naturellement les deux critères du sens commun et de l’appartenance. Acquérant la conviction profonde que les accélérations de l’Histoire accouchent d’un esprit du temps rival qui contredit radicalement ses aspirations personnelles, il choisit finalement de s’excepter de la tendance générale de son époque telle qu’il la perçoit en remontant du simple constat qu’il ne partage pas les mêmes croyances à la certitude ancrée qu’il n’existe plus de croyances véritablement communes. De cette manière, il rend incompatibles trois éléments de l’espace public qui s’avèrent toujours complémentaires : le noyau implicitement admis des obligations réciproques qu’une société ne peut démontrer chaque seconde sans paralyser l’action, l’échange nécessaire d’opinions contradictoires et la diversité préservée des sentiments d’époques (les expériences intimes de non-contemporanéité). La qualification d’une tendance homogène de l’époque présente n’est jamais innocente. Elle est partie prenante dans l’édification du jugement politique. C’est ici que l’accélération de l’Histoire met en concurrence des images d’époques.
On a pu remarquer ainsi que la Renaissance décrite par Jacob Burckhardt, dans Die Kultur der Renaissance in Italien (1860), représente tout ce que n’est pas la société industrielle qui s’accélère durant la seconde moitié du xixe siècle11. Le nationalisme guerrier, la menace que laissent peser les grosses puissances sur les petits pays, le gonflement d’un État central qui domine la culture, l’aveugle croyance dans le progrès technique, la médiocrité comme propriété inhérente à la démocratie, tous ces éléments marquent l’évolution récente de la modernité. La Renaissance est au contraire l’époque des grands hommes qui réalisent le processus de civilisation et qui équilibrent en eux les contraintes civiles avec la maîtrise des sentiments. La solitude de l’individu dans les sociétés de masse ou l’inflation des intérêts matériels leur sont inconnues. Mais le contraste provient plus vraisemblablement de la difficulté que Burckhardt éprouve à se figurer le présent comme une époque culturelle qui concentre en elle, de manière idéale, une pluralité de tendances politiques, morales ou esthétiques convergentes. Tandis qu’il réussit à développer son imagination pour définir les contours spirituels d’une époque telle que celle de la Renaissance italienne, Burckhardt constate l’impossibilité de présenter une Anschauung, c’est-à-dire une image visuelle, du présent. Historien de métier, il sait bien qu’il est illusoire de chercher à produire une synthèse du présent qui s’accélère et que la méthode optique totalisante qu’il préconise sur le plan de l’écriture de l’histoire ne s’applique qu’à certains âges du passé. Il rationalise donc la mythologie spontanée de l’époque déjà évoquée et qui relève des opérations ordinaires du sens commun désorienté. Mais il en recrée simultanément une autre, en l’occurrence celle qui transforme l’époque de la Renaissance en un type essentiel, un fragment rêvé de l’histoire universelle12. Il creuse ce faisant l’écart entre la période de la Renaissance qui s’objective dans les termes d’une sorte d’événement total, véritable emblème de la civilisation, et l’Europe de son temps frappée d’une sombre maladie qui annonce une barbarie probablement inévitable.
Tout dépend néanmoins du sens que l’on donne à l’opposition entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui. Dans sa recension du livre de Ferdinand Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft (1887), Émile Durkheim observe par exemple que le problème ne réside pas dans l’analyse de la « communauté » (Gemeinschaft) entendue au sens d’un modèle organique des groupements villageois dans lesquels les hommes demeurent unis entre eux malgré tout ce qui les distingue. Il se formule en revanche lorsqu’il s’agit de caractériser la « société » (Gesellschaft) comme une composition mécanique de l’hostilité généralisée, à l’image de ce qui se déroule dans les grandes villes où les hommes restent à l’inverse séparés les uns des autres malgré tous leurs liens. Pour quelles raisons, demande le sociologue français, suppose-t-on dès lors que les contextes humains qui connaissent des accélérations permanentes sont moins organiques et moins internes que ceux qui ignorent presque tout changement13 ? L’une des raisons en est qu’il devient possible de faire se succéder des époques typiques (en l’occurrence, celles d’un communisme du voisinage et d’un socialisme à tendance capitalistique) afin de soumettre ensuite l’évolution historique et politique considérée globalement à l’appréciation d’un jugement de linéarité. Lisant Tönnies, Durkheim subodore que l’accélération de l’Histoire qui caractérise le temps présent est de cette façon apparentée au terme nécessaire d’un développement unique et que certains pourront s’emparer de la distinction entre « communauté » et « société » afin de valoriser l’idéal de la proximité rurale.
