
Le Brésil est-il gouverné par les juges ?
Au cas où des dérives antidémocratiques se perpétueraient au Brésil, ce serait en suivant les règles juridiques du jeu, avec le pouvoir judiciaire et par l’arme du droit.
Au Brésil, les événements qui marquent l’actualité nationale depuis 2015 ainsi que la dernière réforme du pouvoir judiciaire ont mis en lumière la fonction politique centrale des juges dans le gouvernement du pays. D’une part, leur position clé dans les structures fonctionnelles de l’Etat et leur maîtrise de « l’arme du droit[1] » les ont placés au centre de décisions controversées qui ont profondément déstabilisé la vie politique du pays. D’autre part, avec l’itinérance des tribunaux (civils et criminels) – rendue obligatoire au niveau national en 2004 – les juges administrent désormais la justice sur tout le territoire, y compris dans les espaces les plus périphériques[2]. Dans les favelas des grandes villes comme dans les confins de l’Amazonie rurale, ils interviennent localement comme régulateurs des vies quotidiennes et relais de l’Etat.
Du « coup d’Etat judiciaire » à la crise politique brésilienne
Voilà désormais trois ans que l’instabilité politique au Brésil fait les gros titres des journaux. En 2015, un scandale de corruption (l’affaire Petrobras), sur fond de crise économique, avait finalement abouti à la destitution de Dilma Rousseff, alors présidente de la République, par le Parlement et le Sénat. Elle avait été démocratiquement élue deux ans plus tôt pour un second mandat, maintenant ainsi au pouvoir Parti des travailleurs qui dirigeait le pays depuis 2002. Ses deux mandats prolongeaient ceux de Lula da Silva, son populaire prédécesseur qui l’avait intronisée. L’annonce de cette destitution avait alors directement conduit à la mise en place d’un gouvernement provisoire, celui de Michel Temer, président par intérim menant une politique de droite, dans l’attente des élections présidentielles d’octobre[3].
Près de deux ans après ce renversement, un autre événement venait de nouveau bouleverser la vie politique du pays et confirmer l’idée d’un « coup d’Etat judiciaire[4] ». Dans le cadre de la désormais célèbre opération Lava Jato (littéralement, opération kärcher, qui visait à purger la vie politique brésilienne de la corruption), un procès fortement controversé et politisé[5] avait fait condamner pour corruption Lula da Silva à une peine d’enfermement de neuf ans. Or cette incarcération ne faisait pas qu’écarter un personnage emblématique d’une possible candidature à la présidence : elle portait également préjudice à la gauche brésilienne dans son ensemble, favorisant ainsi le rétablissement de la droite au pouvoir.
Après quatorze années de gouvernement du Parti des travailleurs, ces événements marquaient donc un renversement des forces politiques à l’échelle nationale et une rupture avec le cycle démocratique après la période des dictatures militaires (1964-1986).
Des juges au cœur du politique
C’est bien la judiciarisation de la vie politique, sur le thème d’une chasse à la corruption, qui a permis ce renversement de la gauche en plusieurs épisodes et une reprise du pouvoir par la droite, avec le gouvernement provisoire de Michel Temer, puis finalement par l’extrême droite, avec Jair Bolsonaro, élu à 55, 1 % des suffrages. Alors que, depuis l’instauration de la Première République, en 1889, la loi brésilienne interdit aux juges de mener une carrière politique, leur fonction centrale de régulation judiciaire leur permet cependant d’accéder à des formes détournées d’arbitrage de l’exécutif au niveau national. El País qualifiait ainsi le Brésil de pays[6] « où les juges ont pris le pouvoir », et Médiapart soulignait combien « la justice pèse de tout son poids sur l’élection présidentielle »[7] d’octobre dernier.
Or l’influence de la magistrature dans le gouvernement de la société brésilienne prend des formes variées et se retrouve à différentes échelles de pouvoir. Loin de se résumer à l’occupation de fonctions centrales au sein des structures décisionnelles nationales, le pouvoir des juges est également assuré localement par une présence désormais diffuse sur tout le territoire. En redessinant la carte judiciaire nationale[8], en assouplissant les pratiques professionnelles des juges[9] et en instaurant la mobilité des tribunaux[10], la vaste réforme du pouvoir judiciaire et du système national de justice, commencée à la fin de la période dictatoriale, a placé la magistrature brésilienne au centre du nouveau régime démocratique alors en construction. La figure du juge renvoyait alors moins qu’auparavant à une profession élitiste et loin du « peuple », pour être désormais intégrée comme la figure d’un acteur local disponible et proche des citoyens et citoyennes, connaissant leurs réalités et problématiques quotidiennes, et bénéficiant ainsi d’une popularité et d’un pouvoir d’influence forts[11].
Un si fragile partage des pouvoirs
L’antidémocratisme ne commence donc pas avec les événements récents du coup d’Etat : il s’enracine dans la construction historique d’une société inégale dans laquelle la puissance politique de certaines catégories sociales – notamment organisées autour de professions telles que celles du droit – surplombe et domine celle des autres.
