Nos années folles
Ils ont formé, à deux, un impossible trio amoureux. Dans son dernier film, Nos années folles, André Téchiné fait revivre Paul et Louise Grappe, jeune couple parisien dont le destin va se trouver bouleversé par la Première Guerre mondiale. Une histoire « vraie », mise à jour il y a quelques années par deux historiens. Partis en quête d’un sujet autour des violences conjugales, Fabrice Virgili et Danièle Voldman tombent, un peu par hasard, dans les dossiers de la Préfecture de police, sur Paul et Louise, aux vies à la fois ordinaires et hors normes. Au terme d’une longue enquête, ils en feront un livre, La garçonne et l’assassin, publié en 2011 aux Éditions Payot.
Doubles jeux
Au début de l’histoire, le couple ressemble à mille autres. Paul et Louise s’aiment dans le Paris de la Belle Époque, avant d’être séparés en août 1914 par la mobilisation. Jeté dès les premiers jours dans la violence des combats, blessé deux fois, Paul est évacué vers un hôpital militaire. Comme la guerre s’éternise, l’armée traque les « embusqués » et le soupçonne d’entretenir sa blessure. Menacé d’être renvoyé au front, Paul choisit de déserter.
Dans la France en guerre de 1915, ce geste le transforme en criminel. Il se cache mais supporte mal cette vie de reclus. L’idée viendra de Louise : pour rester libre sans risquer d’être arrêté, il faut que Paul disparaisse à l’intérieur de son propre corps, transformé, grimé, méconnaissable, en basculant dans un autre genre, un autre sexe qui, lui, n’est pas sommé de faire la guerre. Après avoir hésité, Paul Grappe accepte de se travestir. Suzanne vient de naître ; le couple devient trio.
En novembre 1918, l’arrêt des combats signe la fin de la violence. Mais de la guerre, rien n’émerge intact, ni les paysages, ni les corps des rescapés, ni la morale du monde d’hier. À Paris, les « années folles » du retour à la paix sont des temps de vertige et de plaisir. Les femmes se libèrent des carcans vestimentaires ; le jazz et le charleston enivrent les corps ; les frontières de genre deviennent plus fragiles.
Pour Paul, l’après-guerre ne change rien. Toujours menacé d’arrestation, il continue de se cacher derrière Suzanne. Mais il a fini par prendre goût à ce double féminin. Depuis les années de conflit, il arpente nuitamment les allées du bois de Boulogne livrées à la débauche et à la prostitution, pour éprouver son pouvoir de séduction sur les femmes et les hommes. Il tient un compte minutieux de ses multiples conquêtes et essaie d’entraîner Louise, qui résiste, dans ses aventures nocturnes.
En 1925, l’amnistie des déserteurs est votée par le Parlement. Au bout de dix longues années de clandestinité, Paul peut enfin abandonner Suzanne et retrouver, apparemment sans regrets, son identité et sa masculinité. Alors, Louise se met à rêver d’un retour à la norme : un homme, une femme, un enfant. Mais Paul ne parvient pas à quitter vraiment Suzanne. Empêtré dans des identités contradictoires, irascible, incapable de reprendre pied dans la vie réelle, il ne trouve d’autre issue que la violence, qui finira par les emporter tous.
Des archives au récit
L’histoire, presque trop belle pour être vraie, a vite conquis le public, au-delà des historiens. Après une BD – Mauvais genre de Chloé Cruchaudet - c’est au tour du cinéma de s’en emparer. Dans le scénario de Téchiné (avec Cédric Anger), tout n’est pas gardé de l’histoire de Paul et Suzanne, mais peu importe. Inutile de tenir le compte minutieux de ce qui s’est perdu ou transformé dans le travail d’adaptation. Nos années folles et ses choix de mise en scène ne cessent – et c’est le plus important, en tout cas le plus intéressant - de faire réfléchir au métier d’historien, en revenant sur certains des questionnements qui ont émergé depuis une trentaine d’années.
Comment, par exemple, constituer un récit à partir de fragments laissés dans les archives mais aussi de leurs silences ? Pour mener l’enquête, Fabrice Virgili et Danièle Voldman avaient finalement peu de traces : la presse ; les archives de la Défense pour reconstituer le parcours guerrier de Paul ; un dossier à la Préfecture de Police avec un journal de Louise, et les archives privées de l’avocat Maurice Garçon, dans lequel on retrouve quelques pages arrachées à un agenda de Paul.
Pour tracer le portrait intime du jeune couple, l’enquête historienne a buté sur cette fragilité des sources. Les deux auteurs ont été contraints d’élaborer des hypothèses pour combler les « trous » dans les archives, sans jamais cesser de s’interroger sur la légitimité de leurs interprétations. La force de la fiction, c’est de pouvoir imaginer. Dans les interstices des archives, André Téchiné réinvente Paul et Louise, ou plutôt, il leur donne vie, en imaginant ce qu’ils sont, à partir de ce qu’ils ont fait. Le silence des archives, les voix muettes, les corps à peine devinés sur quelques photographies laissent à la fiction le soin de combler le manque, sans risquer le jugement des comparaisons. On ne sait pas si Paul et Louise vus par Téchiné ressemblent à ce qu’ils étaient. Cela n’a aucune importance ; on regarde le film sans jamais se poser cette question de la crédibilité. Comme si Paul, Louise et Suzanne ne pouvaient s’incarner autrement que dans les dialogues, les murmures et les cris, les corps et les regards de Pierre Deladonchamps et Céline Sallette, les deux acteurs qui portent magnifiquement et le couple, et le film.