Ces deux exemples montrent que la logique de concurrence entre les images d’époques résulte directement d’une expérience d’accélération de l’Histoire. Ils présentent un jeu de réactions différentes à un même phénomène, celui de l’industrialisation. Dans le cas de Burckhardt, une image de l’époque idéale procure l’étalon inversé d’un présent désenchanté et non totalisable. Dans celui de Tönnies, lu par Durkheim, le monde contemporain tend à symboliser une phase inévitable de l’évolution historique des « sociétés » qui ne peuvent durer indéfiniment. La plupart des diagnostics de ce que l’on nommera ensuite la Kulturkritik renforcent le contraste entre le passé et le présent, entre des âges authentiques et des temps qui altèrent le sens historique. Chacun opère, à sa manière, des bricolages mythographiques avec les catégories générales de processus, d’événement ou d’époque. C’est cette alchimie catégorielle qui donne la couleur particulière des visions du monde à l’approche du « moment 1900 ». Ce point n’a d’ailleurs pas échappé à Robert Musil, qui observe, quelques décennies plus tard, que l’individu fabrique souvent, durant ces moments où l’on éprouve une accélération sans finalité, de tels outils pour les besoins d’une appréciation de déclin. Pour le savant reclus dans sa tour d’ivoire comme pour l’homme ordinaire qui arpente les rues des grandes villes, la catégorie d’époque remplit finalement la même fonction que la notion magique et mystérieuse d’âme. Tout le monde peut en venir à l’invoquer afin de stigmatiser l’incertitude qui caractérise les sociétés contemporaines matérialistes ou de proclamer la dégénérescence fatale du processus historique. Dans un « pessimisme bien compris », l’époque présente est ainsi accusée de tous les maux imaginables14. Lorsque les cartes se brouillent, le concept d’époque possède au bout du compte un statut qui est à peu près le même que celui des dieux d’Homère. C’est une métaphore floue dotée néanmoins d’un certain efficace puisqu’elle sert à modeler le jugement moral sur le présent.
L’horizon du jugement politique
Il arrive souvent que les conditions concrètes d’une expérience historique nouvelle plongent les individus dans une situation qui ressemble à un tourbillon, sans pour autant que leurs vies en dépendent comme dans la parabole des deux frères pêcheurs chez Edgar Poe. Dans le récit d’Edgar Poe, qui fournit à Norbert Elias un titre et un argument d’ouverture pour la seconde section de son livre intitulé Engagement und Distanzierung, un gigantesque maelström avale le bateau de deux frères qui étaient en train de pêcher. L’un des deux survit pourtant grâce à une simple déduction instantanée. Après avoir observé que les régularités giratoires produites par le tourbillon aspirent les gros objets plus rapidement que les petits objets cylindriques, il conclut qu’il a tout intérêt à s’enchaîner à un baril et à sauter par-dessus bord. Tandis que son frère se noie, paralysé par la peur, il reparaît à la surface grâce à sa bouée de fortune et à la faveur de l’apaisement du mouvement des eaux. Norbert Elias tire les leçons de cette parabole pour sa conception du « double lien » entre l’individu et l’événement. Il en infère qu’un certain seuil d’autocontrôle a permis au rescapé de réduire sa peur, de profiter d’un moment de concentration pour la changer en théorie et d’attendre ainsi la fin du maelström15.
Par définition, les accélérations de l’Histoire qui sont dépourvues de finalité lisible inscrivent identiquement les individus dans un processus dont ils ne connaissent d’abord ni les tenants ni les aboutissants, et qui se soustrait par principe à leur contrôle. Mais certains événements autorisent parfois les uns ou les autres à recentrer leur pensée sur la situation présente afin d’identifier, dans le bouillonnement de l’histoire, quelques-unes des raisons qui ont subitement modifié leur milieu d’existence et de détacher des éléments de compréhension d’un processus qui semblait auparavant inintelligible. De brefs instants de représentation se construisent dans le moment de l’événement qui permettent d’en acquérir une image compréhensive partielle, sur laquelle s’arrime donc éventuellement par la suite un jugement d’époque. La conscience de transition répond à l’angoisse de l’inconnu provoqué par les accélérations de l’Histoire en élaborant une conduite d’autodistanciation, en instituant une distance de maîtrise émotionnelle. Elle se forme au croisement de deux rapports, l’affectif qui va de soi à soi et l’objectif qui va de soi au processus englobant. Dans ce genre d’expérience historique, la conscience n’est évidemment pas un principe moteur. Elle n’est ni constituante ni véritablement constituée. La logique de réflexivité historique dépend bien plutôt d’un agencement affectif qui fabrique rapidement des cadres formels d’interprétation.
