
Une nouvelle grande illusion ?
Le retour de la guerre sur le sol européen interroge notre rapport au fait guerrier, qui avait disparu de l’horizon de nombreuses sociétés démocratiques. Spécialiste de la Grande Guerre, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau évoque la persistance de notre déni après un an de conflit à nos portes, alors même que cette guerre bouleverse déjà notre rapport au temps.
Dans l’état de sidération qui a suivi le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, on a beaucoup parlé d’un « retour de la guerre ». Comment comprenez-vous cette expression ? Témoigne-t-elle d’abord d’une volonté que l’on avait eue de regarder ailleurs, quand les dernières décennies ont été marquées par tant de conflits meurtriers, en Syrie, au Tigré ou ailleurs ? Ou la guerre en Ukraine nous ramène-t-elle vraiment brutalement en arrière, comme semble le suggérer cette expression ?
La volonté de « regarder ailleurs » ne me paraît faire aucun doute. Nous savions, bien sûr, que la guerre se manifestait partout autour de nous – comment aurions-nous pu ne pas le savoir ? –, mais elle était en quelque sorte « pour les autres ». Nous ne sommes pas encore sortis, me semble-t-il, de cette configuration de mise à distance de la conflictualité. Une mise à distance qui n’a pas épargné l’espace européen lui-même (Crimée, Donbass) ou certaines zones dont l’Europe dépend directement, comme le Moyen-Orient (Syrie). Un bref retour en arrière permet d’observer que nous n’avons sans doute pas tiré toutes les leçons de ce premier retour de la guerre sur le sol européen qu’a été l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, entre 1992 et 1995 : le fait que la guerre était alors revenue à Sarajevo, c’est-à-dire là d’où elle était partie en 1914, nous a-t-il autant bousculé qu’il aurait dû ? Je ne le crois pas.
Plus récemment, la guerre de Syrie aura été un peu notre guerre d’Espagne de 1936-1938 : comme Jean-Pierre Filiu le fait observer, nous n’avons pas écouté les Syriens qui nous disaient que la Russie ne s’arrêterait pas à la Syrie1. Par la faute d’Obama – il faut bien le dire –, nous n’avons pas réagi aux bombardements chimiques : une non-intervention recommencée, en somme, comme en 1936. De même, notre inertie face aux coups de force russes en Géorgie (2008), en Crimée et dans le Donbass (2014) fait irrésistiblement penser à l’inertie des démocraties face aux coups de force du IIIe Reich entre 1935 et 1938. À ceci près que les acteurs sociaux d’Europe occidentale avaient quelques excuses, deux décennies après la Grande Guerre : ce n’est pas le cas pour l’appeasement que nous avons pratiqué depuis tant d’années…
Tout le problème, je crois, vient de notre intériorisation profonde de la déprise de la guerre en Europe occidentale depuis 1945 (ou depuis 1962 en France, date de la fin de la guerre d’Algérie, qui a concerné une génération entière…). La construction européenne semblait avoir réalisé le vieux rêve libéral, déjà présent dans l’Europe du milieu du xixe siècle : construire un monde définitivement débarrassé de la guerre dans les relations entre les États. Et puis, comme dans la plupart des pays européens, en France, le lien jusqu’ici insécable entre citoyenneté et port des armes s’est rompu à la fin des années 1990 : laissé à des professionnels peu nombreux, le fait militaire s’est trouvé socialement enclavé. Par conséquent, l’antimilitarisme traditionnel s’est vu vidé de son sens, ce qui n’a pas échappé à certains hauts gradés de l’armée française qui ont pu s’inquiéter, paradoxalement, que celle-ci ne soit plus désormais attaquée (car une institution devenue incontestée a de bonnes chances de se montrer moins réflexive sur elle-même). Tous ces éléments indiquent une mutation culturelle profonde dont nous acquittons le prix actuellement, sous la forme d’une sorte d’inconscience collective face à la situation nouvelle ouverte par l’attaque russe du 24 février 2022. Il est vrai qu’en Europe orientale, en revanche, la perception a toujours été très différente : l’idée d’une menace russe y était présente de longue date. Mais nous n’avons pas écouté les avertissements, faute de pouvoir les entendre…
