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Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective, Paris, La Découverte, 2021
Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective, Paris, La Découverte, 2021
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L’histoire, oubli de l’inconscient ?

mai 2022

Dans L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire d’Hervé Mazurel, l’étude du traumatisme et de la jouissance montre que l’inconscient est insensible au temps qui passe, mais qu’il peut être relativisé par les métamorphoses de la vie affective.

C’est un ouvrage imposant, foisonnant, d’une érudition panoramique que livre Hervé Mazurel avec L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire (titre éminemment bourdieusien, comme on le découvre en avançant1), et sous-titré Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective (sous-titre cette fois en phase avec l’« histoire des sensibilités » dont il est un des artisans les plus connus2). Et, cependant, un livre au statut complexe, dont l’identité disciplinaire même ne se stabilise qu’en marchant vers sa conclusion : histoire des références à la psychanalyse en histoire, histoire de la psychanalyse, histoire de l’histoire de la psychanalyse, puis réflexion philosophique et métahistorique sur l’histoire comme science, voire psychanalyse de l’histoire, mais « avant toutes choses, une histoire anthropologique3  » (ce qu’il va falloir élucider). On l’a compris, à peu près aucune des grandes références et des grandes questions où le travail de l’historien croise la psychanalyse depuis maintenant plus d’un siècle ne manque ici à l’appel. On s’extrait de cette somme en titubant, un peu sonné par l’énormité du fait culturel que la psychanalyse aura donc été pour la vie savante, suscitant chez les historiens, mais pas moins dans toutes les sciences sociales directement branchées sur l’histoire, autant de rejet que d’adhésion, d’emprunts en tous genres, autant de rectifications sévères et néanmoins de concessions décisives chez tant d’esprits aussi incroyablement différents les uns des autres.

Sans aucun doute les historiens, mais avec eux les sociologues et les anthropologues, seront-ils frappés par les nouvelles perspectives induites par une pareille totalisation. Car Hervé Mazurel parvient ainsi à éclairer de vieux objets d’une lumière inédite. Sans prétendre à l’exhaustivité, et juste pour titiller l’envie du lecteur, je citerai sa réhabilitation au moins partielle de nombreux motifs « culturalistes » (un lieu de rencontre capital de la psychanalyse et de l’anthropologie), ou la version de Georges Devereux défendue avec subtilité par François Laplantine, les méandres de la critique et de la défense de Norbert Elias, de Pierre Bourdieu à Cas Wouters et d’Abram de Swaan à Stéphane Audouin-Rouzeau et, pour qui n’est pas historien, les explications sur ce que tous ces auteurs font à l’écriture de l’histoire, en pratique. Mine bibliographique et synthèse intellectuelle majeure, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire va faire beaucoup débattre.