Dans ce travail de réinvention, Téchiné fait des choix. Il pousse le portrait intime de Paul et Louise plus loin que ne pouvaient le faire les historiens. À travers son regard, petit à petit, Paul ne se déguise plus, ne se travestit plus. Il entre littéralement dans Suzanne, construite comme un personnage à part entière. Et c’est à travers
le regard inquiet, effaré, de Louise, que l’on assiste à cette mue de Paul en Suzanne. Car Louise a inventé Suzanne pour sauver Paul, mais aimer Suzanne n’a pas de sens. Ses rêves demeurent ancrés dans la réalité, et lui font désirer un enfant, une famille. Son travail quotidien de « petite main » dans un atelier de couture, encadré par des règles et une hiérarchie, héritier d’une tradition, ressort aussi d’une vie « normale », qui s’oppose au monde de la nuit dans lequel Paul et Suzanne – car il faut les penser comme un duo, impossible à séparer - veulent l’entraîner. Ce que pose Téchiné ici, c’est la question de la frontière entre le réel et le jeu, la mascarade. D’où l’importance, dans son dispositif narratif, des scènes de cabaret qui scandent le film et le récit. On y aperçoit Paul – héros intimidé, embarrassé, désorienté - raconter sur scène sa vie de travesti, ou plutôt l’exhiber, en faire spectacle, devant un public venu s’amuser de la transgression. Ce que le recours au cabaret vient brutalement rappeler, c’est la dérisoire fiction du personnage de Suzanne, dès lors que son utilité – échapper à la guerre – a cessé d’être. Et l’on mesure ici, dans ce lieu qui est une pure invention narrative, l’impasse et la solitude de Paul, prisonnier d’un personnage qui devait le rendre libre mais qui le mènera à la violence.
Une histoire des corps
Pour conduire sa propre enquête, qui croise celle des historiens sans se confondre avec elle, André Téchiné écrit une histoire des corps. Celui de Paul au front d’abord, tremblant sous les balles, blessé, incapable de recommencer à se battre. Celui des autres soldats, sidérés, hébétés, abandonnés gisants au sol, morts, parfois pulvérisés par la puissance des armes. Après le carnage, Téchiné continue de coller aux corps des hommes, pour saisir les traces du conflit laissées sur les survivants blessés, défigurés, appareillés. Grégoire Leprince-Ringuet, qui incarne Charles de Lauzin, fait revivre avec subtilité ces hommes transformés par la guerre qui interrogent, en silence, la masculinité. En faisant ainsi détour par une écriture charnelle du conflit, le film renvoie aux réflexions menées depuis deux décennies autour d’une histoire de la guerre saisie à travers les corps et l’expérience sensible des combats, au-delà de ses enjeux sociaux et politiques.
Louise au travail, dans l’atelier de couture, peut aussi se lire comme un récit des corps : ceux des clientes, emprisonnés dans des codes vestimentaires rigides, corsetés pour intégrer l’ordre social, avant d’être petit à petit libérés ; corps des ouvrières, également enfermés dans l’uniformité des blouses, contraints par la discipline de l’atelier, accroupis au pied des clientes, les mains rivées à l’aiguille.
Et puis, magnifiquement, « Nos années folles » parle de sexe, de l’accord des corps et de leurs discordances : corps amoureux et insouciants de Paul et de Louise ; corps désirant et désirable de Suzanne au bois ; corps frôlés, caressés, devinés ; corps jouissants ou impuissants. Décrire la force de ces images, serait – mal – raconter le film tout entier. On voudrait ne retenir qu’une scène qui fonctionne comme une véritable épiphanie. Pendant la guerre, obligé de se cacher, Paul reste seul, caché dans la chambre conjugale dont l’accès est protégé par une lourde armoire. À force de s’ennuyer, il se saisit des habits et des bijoux laissés par Louise. Il s’habille, se maquille, et regarde Suzanne apparaître dans le reflet de la glace. D’un geste – que Pierre Deladonchamps rend d’une incroyable légèreté et d’une paradoxale pudeur – il ajuste son sexe pour le dissimuler sous les vêtements féminins. Puis il sourit à son image et à cet instant précis, Paul cesse de résister pour entrer symboliquement dans Suzanne.
À travers ces corps qui se succèdent, enfermés dans le cadre comme dans une série de tableaux, André Téchiné écrit une histoire par fragments, qui accepte de ne pas tout dire, de ne pas tout savoir. Il laisse une large place au hors champ, à sa puissance imaginaire et rejoint, à sa manière, certains des questionnements de la micro-histoire. Ce choix des corps comme structure narrative, et d’un récit éclaté, tient aux contraintes financières du film : André Téchiné n’avait ni les moyens, ni l’envie, d’une reconstitution à grand spectacle et d’une construction chronologique. Le temps de ses « Années folles » apparaît le plus souvent comme fragmenté par l’expérience de guerre et ses effets durables sur les individus et la société. En serrant ainsi le cadre sur le trio amoureux, mais sans jamais renoncer à le penser dans son temps et son historicité, en travaillant étroitement l’intime et le collectif, André Téchiné fait voler en éclats les codes du film historique tout en posant, à sa manière, des questions d’historien. Il confère ainsi à la destinée de Paul et Louise une dimension universelle, pour signer une œuvre juste, sensuelle, troublante et d’une infinie liberté.
Marianne Amar