Alors, certes, on pourrait objecter que, sous des formes très diverses, l’histoire du fait guerrier contemporain est extrêmement présente dans notre société : que l’on songe à l’enseignement de l’histoire dans les classes de Première et de Terminale, à la filmographie, au roman, à la bande dessinée, etc. Mais cet « enseignement », au sens le plus large, n’a sans doute jamais cessé de présenter la guerre comme un passé révolu – un passé qui, jamais, ne pourrait revenir. Nous avons compris le « plus jamais ça » comme un acquis pour toujours, en quelque sorte, et non comme un bien à conquérir et à reconquérir en permanence…
Alors, « retour » : qu’est-ce à dire ? Pourquoi cette idée d’une régression ? N’est-ce pas une position morale, sinon moralisatrice ? J’ai toujours été persuadé, pour ma part, que le fait guerrier restait devant nous, dans notre horizon d’attente. Et pour une raison simple : la guerre est fondamentalement une activité politique et, sauf à espérer que les sociétés renoncent au politique – ce qui me paraît une supposition absurde –, le tragique de l’histoire demeure notre destin. Ce dont nos sociétés d’Europe occidentale ne semblent nullement se rendre compte encore, malgré les avertissements du pouvoir politique notamment : pour l’instant en tout cas, la guerre d’Ukraine ne semble pas « mordre » sur le corps social, contrairement à l’Europe orientale où elle imprime au contraire une marque profonde…
Dans les mois qui ont suivi le déclenchement de la guerre, et à chaque fois que la menace nucléaire est devenue plus tangible, on s’est remis à spéculer sur la personnalité de Vladimir Poutine, ses motivations, le rôle de l’idéologie dont il est imprégné. Avons-nous oublié, un peu trop vite, que la rationalité de la guerre n’est pas celle des temps de paix ?
Je suis frappé par cette question de la rationalité, en effet. Que de bons esprits, venus de tous les horizons, ont entrepris de nous expliquer, avant le 24 février 2022, que la guerre n’éclaterait pas parce que, du point de vue du pouvoir russe, elle ne serait pas « rationnelle » ! Ainsi avons-nous rejoué l’auto-intoxication de l’essayiste et homme politique britannique Norman Angell qui, dans son best-seller de 1910, La Grande Illusion, montrait de manière parfaitement argumentée et convaincante l’absurdité d’une guerre entre grandes puissances européennes. Ce qui n’a nullement empêché cette dernière d’éclater en quelques jours, fin juillet-début août 1914, car les logiques politico-militaires se sont imposées sans coup férir.
En fait, la rationalité du temps de guerre n’a pas de rapport avec celle du temps de paix. Le temps de la guerre est un temps autre, qui obéit à des rationalités autres également. On le voit bien depuis le 24 février, ne serait-ce qu’à travers les propos de décideurs comme Poutine ou Medvedev : tous les observateurs soulignent à quel point ils sont devenus, en quelque sorte, méconnaissables. Avec la guerre, tout change : points de vue, valeurs, affects, anticipations, agency des acteurs sociaux, etc.
Que peut-on dire de la violence à l’œuvre dans cette guerre, et de la façon dont elle s’exerce, notamment à l’encontre des civils ? Avons-nous affaire, là encore, à une forme de retour, ou à une spécificité de ce conflit ? Faut-il l’attribuer à une culture propre aux troupes russes ?
Ce qui me surprend, c’est notre propre surprise face aux atrocités russes. Qu’espérait-on, au juste ? Il fallait s’y attendre, hélas… La guerre d’Ukraine appartient au cycle de la guerre moderne, dont on sait, depuis le début du xxe siècle, que la pointe tend à se diriger vers les populations désarmées : la frontière s’est faite si poreuse entre celles-ci et la population en armes que la totalité de la société adverse représente désormais l’ennemi. C’est ainsi que les exactions russes ne se sont pas produites du fait d’une progressive montée aux extrêmes du conflit, mais immédiatement, dès l’invasion de la zone autour de Kiev. Ses formes (exécutions de civils, tortures systématiques, viols collectifs) manifestent une volonté de soumission de la population. Il s’agit de faire entendre un message – et un message politique, avant tout.
La guerre d’Ukraine appartient au cycle de la guerre moderne, dont on sait, depuis le début du xxe siècle, que la pointe tend à se diriger vers les populations désarmées.