L’inconscient dans l’histoire

Or il est fort difficile de se conquérir un lieu d’où considérer un tel travail et en prendre la mesure, tant il semble par moments parvenir à inclure à l’intérieur de soi tous les points de vue sur son objet, recenser et classer toutes les perspectives assignables qui existent non seulement en histoire, mais dans l’histoire (du dernier siècle) sur Sigmund Freud et ses successeurs. Aussi le titre de cette note vient-il naturellement, avec l’équivoque qui l’anime. En un premier sens, dire que l’histoire est l’oubli de l’inconscient, pas l’inverse, c’est créditer l’inconscient du pouvoir de critiquer l’illusion historienne ou, plus exactement, l’impérialisme explicatif des processus généalogiques, soit l’idée qu’en comprenant la diachronie dans laquelle s’inscrivent les faits sociaux, on aurait accès à leur cause. Voilà qui est paradoxal, puisque la façon usuelle de comprendre la psychanalyse, c’est d’imaginer qu’elle aurait « historicisé » la vie des individus – par exemple en remontant à leurs « traumatismes fondateurs ». Non, il se pourrait que la méfiance de quelques psychanalystes (Jacques Lacan) à l’égard de l’histoire-science, qu’Hervé Mazurel cite en passant, ait un fondement. Mais, en un deuxième sens, dire que l’histoire est l’oubli de l’inconscient, c’est admettre que l’inconscient laisse aussi « échapper » quelque chose, qui le dépasse : une temporalité plus forte et en un sens plus historique que le genre très particulier et assurément énigmatique d’atemporalité ou d’anhistoricité que Freud revendiquait pour son inconscient (en tout cas, dans la clinique du cas). Sous ce rapport, que l’inconscient freudien ou psychanalytique au sens large puisse se prévaloir d’un certain degré d’atemporalité renverrait plutôt à un temps anthropologique long – un temps qui n’exclurait nullement les remaniements historiques, mais en les indexant sur des mutations civilisationnelles, comme l’émergence et peut-être la fin de la modernité. C’est d’ailleurs dans cette direction que le livre paraît aller, lorsque l’auteur constate qu’« il a fallu certainement des siècles d’histoire pour façonner les inconscients qui sont les nôtres4 ».

En tout état de cause, la singularité de la démarche d’Hervé Mazurel paraît triple. C’est tout d’abord une réflexion philosophique sur les fondements de l’histoire, menée à partir d’une élucidation critique du projet, conduit sous la bannière du naturalisme freudien, de soustraire quelque chose à son empire : un inconscient qui ne serait pas simplement atemporel, mais éternel, toujours le même (œdipien) en tout temps et sous tous les climats. « Et si, en réalité, le prétendu invariant variait ? », se demande-t-il5. C’est ensuite une réflexion historienne extrêmement sensible au rapport de l’histoire à l’ensemble des sciences sociales, s’en nourrissant et les irriguant, au point que l’enquête s’élève peu à peu aux dimensions d’une socio-histoire de la modernité, laquelle reconnaît à la psychanalyse, ou du moins à ses intuitions, un rôle décisif. Plus encore que Bourdieu, c’est alors Elias le grand interlocuteur de Mazurel, et toutes les polémiques qui ont accompagné son projet de concevoir le processus de civilisation dans un rapport problématique à Freud. Enfin, c’est l’œuvre d’un historien de métier : constamment, la question est de savoir quel usage correct et fécond l’historien peut avoir de telle ou telle notion heuristique mise en circulation par la psychanalyse (comme l’après-coup, le refoulé, l’autocontrainte surmoïque, les pulsions, etc.), au plus près du traitement de l’archive, des apories du témoignage ou des limites de la mémoire. Cet égard à la pratique historienne fait qu’Hervé Mazurel ne cherche nullement à réfuter l’inconscient psychanalytique comme une erreur, une sorte de phlogistique d’avant Lavoisier, mais à l’intégrer aux sciences sociales. Les procédés de déchiffrement de la psychanalyse et le genre d’inconscient qu’ils présupposent (mais peut-être pas plus que cet inconscient-là, qui reste une hypothèse ordonnée à une pratique d’élucidation des « blancs » de la conscience des acteurs historiques) lui paraissent, comme à Michel de Certeau, dignes de considération.

