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L'installation du Front National dans la politique française: comment réagir? Comment agir?

février 2015

#Divers

Aujourd'hui, le parti d’extrême droite n’est plus une force qui conteste les partis de gouvernement depuis la marge, il a changé de statut et apparaît, aux yeux d’un nombre croissant d’électeurs, comme un acteur politique légitime et parfois même le seul véritablement apte à porter l’expression de leur mécontentement, voire de leurs valeurs. 

 

Le Front national s’implante désormais auprès de nouvelles professions, y compris la fonction publique, dans le monde associatif, auprès des adhérents syndicaux, dans la vie culturelle… On ne peut faire mine d’ignorer l’ébranlement que constitue ce nouvel état de fait dans la vie politique française. Pire : la progression annoncée du Front national semble se faire dans l’indifférence ou le fatalisme, comme si tout avait déjà été fait ou dit, en vain, pour éviter la « vague bleue marine ». Il nous apparaît donc nécessaire de faire le point sur ce nouvel état de fait dont, malgré d’abondants commentaires politiques ou médiatiques, les leçons à en tirer ne sont pas évidentes.

 

Pour les autres contributions à cette enquête, voir ici, ici et . Pour une présentation biographique de l'auteur, cliquez sur son nom.

 

Comment en est-on arrivés là ? Parmi les nombreuses analyses électorales ou politiques développées depuis des années (vote périurbain, vote ouvrier, vote protestataire, vote identitaire, vote populiste…) pour rendre compte du vote Le Pen, laquelle privilégiez-vous ?

 

Marc-Olivier Padis: Il existe de nombreuses analyses sur le vote FN mais peu d’entre elles donnent à voir une explication d’ensemble de nos changements politiques. Quand elles le font, elles privilégient un schéma narratif qui me semble, dans plusieurs cas, se ramener à un même modèle : il s’agit d’identifier l’acteur collectif qui, exclu de la scène de la représentation politique, y ferait, en se servant du vote FN, un retour aussi bruyant que déstabilisateur. On cherche ainsi à montrer que le vote frontiste est le fait d’un électeur-type, qui ferait à nouveau entendre sa voix après s’être éloigné du vote. On retrouve par exemple ce modèle à travers trois types d’explication : le vote d’extrême droite viendrait des abstentionnistes déçus par les partis traditionnels, des ouvriers perdus par la gauche, des périurbains relégués dans leurs résidences pavillonnaires. Ces explications s’accompagnent, à chaque fois, de mise en cause des acteurs politiques traditionnels : les partis de gouvernement incapables de s’adresser aux « vraies gens », les socialistes qui auraient trahi « le peuple » et les élites urbaines qui refuseraient d’entendre la voix du pays profond.

 

Aucune de ces explications ne reçoit cependant un assentiment complet des analystes du vote. Il est en effet possible, pour chacune d’entre elles, de souligner le manque de cohérence de l’acteur collectif supposé : l’abstentionniste présente mille visages, la condition ouvrière est devenue très fragmentée, le périurbain n’est pas un monde uniforme. L’électorat du FN apparaît en fait beaucoup plus disparate qu’on ne l’imagine souvent, surtout quand il s’élargit, et l’on ne peut rendre compte de ses évolutions par aucune explication mono-causale, au-delà des thématiques centrales comme la xénophobie. Mais indépendamment des controverses de l’analyse électorale (je renvoie ici à mon article plus développé sur les « controverses du vote frontiste »), on voit que ce schéma d’une sorte de « retour du refoulé » ne fonctionne pas parce qu’il cherche à donner corps à une figure politique dont l’assise sociologique est fragile. Ce qui renvoie à deux difficultés de fond : la désaffiliation partisane des électeurs, d’une part, et l’obsolescence des catégories de l’analyse sociologique, de l’autre.

 

Les grandes catégories par lesquelles le politique désigne la société - le vote rural, les ouvriers, les classes moyennes… - sont trop approximatives pour saisir une société qui change rapidement, une société où les clivages liés à la formation, à l’âge, au genre… prennent le dessus sur les anciennes appartenances idéologiques. Par défaut de représentation de ces nouveaux partages sociaux, on en reste à des termes familiers et rassurants, qui supposent des identités homogènes, précisément comme le Front national, qui cultive une image unanimiste de la nation dans laquelle le conflit politique oppose de grandes identités collectives supposées stables et unifiées (les étrangers, les élites…).  Au final, si l’on observe tout de même des régularités du vote FN (liées aux régions anciennement industrielles en déclin économique, à la radicalisation d’une partie des électeurs de droite, au vote jeune…), il semble plus important de saisir les dynamiques d’agrégation d’un nouvel électoral composite que d’identifier l’improbable « retour » de la voix des oubliés. 