Peut-on incriminer une culture militaire russe ? Je ne suis pas assez qualifié pour répondre. Il me semble toutefois qu’une situation d’invasion et d’occupation crée en soi un « état de violence » qu’aggravent les souffrances combattantes, en favorisant les logiques vindicatoires : on se venge alors sur les civils sans défense. Par ailleurs, on sait que la Russie a une longue tradition de brutalisation de ses soldats (pendant le service militaire notamment). La reprise en main disciplinaire actuelle en atteste également. Les exactions ont sans doute aussi été aggravées par le déficit de cadres de contact, par le manque de sous-officiers, caractéristique de l’armée russe : en effet, en matière de contrôle de la violence combattante sur les populations envahies et occupées, tout repose sur la solidité morale de l’encadrement.
Dans vos travaux sur la Grande Guerre, vous avez mis en lumière le rôle du consentement à la guerre2. En observant les réactions de la société ukrainienne, on est évidemment frappé par sa mobilisation, son sentiment d’unité nationale et sa capacité à s’organiser pour résister, y compris dans la durée. Mais on est aussi frappé par les différences avec les réactions de la société russe : pensez-vous qu’on puisse parler de consentement à la guerre en Russie également ?
Je n’ai pas les compétences pour en juger de l’intérieur : pour cela, il faudrait mener des enquêtes de sciences sociales en Ukraine et en Russie, et ce n’est évidemment pas à ma portée. Il n’empêche qu’à partir des éléments dont on peut avoir connaissance par les médias, et sous bénéfice d’inventaire, il me semble que la société ukrainienne, depuis le début du conflit, apparaît en effet comme un exemple assez probant de société « consentante » à la guerre. Ceci fait irrésistiblement penser aux sociétés française, belge, britannique ou encore allemande à l’été 1914, où le soutien à la guerre ne se discuta pas (à dire vrai, il ne se discuta pas jusqu’à la fin de l’année 1915, avant que les premières failles n’apparaissent à partir de 1916 et ne s’élargissent en 1917 et en 1918). De ce point de vue, si l’Ukraine doit traverser, dans un an, un deuxième hiver de guerre, on ne sait ce que deviendra ce consentement initial. Mais, pour l’instant, le consentement ukrainien (que tout semble attester, notamment la faiblesse extrême de l’insoumission, la motivation des troupes, les formes de solidarité à l’arrière…) s’adosse à une résolution véritable, intacte après un an de guerre, ainsi qu’à un puissant consensus autour du pouvoir politique : un pouvoir de guerre, et même un « pouvoir-pour-la-guerre », en fait.
Il semble bien qu’il y ait aussi, malheureusement, un consentement russe à la guerre, à en croire les sondages dont nous avons connaissance en Occident, un consentement plus proche d’une certaine forme de résignation que d’un soutien véritable, mais qui n’en rejette pas moins sur les marges les refus du conflit.
Est-on face à deux cultures de guerre affrontées ? Du côté ukrainien, celle-ci ne fait guère de doute : elle paraît adossée à un puissant patriotisme défensif et à un sentiment antirusse poussé jusqu’à la haine – ce qui se comprend aisément. Du côté russe, on peut observer les efforts du pouvoir pour susciter également une culture de guerre, autour de l’idée d’une Russie menacée (et donc, elle aussi, en situation défensive), grâce à la manipulation intensive du souvenir de la Grande Guerre patriotique et de la lutte contre le nazisme.
Et en ce qui nous concerne, dans les pays d’Europe occidentale ? Sommes-nous en guerre ?
À l’évidence, non. Ce serait une imposture que de le prétendre. Quoi de commun entre les quelques inconvénients que nous subissons et les souffrances, réellement immenses, subies par les Ukrainiens, civils et soldats ? Par certains côtés, on serait tenté de dire que nous ne sommes pas assez en guerre, contrairement aux pays d’Europe orientale, proches du théâtre des opérations, submergés d’emblée par la masse des réfugiés, et qui se sentent directement menacés parce qu’ils savent ce que l’oppression et la menace russes peuvent signifier. En regard, nous restons largement centrés sur nos problèmes domestiques et comme persuadés que la guerre actuelle, décidément, ne peut pas, ne pourrait en aucun cas, nous atteindre directement. Je suis frappé par une telle inconscience, par la force persistante de nos dénis après un an de conflit. Mais sans doute est-ce là le prix de cette illusion longuement entretenue d’une déprise définitive de la guerre en Europe. Pour autant, c’est là une réaction collective qui pourrait nous réserver bien des désillusions en cas d’aggravation et/ou d’extension de la guerre actuelle…
La guerre en Ukraine marque-t-elle, dans votre esprit, une rupture historique majeure ? Et si oui, qu’est-ce qui a pris fin le 24 février 2022 ?