Le refoulement de la synchronie

Partons donc de la première contradiction qu’on pourrait apporter au projet de Mazurel. Elle se résume assez bien avec une formule de Bourdieu qu’il cite en toutes lettres : l’inconscient de la psychanalyse, tout particulièrement la conception structurale-symbolique de Lacan, est « un refoulement de la diachronie6 ». Ce qui se retourne en : « l’histoire-généalogie est un refoulement de la synchronie ». En effet, c’est cette lecture de Lacan qui pose le plus de problèmes à tout projet d’historisation de l’inconscient psychanalytique : on ne peut pas vraiment l’accuser du genre de naturalisme évolutionniste périmé, aisément imputable à Freud. Avoir égard à ceci que des structures de parenté, ou qu’une langue et le flot de symboles et de mythes qu’elle charrie ne bougent pas aussi vite que les institutions politiques, par exemple, qui intéressent l’historien, qu’au sein de cette langue, par exemple encore, le « je », le « tu » et la « troisième personne » sont donnés simultanément, et commandent la grammaire de phénomènes aussi cruciaux que ceux de la parole et du don, tout cela a quand même pu passer, non sans raison, pour orthogonal à toute diachronie, mais pas moins riche en potentiel explicatif. Hervé Mazurel le sait – encore qu’il s’inscrive explicitement dans un temps ultérieur de l’histoire de la psychanalyse, et se sente plus proche d’André Green que de Lacan. La réponse à cette objection, on la devine : diachronie n’est pas linéarité, et tous les éléments apparemment orthogonaux de la structure invariante sont un à un, mais aussi dans leurs relations, emportés par le flot du temps. Au bout du compte, « la structure est ici comme un immense dépôt d’histoire en permanente structuration7 ».

Pourtant, cette contre-objection a quelque chose de vague. Il n’est pas difficile de trouver dans l’œuvre de Lacan, mais aussi de Freud, des considérations explicites sur le caractère historique de l’Œdipe, par exemple. Il n’a peut-être pas toujours existé (sauf une sorte d’interdit minimal de l’inceste avec la mère). Quant à la fonction séparatrice accordée au père, il n’est pas exclu qu’elle ait un jour fait son temps, et disparaisse8. Ce qui est plutôt critiqué, semble-t-il, dans l’idée inverse d’histoire comme oubli de l’inconscient, c’est la croyance que la relativité des mœurs viendrait à bout du caractère structurant attribué à l’Œdipe. En réalité, il s’agit plutôt d’indiquer une borne anthropologique du pensable pour nous. Certes, nous pouvons imaginer, mais certainement pas mettre en œuvre socialement et réellement chez nous ces alternatives. Et c’est cela qui est gravé, prétendent les psychanalystes, dans la texture de nos symptômes, notamment psychotiques, ou des perversions, ou des rêves et des fantasmes – indiquant en même temps à quel point nous devons rester sceptiques devant la prétention à en déchiffrer d’apparents équivalents ou des substituts, non seulement dans un futur qui ne coûte rien à projeter, mais même dans des cultures très éloignées dans le temps (ou l’espace). En ce sens, il y a un usage critique de l’inconscient psychanalytique qui limite le recours à l’histoire comme simple trope sceptique.

Ce n’est pas l’inconscient qui est, « en masse », historique, c’est l’économie de l’appareil psychique au sein duquel on fait jouer un rôle à l’inconscient.