À quelles conditions cet affinement du sentiment d’époque peut-il cependant se traduire dans les termes d’un jugement politique applicable à la situation nouvelle ? Revenons brièvement, en guise de conclusion ouverte, vers John Dewey. En examinant l’état de la démocratie américaine des années 1920, celui-ci constate l’extrême confusion de son temps. L’insécurité et le chômage sont les traits dominants de cette société. Nombreux sont ceux qui se noient par ailleurs dans la nouvelle civilisation de l’argent immédiat et qui perdent l’assurance d’une finalité objective à long terme de leurs actions. Tous ces éléments résultent d’un développement technologique inégalé. Ils contribuent à éloigner la « grande société » (Great Society), qui est créée par l’électricité, du projet de « grande communauté » (Great Community) que l’usage de la raison démocratique requiert pourtant. Utilisant ces deux expressions, Dewey songe peut-être à la distinction de Tönnies entre la « société », qui distend le lien humain, et la « communauté », qui entretient le sentiment de solidarité. Significativement, il ne les développe jamais dans le sens d’une critique compensatoire, voire nostalgique, de l’accélération de l’Histoire. Le problème des sociétés technologiques, et de la civilisation matérielle en général, n’est pas selon lui qu’elles épuisent les ressources de la culture et qu’elles dissolvent l’inventivité personnelle dans la masse informe, mais plutôt que tout le monde se met à multiplier le nombre des petits espaces publics, qui dérivent des initiatives personnelles, sans fournir les moyens de réalimenter constamment l’espace public commun. La démocratie périclite lorsqu’il devient impossible pour l’individu de maîtriser, dans cet univers de valeurs fragmenté, les conséquences indirectes de ses propres actions. Elle revit au contraire si celui-ci y parvient et s’il s’efforce par la même occasion de raccrocher la diversité de ces mondes de valeurs à l’imagination toujours valide d’un univers de croyances partagées, ceci afin de réorienter l’ensemble des nouveaux intérêts locaux vers un sens public universel16.
Ce raisonnement est instructif à plus d’un chef. John Dewey devine que les scenarii de l’action individuelle se compliquent de plus en plus dans les sociétés qui connaissent des accélérations technologiques. Au sein d’un monde qui accroît la force des machines et qui augmente considérablement le poids des intérêts industriels, il comprend que chacun est susceptible d’être confronté aux suites d’un complexe d’actions en quelque sorte sans sujets, auquel il n’a pas participé. Il lui semble dès lors indispensable d’interpréter les variations du comportement électoral des citoyens désemparés par les accélérations de l’Histoire, d’évaluer à leur juste mesure le poids des éléments impersonnels, de percevoir l’éventuelle consonance dissimulée de certains événements, en bref de distinguer l’essentiel de l’inessentiel comme le particulier du général, afin de prévenir le risque de l’apathie politique. C’est pourquoi il propose de viser plusieurs buts en même temps, de fixer par exemple les formes associatives, d’organiser la pluralité des sens communs ou, encore, de déterminer les limites positives de la participation intentionnelle. Au lieu d’opposer l’ancien monde du face-à-face et de la totalité close à l’univers disjoint de la modernité, il invalide par la même occasion les deux tentations propitiatoires du retrait de soi hors du politique et de la diabolisation du présent, leur préférant les subtils dosages de la sagesse pratique. Dans les moments où l’Histoire s’accélère, la lucidité politique recommande donc probablement d’aménager une attitude critique à dimensions variables. Il faut parvenir à cerner les capacités positives de l’époque tout en se démarquant de la mentalité d’épigones et vivre avec son temps sans en être la créature, comme le préconisait déjà Johann Friedrich von Schiller17.