« Que se passe-t-il ? » : voilà la question qui se pose actuellement, toute simple en apparence, très difficile en réalité. Plus exactement, que se passe-t-il dans le temps (je parle du temps vécu, du temps expérimenté, de la temporalité en somme…) ? C’est d’ailleurs une vraie question d’historien, car l’objet véritable de la discipline historique n’est pas la simple étude du passé, mais la réflexion sur le temps.
Pour vous répondre de manière un tant soit peu satisfaisante, il faudrait pouvoir mesurer dès aujourd’hui les conséquences des événements actuels, et ceci est impossible : c’est là le principal obstacle qui se dresse devant toute histoire immédiate, un obstacle souligné en son temps par Raymond Aron3… Alors, rupture majeure, le 24 février 2022 ? Sans doute. Mais jusqu’à quel point ? Avec quelles conséquences ? Pour combien de temps ? Il me paraît impossible de répondre. La guerre est une activité sociale toujours imprévisible (et on le voit bien avec cette guerre-là, depuis le début !) ; et il en est de même de ses conséquences. Ne risquons donc aucune prévision, d’autant que la discipline historique n’offre aucune capacité prédictive. Il faut accepter d’attendre.
Pour autant, cette impasse n’interdit pas de réfléchir à cette question du temps. Nous nous étions en quelque sorte « installés » dans la notion de « court xxe siècle », proposée par Eric Hobsbawm en 1994, juste après l’effondrement de l’empire soviétique : un court xxe siècle ouvert par la Grande Guerre en 1914 et fermé par l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide lors de la séquence 1989-19914. Avec ce retour de la guerre en Europe – une guerre interétatique et de haute intensité, contrairement à celle qui a déchiré l’ex-Yougoslavie –, avec ce conflit qui se déroule sous la menace prégnante d’une levée du tabou nucléaire, cette idée d’un court xxe siècle paraît désormais obsolète. Un changement de paradigme de ce type fait toucher du doigt l’importance capitale de l’événement – de l’événement guerrier tout particulièrement –, qu’il s’agit au passage de réhabiliter pleinement en sciences sociales et en histoire plus particulièrement. Faut-il alors parler, à l’inverse, d’un long xxe siècle, encore inachevé ? C’est d’autant plus tentant que la guerre d’Ukraine, par bien des aspects, met ses pas dans ceux de la Grande Guerre : on songe à la longueur du conflit, sans terme prévisible, à la manière dont la « guerre de mouvement » initiale s’est muée en une guerre de positions, surdéterminée par le creusement de lignes de tranchées qui donnent l’avantage à la défensive, enfin à la domination du champ de bataille par l’artillerie, comme en 1915-1918.
Mais une telle vision, admissible en Europe de l’Ouest, exige d’abraser la borne que constitue l’année 1989, ce que les pays de l’Europe orientale, libérés après cette date du joug soviétique, ne sont sans doute pas prêts à admettre : cette année 1989 y reste une date absolument fondamentale, un tournant véritablement décisif. En revanche, depuis l’attaque russe, on y parle parfois de la fin d’un « entre-deux-guerres » : un entre-deux-guerres qui aurait commencé par la fin de la guerre en Bosnie, en 1995, et qui se serait donc achevé vingt-sept ans plus tard avec l’attaque du 24 février… Certes, tout ceci peut apparaître comme autant de jeux de l’esprit assez dérisoires, et il est sans doute exact qu’il ne faut pas, à ce stade, les prolonger excessivement. Il n’empêche que le simple fait de poser de telles questions montre que cette guerre suscite un grand trouble dans le temps, un grand trouble dans notre temps : cette simple constatation montre, en elle-même, l’importance du conflit qui se déroule à nos portes.
Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon
- 1. Voir notamment Jean-Pierre Filiu, Le Miroir de Damas. Syrie, notre histoire, Paris, La Découverte, 2017.
- 2. Voir notamment Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxie siècle), Paris, Seuil, coll. « Les Livres du nouveau monde », 2008.
- 3. Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essais sur les limites de l’objectivité historique [1938], édition de Sylvie Mesure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1986.
- 4. Eric John Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Le court xxe siècle (1914-1991) [1994], trad. par André Leasa, Paris, André Versaille, 2008.