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Guerre en Ukraine : premières frappes russes dans Kiev.
Guerre en Ukraine : premières frappes russes dans Kiev.
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Guerre en Ukraine : contre la dilution des responsabilités

Nous n'assistons pas en Ukraine à un conflit entre deux États qui défendraient chacun un intérêt légitime, mais à une guerre d'agression brutale menée par la Russie, que rien ne permet de justifier.

Pourquoi faudrait-il, dès qu’il y a un conflit, que les responsabilités soient par principe partagées ? Énigmatique sophistication de l’intelligence qui cherche toujours des responsabilités chez les victimes, sous prétexte (dans le meilleur des cas) qu’il faut œuvrer à une compréhension élargie du problème ou que chaque camp, de toute manière, a des intérêts à défendre. La guerre en Ukraine est ainsi révélatrice d’une mentalité qui dépasse les partitions politiques et idéologiques, et qui témoigne de la persistance du « réalisme » dans le domaine des relations internationales. Celles et ceux qui, du bout des lèvres, ont fini par dénoncer la politique barbare de Poutine n’ont par ailleurs qu’un mot à la bouche : « finlandisation de l’Ukraine ». Sous prétexte de rejeter les nationalismes d’où qu’ils viennent, et de préférer par principe la paix à l’usage des armes, ils mettent sur un même plan les deux camps en présence, comme s’il n’y avait pas un agresseur, l’armée russe sous le commandement d’un despote paranoïaque, et un agressé, l’Ukraine, qui tente de faire valoir son droit à ne pas disparaître sous les bombes. À les suivre, il s’agirait d’un conflit entre deux populations se disputant une même terre et qu’il faudrait amener à la table des négociations, afin d’organiser une partition du territoire juste et équitable. On éviterait ainsi à Poutine l’humiliation de s’enliser dans une guerre qu’il croyait facile à gagner et on assurerait à l’Ukraine la sécurité à laquelle elle aspire, puisqu’en en faisant une zone neutralisée, elle serait désormais à l’abri des ambitions expansionnistes de Poutine et jouerait en quelque sorte le rôle de premier bouclier pour les pays de l’OTAN. Pas d’annexion pure et simple de l’Ukraine par l’armée russe, pas non plus de souveraineté pleine et entière de l’Ukraine sur son territoire, mais un pays « finlandisé », c’est-à-dire neutralisé et donc sécurisé.

Cette mise en équivalence des agresseurs et des agressés n’est pas nouvelle : lors du siège et du bombardement de Sarajevo par l’armée serbe entre 1992 et 1996, on aimait parler de « belligérants », et renvoyer chacun des deux camps à un archaïsme tribal qui les rendait responsables au même titre du dépeçage de la Yougoslavie. On perdait ainsi de vue qu’en l’occurrence, il y avait bien des agresseurs, les Serbes, et des victimes, les Bosniaques, lesquels cherchaient tant bien que mal à se défendre – avec pour charte politique la défense d’une Bosnie indépendante et multiculturelle, ce qui se situait aux antipodes de l’ethno-nationalisme Serbe. C’est ainsi que la purification ethnique se produisit, sous couvert de la doctrine des « belligérants ». Sans oublier qu’en 1994, François Mitterrand et son ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, avaient ouvert la voie, à propos du Rwanda, à la thèse du « double génocide », niant de fait que le seul génocide avait été celui des Tutsis par les Hutus (800 000 morts en trois mois). On dira que ce n’est pas la même chose : la Russie ne s’est pas rendue (pas encore ?) coupable de purification ethnique ou de génocide contre les Ukrainiens, ce qui n’empêche pas son armée d’avoir commis des crimes de guerre, notamment en bombardant la ville de Marioupol avec pour unique objectif son anéantissement. On est ici confronté à la même langue de bois devenue un automatisme de pensée. Ce prétendu réalisme, qui affirme occuper un point de vue objectif et impartial sur la situation de conflit, n’exprime au fond que la soumission devant la politique du fait accompli et de la puissance la plus brutale. À force de voir de l’impérialisme partout, on finit par ne plus le voir là où il est vraiment. Ou bien on finit par concéder que le régime de Poutine est un nationalisme belliqueux et expansionniste, pour mieux cibler en retour l’impérialisme occidental, celui des États-Unis et de l’OTAN, auquel l’agression russe ne ferait que répondre. Dans la nuit de l’impérialisme, tous les souverains sont gris. Réduite à une vague entité sans consistance qu’on pourrait morceler à volonté, l’Ukraine n’existe pas, pas plus que les Ukrainiens dont on souhaiterait qu’ils fassent avant tout la paix, comme si la guerre n’avait pas été imposée par Vladimir Poutine. On se réclame du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes mais on bafoue le droit le plus élémentaire des Ukrainiens à vivre dans la paix. Intelligence supposée des causes qui se renverse immédiatement en son contraire. « L’époque hitlérienne nous a appris entre autres choses qu’il est stupide d’être trop malin […] Par leur bêtise, ces esprits malins ont pourtant facilité la tâche aux barbares1. »

  • 1. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974.