Cette puissance politique et cette centralité de la magistrature dans les mécanismes de la vie démocratique s’articulent en réseau avec d’autres pouvoirs dominants dans le pays – telles que les médias de la Rede Globo, l’agrobusiness ou l’exécutif. Les élections présidentielles d’octobre 2018 ont inauguré un nouveau cycle dans la vie politique brésilienne en intronisant à la tête du pays Jair Bolsonaro[12], qui prendra ses fonctions en janvier prochain : quel rôle aura alors la magistrature dans le nouveau gouvernement d’extrême droite ?
Avant les élections, deux projets avaient été annoncés : l’accélération des procédures judiciaires dans la sphère criminelle ainsi que l’augmentation du nombre de juges siégeant au Tribunal suprême fédéral de onze à vingt et un. La première mesure permettrait, selon Bolsonaro, une justice plus efficace dans la punition des criminels du pays, quand la seconde lui permettrait de nommer les dix juges entrants supplémentaires (auxquels il faut ajouter deux autres pour départ à la retraite), obtenant ainsi une majorité de juges en sa faveur dans la plus haute instance judiciaire du pays – celle dont le rôle est de veiller au respect de la Constitution nationale. Au cas où des dérives antidémocratiques se perpétueraient au Brésil, ce serait donc en suivant les règles juridiques du jeu, avec le pouvoir judiciaire et par l’arme du droit.
[1] L’expression renvoie ici directement aux travaux de sociologie de Liora Israël sur l’utilisation politique du droit : voir Liora Israël, L’Arme du droit, Paris, Sciences Po, coll. « Contester », 2009. Dans une approche politique du droit et de la justice, Jacques Commaille et Patrice Duran expliquent : « Si les professionnels du droit sont si présents dans l’espace politique et dans son histoire, cela tient au fait que gérer le droit confère une efficacité politique particulière. Être porteurs de la légalité pour les professionnels du droit leur permet de tenir un rôle éminent dans le travail de légitimation du politique ou de disqualification de sa légitimité. » (Jacques Commaille et Patrice Duran, « Pour une sociologie politique du droit », L’Année sociologique, vol. 59, n° 1, 2009, p. 16).
[2] Plus précisément, l’itinérance du pouvoir judiciaire a été mise en place dès le milieu des années 1990 dans certains Etats du Brésil, avant de faire l’objet d’un décret-loi national valant pour tous les tribunaux du pays en 2004.
[3] Pour plus de détail sur les événements de la politique nationale depuis 2016, voir notamment Armelle Enders, « La politique du coup d’État. Retour sur la destitution de Dilma Rousseff », La Vie des idées, 23 mai 2017 ; Amanda Dias « La tragicomédie de la politique brésilienne », Esprit, décembre 2016 ; et João Sette Whitaker, « Chronique d’un coup d’Etat », Autres Brésils, 9 avril 2018.
[4] Expression du philosophe portugais Diogo Sardinha dans un article du intitulé « Coup d’Etat judiciaire au Brésil : vers un long hiver des peuples ? », Libération, 12 Avril 2018.
[5] Sur les vices de procédure, certains manquements à la loi et la tournure particulièrement accélérée du procès voir notamment l’article cité de João Sette Whitaker et Anne Vigna, « Retour de la violence politique au Brésil », Le Monde diplomatique, mai 2018.
[6] Tom C. Avendaño, “Brasil, o país em que os juízes tomaram o poder”, El País Brasil, 17 juillet 2017.
[7] Jean-Mathieu Albertini, « Avec ou sans Lula ? La justice pèse de tout son poids sur l’élection présidentielle », Mediapart, 26 mars 2018.
[8] Ce qui a consisté à multiplier le nombre de tribunaux dans le pays ainsi qu’à assurer leur plus vaste répartition dans le territoire national.
[9] La loi de 1995 qui instaura dans tout le pays les « tribunaux spéciaux civils et criminels » (juizados especiais civeis e criminais – sorte de « tribunaux des petits litiges »), impose aux juges d’intégrer les méthodes alternatives de résolution des conflits (médiation et conciliation) et d’administrer une justice rapide, gratuite, souple en termes de procédure et recourant le moins possible à l’écrit et à la bureaucratie, l’essentiel étant de conduire les parties à un accord plutôt qu’à l’ouverture d’un procès dans un tribunal classique.
[10] Désormais présent dans les vies quotidiennes, le juge devient une figure concrète et (re)connue tant par les habitants des marges urbaines que par ceux des campagnes amazoniennes, qui font appel à ses services et à ses conseils. Dans la réalisation d’audiences de justice aux procédures assouplies comme dans la mise en place de projets sociaux dans les différentes localités rencontrées au cours de leurs itinérances, les juges naviguent parfois indistinctement entre les fonctions judiciaires et exécutives. Voir Lauriane Dos Santos, « Concilier dans la “jungle” », Politika, 30 mai 2017.
[11] La grande popularité du juge Sérgio Moro au Brésil en atteste. Simple juge de premier degré, il a été érigé en justicier national pour avoir mené de front les procès de lutte anti-corruption qui ont condamné Lula da Silva et destitué Dilma Rousseff. En janvier prochain, il prendra ses fonctions en tant que nouveau ministre de la Justice au sein du gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro.
[12] Pour une synthèse pertinente de ce que représente Jair Bolsonaro au Brésil, voir Flores Giorgini, Gilles Martinet, Natasha Belfort Palmeira et Nicolas Fayette, « Bolsonaro, héraut de toutes les violences au Brésil », Regards, 26 octobre 2018.