Mais il y a plus. On peut entièrement accorder à Mazurel que, contrairement à ce qu’a sans aucun doute pensé une majorité de psychanalystes, ce n’est pas simplement le moi (là, tout le monde est d’accord), ni le surmoi (comme l’affirment les éliasiens), mais le ça également qui varie historiquement. Il n’y a aucune raison, en effet, de traiter les pulsions comme des invariants, ni les sexuelles, ni les agressives. Remarquons d’ailleurs que, là encore, il n’est pas difficile de trouver chez Freud même des affirmations compatibles. Après tout, dit-il, si nous avons tendance à surévaluer l’objet par rapport à la pulsion, les Anciens (peu importe que ce soit vrai ou pas, en l’espèce) surévaluaient la pulsion par rapport à l’objet. Si l’objet de la pulsion est tout à fait contingent, il est exposé la modification historique, et il en va de même avec le but de la pulsion (notamment la sublimation). En somme, à part la source et, de façon plus obscure, l’énergie de sa poussée, la dialectique entre la pulsion et la civilisation implique la mobilité de la pulsion9. Toutefois, est-ce bien le problème ? Une fois encore, il semble plutôt que la thèse universaliste de Freud porte sur la co-articulation de ces trois instances, et sur leur jeu en synchronie, bref sur leurs conditions structurelles, et non sur leur contenu déterminé ou leur poids absolu dans la relation, comme si ces deux dernières choses étaient constantes, voire éternelles. Le diable est dans les détails, parce que c’est peut-être ce que sous-entend sans l’expliciter Hervé Mazurel en parlant très régulièrement d’« économie psychique », précisément pour relativiser les affirmations trop substantialistes de Freud sur l’inconscient. Si économie il y a, il va de soi que c’est une économie des rapports entre les diverses instances du psychisme. Mais cela n’est pas sans conséquence sur la manière dont on pourrait s’approprier en la prolongeant la réflexion d’Hervé Mazurel. Cela voudrait précisément dire que le test décisif de sa conception, c’est d’aller plus loin que la catégorie très générale d’inconscient. Ce n’est pas l’inconscient qui est, « en masse », historique, c’est l’économie de l’appareil psychique au sein duquel on fait jouer un rôle à l’inconscient. On comprend alors pourquoi la grande référence de L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, c’est Elias. C’est parce que ce dernier prélève dans la seconde topique un composant, et d’ailleurs un seul : le surmoi, qu’il décrypte comme une cristallisation psychologisante de l’intériorisation de l’autocontrainte socialement exigée par l’essor des sociétés individualistes modernes. Peut-être a-t-il la main heureuse, dans la mesure où c’est par la voie de leur répression que l’on peut identifier non seulement les pulsions, mais aussi ce qu’elles ont de radicalement historique et de mobile – ce qui est la fonction traditionnellement attribuée au surmoi.

Paradoxes freudiens

Or Mazurel est sensible dès le départ aux apories que causerait une mise en variation de tout dans toutes les directions : de quoi parlerait-on alors au juste quand on parle d’inconscient ? Significatif est ce passage : « Une hypothèse comme celle de l’historicité de l’inconscient nous mettait d’emblée face à un certain nombre de murs conceptuels qu’il était impossible de contourner10. » Il faut bien en effet fournir un critère d’identification à ce à quoi on se réfère quand on emploie le terme d’inconscient, et qu’on veut en suivre dans toute leur amplitude vertigineuse les variations historiques. Or il semble que c’est la force des définitions structurales synchroniques, et leur supériorité par rapport à l’invocation d’une réalité « naturelle », éternelle et anhistorique – l’intérêt, disons, de Lacan par rapport à Freud. On dira : mais pas du tout ! C’est juste une façon de faire s’évanouir dans une abstraction symbolico-formelle vaguement transcendantale ce sur quoi l’histoire a tout à fait prise. C’est refouler la diachronie, comme disait Bourdieu. Mais que répondrait Bourdieu si on lui objectait que l’habitus n’existe pas, parce qu’il y a toutes sortes d’habitus qui changent historiquement, et que chacune des composantes qu’il invoque pour le déterminer est de nature relative ? Il dirait, je pense, que c’est confondre les référents de la notion d’habitus (d’inconscient) avec les règles qui régissent leur identification, autrement dit avec le concept d’habitus (d’inconscient). Heureusement qu’il y a des « murs conceptuels » à l’historicisation de l’inconscient : sans ces murs-là, l’animal se sauverait et échapperait au scalpel de l’historien. Disant cela, j’ai conscience d’avoir une lecture très (trop ?) charitable de la vision structurale, sinon « structuraliste » de l’inconscient (cette dernière ayant en plus, c’est notoire, des ambitions transcendantales).