 

Au-delà du malaise économique et social (chômage, inégalités croissantes, peur du déclassement…), les succès du FN sont-ils liés à l’état de nos institutions politiques ? La Ve République est-elle en cause ? Les rigidités de notre système représentatif ? Les partis tels qu’ils fonctionnent actuellement ?

 

La mise en cause des institutions de la Ve, au sens de la critique du système « dominant » UMPS, est un argument essentiel du Front national, qui lui a permis de mener avec succès un procès en « victimisation » médiatique. Les partis au pouvoir, au niveau local encore plus qu’au national, cherchent bien sûr à renforcer leur position et à fermer la concurrence politique le plus possible (voir notre dossier « A quoi servent les partis politiques ? »).

 

Mais le fait que le FN, à quelques villes près, n’accède pas aux responsabilités, lui a aussi permis de capter un votre strictement protestataire, orphelin depuis la quasi-disparition du parti communiste. Lors des dernières élections européennes, les électeurs frontistes se disaient, dans leur majorité, en désaccord avec le programme de Marine Le Pen prônant un abandon de l’euro. Une part des électeurs du FN choisit donc de voter en toute irresponsabilité, ou pour envoyer un signal de mécontentement, mais en sachant que le parti d’extrême droite ne présente pas un programme crédible. Jean-Marie Le Pen, d’ailleurs, a toujours pris soin d’éviter la confrontation à l’exercice du pouvoir. Mais une part grandissante de son parti affiche désormais sa volonté de pouvoir, comme le montre l’investissement mis dans les jeunes élus, la formation interne, l’affichage d’une stratégie d’implantation à long terme.

 

En ce sens, une représentation plus proportionnelle à l’Assemblée nationale serait-elle un facteur de « normalisation » de la vie démocratique en rapprochant logique d’expression et logique de responsabilité ? Cela mettrait tout le monde devant ses responsabilités et retirerait un argument au Front national, celui de représenter les « sans-voix ». Mais cet argument est purement instrumental et la victimisation du « peuple français qu’on n’écoute pas » trouverait facilement un autre prétexte à investir. Le malaise de la représentation est beaucoup plus large dans les institutions françaises – voir le sénat ! – et ne concerne pas le seul scrutin uninominal à deux tours. La fermeture du jeu politique est un problème réel, qui justifie les dispositions prises sur le non-cumul des mandats et sur la parité. En tout état de cause, la juste représentation doit être celle des électeurs et pas celle des partis !

 

La progression du Front national marque l’échec des stratégies de lutte (politiques, médiatiques, intellectuelles…) contre l’extrême droite. Pourquoi cet échec ? Quelles leçons en tirer ? Marine Le Pen s’emploie à « dédiaboliser » le FN et élargit sa base électorale : en quoi cela modifie-t-il la critique de ses idées ? Faut-il considérer le FN comme un parti comme les autres ?

 

La lutte antiraciste est depuis longtemps un objet de dérision : mondaine, convenue, idéaliste, droit-de-l’hommiste… Au nom de la science, il fallait critiquer un appel à la fraternité qui ne reposait, tout bien examiné, que sur des notions préscientifiques… Au nom du réalisme politique, il fallait dépasser les incantations et les bonnes intentions. Une abondante littérature a été consacrée à la critique de l’antiracisme, accusé, finalement d’aggraver la situation au lieu de pacifier le débat. (voir ici par exemple un article de défense des militants antiracistes).

 

Avec le recul, il apparaît pourtant que le refus de la compromission donnait une perspective aux partis de droite républicaine, alors que la stratégie de récupération du discours frontiste a finalement légitimé les discours les plus extrêmes en fragilisant la droite modérée.  Le discours antiraciste, comme tout discours militant, présente sans doute des simplifications et des naïvetés. Il a pourtant le mérite de circuler plus largement que les études savantes et de se formuler le plus souvent dans un face à face qui engage la parole.

 

La situation française n’est pas isolée. Pour autant, que nous apporte la comparaison avec nos voisins ? S’agit-il de mouvements comparables, transversaux ?