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J’ai suggéré ici que la thématique de l’accélération de l’Histoire pouvait s’envisager de deux manières au moins. D’une part, celle qui détermine l’Histoire selon l’axe cumulatif des progrès techniques et qui sollicite une représentation historiciste de la notion d’époque dans la mesure où elle rapporte tout changement de vitesse à la nouvelle étape d’un ordre de développement plus ample. D’autre part, celle qui définit l’Histoire comme un processus sans finalité lisible dont l’intensification s’explique par un jeu complexe de facteurs interactifs et qui utilise la catégorie d’époque au titre d’un objet de croyance compensatoire. Ces deux caractérisations sont bien sûr indissociables. Mais il convient d’appréhender les variations subites des rythmes collectifs en intégrant l’argument habituellement considéré du progrès matériel et ses multiples conséquences dans une philosophie plus large des croyances sociales et des significations imaginaires. Car l’essentiel est bien de comprendre que les accélérations de l’Histoire suscitent dans la conscience de transition non seulement des attitudes de conformité mais également des procédés dilatoires visant notamment à accroître l’altérité politique qui surgit d’un présent en ébullition. En identifiant les raisons pour lesquelles on élabore des figures consensuelles ou constrastives du présent à partir de sa tendance générale supposée, on entre ainsi dans le laboratoire encombré de l’imagination morale qui fabrique le jugement d’époque.
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Philosophe, maître de conférences à l’Ehess. Il a notamment publié : les Archives de l’humanité. Essai sur la philosophie de Vico, Paris, Le Seuil, 2004.
- 1.
Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs 1914-1933, trad. B. Hébert, Paris, Actes Sud, 2002, p. 19-21.
- 2.
Voir Reinhart Koselleck, »Gibt es eine Beschleunigung der Geschichte ?« , dans Zeitschichten. Studien zur Historik, Frankfurt a. Main, Suhrkamp, 2000, p. 150-176.
- 3.
Le concept réflexif de progrès fixe alors ses propres limites processuelles, voir R. Koselleck, »Fortschritt und Niedergang – Nachtrag zur Geschichte zweier Begriff« , dans Niedergang. Studien zu einem geschichtlichen Thema, hg. v. R. Koselleck u. P. Widmer (Sprache und Geschichte, Bd. II), Stuttgart, Klett-Cotta, 1980, p. 223 sq. Pour les quatre critères (temporalisation – Verzeitlichung ; « idéologisabilité » – Ideologisierbarkeit ; politisation – Politisierung ; démocratisation – Demokratisierung), voir R. Koselleck, »Einleitung« , Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, hg. v. O. Brunner, W. Conze u. R. Koselleck, Stuttgart, Klett-Cotta, 1972, Bd. I, p. XIII-XXVII.
- 4.
John Dewey, The Public and its Problems. An Essay in Political Inquiry, Chicago, Gateway Books, 1946, p. 140 (“How can a public be organized, we may ask, when literally it does not stay in place?”).
- 5.
Sur la notion de turning point, voir A. Abbott, “On the Concept of Turning Point”, dans Time Matters. On Theory and Method, Chicago, University of Chicago Press, 2001, p. 240-260.
- 6.
Voir P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1979, p. 97-118.
- 7.
Johann G. Droysen, Historik. Vorlesungen über Enzyklopädie und Methodologie der Geschichte (1857), kritische Ausgabe v. P. Leyh, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1977, p. 371 sq.
- 8.
John Stuart Mill, The Spirit of the Age, I, Examiner, 9 janvier 1831, p. 20-21.
- 9.
Isaiah Berlin, le Sens des réalités, trad. G. Delannoi et A. Butin, Paris, Éd. des Syrtes, 2003, p. 27.
- 10.
L’expression est de V. Descombes, « Le présent, l’actuel, le simultané et le contemporain », dans le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, Le Seuil, 2007, p. 140.
- 11.
H. White, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1990, p. 247.
- 12.
C’est parfois le Moyen Âge qui assume ce rôle, voir J. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen (1905), hg. v. R. Marx, Stuttgart, A. Kröner, 1978, p. 66.
- 13.
Émile Durkheim, « Communauté et société selon Tönnies » (1889), dans Textes 1. Éléments d’une théorie sociale, Paris, Minuit, 1975, p. 383-390.
- 14.
Robert Musil, l’Homme sans qualités, trad. P. Jaccottet, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1982, p. 73.
- 15.
Norbert Elias, Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance (1983), trad. M. Hulin, Paris, Fayard, 1993, p. 75-81.
- 16.
J. Dewey, The Public and its Problems, op. cit., p. 131-137.
- 17.
Johann F. von Schiller, Über die ästhetische Erziehung des Menschen (1795), dans Friedrich Schiller Werke und Briefe. Theoretische Schriften, Bd. 8, hg. v. R.-P. Janz, Frankfurt a. Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1992, p. 586 ( »Lebe mit deinem Jahrhundert, aber sei nicht sein Geschöpf« ).