En revanche, c’est vrai, le genre de synchronie caractéristique de l’inconscient (du moins dans sa dimension structurale) a un effet sur l’historicité des faits historiques. C’est d’ailleurs ce qui fait des pages qu’Hervé Mazurel consacre à l’histoire (à l’histoire anthropologique) de la « violence extrême » et des « paroxysmes  » les plus intenses et les plus suggestives du livre – celles où sa grande proximité avec Stéphane Audouin-Rouzeau, Quentin Deluermoz et Christian Ingrao se montre sous un jour révélateur pour le philosophe11. Car un trait commun à de nombreux travaux de ce courant est tout simplement de réintroduire dans la discussion des historiens les notions de traumatisme, bien sûr, mais aussi d’après-coup, en allant jusqu’à interroger l’effet sur le témoignage des acteurs, et me sur la compréhension des historiens et sociologues (tel Elias) qui furent exposés à la guerre, de ce qu’il faut bien appeler un ravage psychique. Mais quand on l’examine de près, cette attention nouvelle à des expériences qui défient la capacité mentale à les restituer selon les canons ordinaires de l’objectivité nous plonge au cœur des paradoxes freudiens. Car il est facile, et disons-le banal, de raconter une histoire des traumatismes collectifs (ceux de la Première Guerre mondiale, de la Seconde, des génocides, etc.) qui ne ferait qu’inviter à un culte pieux de la mémoire. Hervé Mazurel, explicitant avec beaucoup de force toutes sortes de choses qui restaient implicites chez ses collègues, a très bien vu qu’il ne s’agissait pas d’événements atroces qui auraient seulement laissé de « mauvais souvenirs ». Ils ont cassé, dans la tête des gens, la capacité au souvenir – être traumatisé en ce sens, ce n’est pas être simplement hanté par des images rémanentes de mort, c’est avoir mal à la mémoire. C’est la tension suprême infligée à ce que j’appelais plus haut l’appareil psychique. Or, pour être à la hauteur de cet enjeu, il faut traiter le présent comme le lieu d’une discontinuité éruptive, celui où se manifeste après coup un passé qui ne passe pas. Hervé Mazurel, mais il n’est pas le seul, accepte ainsi la paradoxologie freudienne pour ce qu’elle est, une clé de lecture12. Mais par conséquent, le voilà aussi obligé d’accepter l’inacceptable pour l’historien : il y a un refoulé « insensible au temps qui passe13 ». Et c’est seulement à cette condition qu’il y a le moindre intérêt à « voir la discipline historique héritée pleinement de ce qui fait le cœur de la découverte freudienne, à savoir le “retour du refoulé” » – selon la formule de Certeau qu’Hervé Mazurel fait sienne14. Car on ne peut pas approcher la « violence extrême » sans en passer par cette identité énigmatique du refoulement et du retour du refoulé, à la fois comme trace du réel et comme son effraction dans le psychique, la mémoire, voire dans l’imagination théorique du savant novateur.

C’est le point où la constitution synchronique du présent psychique semble bien faire appel à quelque chose qui restera toujours orthogonal à la diachronie – impossible à tout à fait rabattre sur sa dimension, qu’elle soit purement linéaire (sa version naïve) ou compacte, tel un flot de mélodies temporelles saturant l’écoulement du temps-monde dans toute son épaisseur (sa version sophistiquée, celle de « l’immense dépôt d’histoire en permanente structuration »). Il n’en faut peut-être pas plus pour cerner en quel sens la notion d’inconscient (et la synchronie qu’elle implique) n’est pas simplement utile à la critique des explications généalogiques, mais également, aussi curieux que cela paraisse, indispensable à qualifier le sérieux de l’historicité des expériences vécues des acteurs de l’histoire. En tout cas, c’est le point où l’on voit bien quel risque il pourrait y avoir à ce que l’histoire oublie l’inconscient.