 

D’un côté, on sent bien qu’un mouvement traverse l’Europe. Et il peut être utile de remettre en perspective la montée du FN en France : les mouvements identitaires et xénophobes sont présents dans tous les pays européens, avec des remises en cause de l’Etat de droit qui deviennent très inquiétantes dans certains pays comme la Hongrie. Mais, d’un autre côté, si l’on en reste à cette ambiance générale, on risque de formuler des diagnostics très génériques : vieillissement de la population, malaise social, crise économique, chômage des jeunes, backlash culturel, recherche du charisme politique… Autant d’explications mobilisées au sujet de phénomènes hétérogènes, qui sont vraies comme toile de fond, mais perdent leur acuité quand on approfondit les situations locales.

 

Les droites extrêmes forment-elles un courant transeuropéen ? Elles ne sont pas parvenues à s’unifier au Parlement européen. Par nature, ces mouvements sont peu portés à l’internationalisme, même avec des partis frères… Il existe aussi toute une littérature vigilante qui trace les réseaux de l’extrême droite en Europe, en montrant des connexions, des sensibilités communes… Mais ces phénomènes relèvent le plus souvent d’une culture groupusculaire et ne permettent pas d’expliquer comment ces mouvements ultra-minoritaires peuvent s’imposer avec succès sur la scène électorale en touchant des électeurs plus nombreux. Et l’on ne voit pas non plus de recette miracle chez nos voisins pour faire reculer ces partis.

 

A titre personnel, quelle attitude pensez-vous devoir adopter devant l’installation du FN dans le débat public, les milieux professionnels et à l’échelle politique locale ?

 

La nouvelle stratégie du Front national est maintenant la diffusion vers tous les secteurs de la société, y compris les plus éloignés de leurs bases sociologiques, comme les syndicats, la fonction publique ou l’Education nationale. C’est un changement important dans la mesure où il ne s’agit plus de gagner en notoriété à travers une stratégie médiatique et un discours politique très général (avec les questions corollaires sur la responsabilité des médiateurs : « les médias font-ils le jeu du FN ? » « Faut-il en parler ? », etc.). Le FN s’adresse maintenant à des secteurs spécifiques de la société, dont les intérêts sont divergents. Il ne pourra donc pas en rester à la rhétorique antisystème qui l’a tant favorisé.

 

Chaque profession ou chaque  groupe social a ses propres raisons à opposer au discours frontiste. Cela peut amener à varier et à enrichir l’argumentaire anti-FN. La lutte contre le FN doit sortir du discours électoral accaparé par des politiques, dont les prises de parole ont toujours une visée instrumentale. Avec cette nouvelle stratégie d’implantation frontiste, c’est la société dans son ensemble qui est interpelée. Cela doit devenir une occasion pour chacun d’assumer ses responsabilités civiques, et non de se défausser sur le constat des faiblesses des partis traditionnels. La responsabilité de faire vivre la démocratie n’appartient pas à la seule classe politique, toutes les institutions sociales doivent s’en charger. La crise de défiance actuelle est une crise du lien mutuel et pas seulement une crise du lien des électeurs à la classe politique.

Hugues Lagrange

Sociologue, il vient de publier Les Maladies du bonheur (PUF, 2020). Ses travaux ont porté notamment sur la socialisation des jeunes, à travers des enquêtes  sur la violence, l'entrée dans la sexualité, l'usage des drogues, la prostitution, le décrochage scolaire et les récits familiaux de migration. Parmi ses publications précédentes : Les Adolescents, le sexe, l'amour. Itinéraires contrastés (Sy…

Daniel Lindenberg

Historien, ses travaux de prédilection portent sur l'histoire des idées politiques et les controverses intellectuelles. Son livre sur le Marxisme introuvable (Paris, Calmann-Lévi, 1975) a participé d'une relecture de la place du marxisme dans les idées politiques en France. Il a consacré de nombreuses études aux interférences et aux croisements entre visions religieuses et idées poitiques,…

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

Bernard Perret

Bernard Perret est haut fonctionnaire ; il a longtemps travaillé pour l'INSEE, pour ensuite se tourner vers les questions écologiques et de développement durable au sein de différentes instances (dont le Ministère de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie). Il est l'auteur de nombreux essais sur les politiques publiques, les liens entre économie et société, le développement durable (

Lucile Schmid

Haut-fonctionnaire, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Lucile Schmid s'est intéressée aux questions de discrimination, de parité et d'écologie. Elle a publié de nombreux articles pour Esprit sur la vie politique française, l'écologie et les rapports entre socialistes et écologistes. Elle a publié, avec Catherine Larrère et Olivier Fressard, L’écologie est politique (Les Petits…