Une audace d’Hervé Mazurel, c’est alors d’avoir connecté la question du traumatisme et de la douleur psychique (si facile à psychologiser en échappant aux paradoxes de l’après-coup) et celle de l’exubérance orgiaque, du « désir sous-jacent d’anomie15 » et des paroxysmes où il s’actualise en jaillissant de l’inconscient (du ça freudien). En un mot, il ne recule pas devant l’ambition d’historiciser même la jouissance, et dans les mêmes coordonnées psychanalytiques que celles du traumatisme. Hervé Mazurel n’a pas eu recours à la notion qui semblerait ici s’imposer, celle de fantasme. Pourtant, cette notion obéit à une même logique temporelle paradoxale : l’objet du fantasme n’est rien d’autre, en effet, que la quasi-présence actuelle de l’objet originairement perdu, index ultime de la jouissance, une foule de projections imaginaires, « narcissiques », se précipitant à partir de l’inconscient infantile le plus refoulé pour en saturer le lieu toujours fuyant. C’est en ce sens que la scène primitive, le meurtre du père ou l’inceste œdipien ont pu être qualifiés par Freud de « fantasmes originaires » qui hantent les voluptés sexuelles et agressives de l’adulte. Mais c’est que son propos est alors plutôt de travailler la notion de seuil sensoriel, très justement qualifié en même temps de psychique, pour en montrer la variabilité sociohistorique. De même que le traumatisme est effraction négative, l’exubérance de la jouissance en est une autre, mais positive16. Relativiser historiquement l’un sans relativiser l’autre serait s’arrêter en chemin.

L’historicité de la vie affective

Là s’amorce le dernier mouvement de l’argument. Il aboutit à la conclusion que « l’histoire de la psychè inconsciente se doit d’être constamment reliée à l’histoire longue de l’économie affective17 ». Et cette économie affective, qui n’est plus tout à fait l’économie psychique, gravite autour de données sensorielles. Ce sont elles, en effet, qui servent d’indices aux seuils qui ne s’avéreront psychiques et affectifs que parce qu’ils ont d’abord été perceptifs – et soumis à des variations que peut reconstituer une histoire des sensibilités entendue, par-delà Alain Corbin, en un sens sociohistorique et éliasien, sur le long terme. « C’est par les sens que tout commence18. » Le voilà enfin, l’opérateur ultime de relativisation de l’inconscient selon Hervé Mazurel : le sensoriel-affectif, dans ses « profondeurs, métamorphoses et révolutions », ainsi que l’annonçait le sous-titre.

Loin de moi de contester la légitimité épistémologique de ce geste. Comme on s’y attendait, à la fin des fins, la diachronie triomphe. Mais voilà aussi qu’on laisse derrière toute la logique du refoulement et de la répression – en invoquant d’ailleurs Elias qui, pour éviter les sous-entendus psychologiques freudiens de la répression, préférait parler de « régulation » des pulsions19. Mais avec cette régulation, ce sont les paradoxes de l’après-coup, du traumatisme (et du fantasme) qui passent à l’as. Il en ressort que si l’histoire, c’est l’oubli de l’inconscient – autrement dit, si l’histoire est ce qui échappe aux prises de la synchronie, au coincement du temps psychique dans l’après-coup et le retour du refoulé –, c’est en un sens faible : parce que l’inconscient psychanalytique est, comme tout, emporté dans le flot du devenir, que les forces sociales qui l’ont fait émerger s’usent, etc. C’est certainement vrai. Mais, une fois encore, ce n’est pas quelque chose que Freud ou Lacan eussent nié (bien que pour des raisons différentes).

La tension irrésolue qu’on détecte dans L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire est un peu différente. Elle opposerait, d’un côté, un authentique attachement à la psychanalyse qui transpire de nombre de passages (en particulier ceux où Hervé Mazurel s’inquiète de « l’obsolescence » de la psychanalyse : « Faute de s’être transformée suffisamment, la psychanalyse a pris le risque de périr avec les problèmes moraux et les conflits psychiques auxquels elle avait su répondre jusque-là20 ») et, d’un autre côté, une conception si générale de l’historicité de l’inconscient qu’elle en fait un phénomène dépendant de l’historicité de la « vie affective » (comme l’énonce toujours le sous-titre). Par conséquent, on ignore comment mobiliser l’histoire pour imaginer ce qui, au juste, peut et devrait être transformé dans la psychanalyse. C’est plutôt dans cette direction que je pointais, en suggérant que le concept de l’inconscient véritablement opératoire dans l’argument d’Hervé Mazurel, c’est peu ou prou celui d’un appareil psychique (minimalement, un moi, un surmoi et du pulsionnel). Car un tel appareil, articulé, permet mieux de concevoir des altérations de son économie. À la fin, l’inconscient affectif dont on fait l’histoire englobante, à l’arrière-plan de celui de Freud, ne relève plus guère que d’une « seconde nature21 » ou d’un ensemble d’habitus sédimentés – ce qui, de fait, invite à une lecture naturalisante (celle qu’Elias reprochait à Freud) ou bien nietzschéenne. On se demande alors, dans ce flot énorme ou ce devenir philosophique abstrait, ce que deviennent les irruptions fulgurantes de lubricité ou d’horreur qui rendaient l’inconscient si séduisant, à la fois comme concept-limite de toute rationalité objectivante et comme signal du drame constitutif de la subjectivité moderne.

  • 1. Hervé Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective, Paris, La Découverte, 2021, p. 121 et 209.
  • 2. On consultera notamment avec fruit H. Mazurel, « De la psychologie des profondeurs à l’histoire des sensibilités. Une généalogie intellectuelle », Vingtième Siècle, no 123, 2014, p. 22-38.
  • 3. H. Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, op. cit., p. 219.
  • 4. H. Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, op. cit., p. 28. En tout état de cause, une semblable approche surmonte l’opposition entre Norbert Elias et Michel Foucault et, à mon avis, très clairement au profit du premier (voir p. 556). Car le discontinuisme foucaldien n’est étayé que sur des variations d’épistémès, qui contiennent en elles-mêmes le principe de leur relativisation à l’infini (et en tout cas sans rien qui démontre l’unicité de l’explication). Le continuisme éliasien a ses difficultés propres, mais il se prouve ou se réfute par une surdétermination systématique des pratiques, des habitus corporels, des institutions, des textes, etc., surdétermination bien plus solide.
  • 5. Ibid., p. 21.
  • 6. Ibid., p. 147.
  • 7. Ibid., p. 560.
  • 8. En ce sens, Mazurel donne un poids excessif à l’anti-lacanisme d’un Michel Tort, et à « la fin du dogme paternel » (p. 489). Pour une illustration, au contraire, de la capacité à continuer à concevoir en termes structuralistes forts un inconscient psychanalytique là où fait défaut même le père réel de Lacan, voir l’étonnante analyse de la société des Na en Chine par Charles-Henry Pradelles de la Tour : « L’Œdipe à nouveau », L’Homme, t. 39, no 149, 1999, p. 167-175.
  • 9. H. Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, op. cit., p. 276.
  • 10. Ibid., p. 23.
  • 11. Ibid., les chapitres 9 et 10, notamment les pages 287-397.
  • 12. Ibid., p. 81.
  • 13. Ibid., p. 139.
  • 14. Ibid., p. 413.
  • 15. Ibid., p. 385.
  • 16. Ibid., p. 364.
  • 17. Ibid., p. 550.
  • 18. Ibid., p. 456. C’est dans cet esprit qu’Hervé Mazurel a écrit le livre compagnon de L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, autrement dit Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, Paris, La Découverte, 2020. Mais dans ce dernier ouvrage, il n’est qu’assez marginalement question de psychanalyse.
  • 19. H. Mazurel, L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire, op. cit., p. 405.
  • 20. Ibid., p. 19-20.
  • 21. Ibid., p. 584.

Pierre-Henri Castel

Agrégé de philosophie, docteur en philosophie et docteur en psychologie clinique et pathologique, il est directeur de recherche au CNRS.

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