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Accueil et rejet : les deux cultures des Allemands

novembre 2015

#Divers

Pourquoi observe-t-on en Allemagne des attitudes d’accueil aussi bien que des manifestations de rejet vis-à-vis des réfugiés qui arrivent en masse depuis cet été ? Sur un sujet aussi complexe, aucune explication n’est simple.

Une fable explique à quoi Angela Merkel pense quand elle regarde son pays par l’ouverture en demi-lune de sa chancellerie. Elle voit la population la plus âgée du monde (à côté de celle du Japon) à la fécondité très basse (seulement 1, 35 enfant par femme). Elle voit les jeunes diplômés quitter leur région pour rejoindre les grandes agglomérations, ce qui défait progressivement le maillage industriel qui a fait la force de l’économie allemande. Elle voit un pays qui a réussi sa réunification et qui pourtant échoue à mener à bien des programmes aussi simples qu’un aéroport (Berlin), une gare (Stuttgart) ou une salle de concert (Hambourg). La chancelière décide que les choses ne peuvent plus continuer ainsi. Il faut que le « sursaut » réclamé par plusieurs présidents de la République fédérale secoue le pays : un nouveau « devoir national » doit s’imposer ! Elle envoie des émissaires secrets dans les camps de réfugiés en Turquie pour leur dire : « Vous êtes tous les bienvenus ! » Depuis l’ouverture en demi-lune de la chancellerie, Merkel voit alors avec satisfaction des centaines de milliers d’hommes jeunes, mobiles et qualifiés affluer dans le pays et le sortir de sa léthargie. Ces derniers font de Merkel une social-démocrate qui dérobe aux partis de gauche et aux Verts leurs meilleurs arguments, et lui assurent de tenir la chancellerie pour l’éternité !

Cette fable du complot de Merkel caricature des arguments absurdes qui proviennent notamment de la fraction Cdu/Csu de son propre parti : selon eux, la chancelière aurait volontairement fait le pari des réfugiés, « devoir national » qui occulte les problèmes politiques fondamentaux posés à l’Allemagne actuelle par l’organisation de leur accueil.

L’image des citoyens allemands accueillant chaleureusement les réfugiés à Munich a fait le tour du monde et, d’une certaine manière, elle a conjuré la mémoire de la malédiction du national-socialisme. Bien plus profondément que n’avait pu le faire la Coupe du monde de football de 2006 dont le slogan était : « Le monde est le bienvenu chez ses amis. » Mais, simultanément, on a vu se produire 500 actes criminels contre des lieux d’hébergement de demandeurs d’asile. En octobre 2015, le ministre de l’Intérieur, Thomas de Maizière, déclarait à ce sujet :

Je trouve préoccupante la hausse du nombre de gens qui passent à la violence. Il importe de s’y opposer sans ménagements. Nous devons leur faire comprendre qu’ils se livrent à des actes inacceptables en commettant des violences corporelles, des tentatives de meurtre et des incendies. C’est une honte pour l’Allemagne. Il faut aussi s’opposer à toute approbation tacite.

Ces militants xénophobes oublient ce qui s’est passé après la guerre dans les quatre zones d’occupation quand douze millions de personnes déplacées de force arrivèrent depuis les « régions perdues de l’Est » pour s’installer dans un pays passablement dévasté. En 1950, dans les régions du Nord-Est, une personne sur trois était un individu déplacé. Il n’y a pratiquement pas de famille en Allemagne qui n’ait compté, directement ou indirectement, des réfugiés et des déplacés1. Les Allemands déplacés ont vite créé de puissantes associations. Traditionnellement, le jour de la Pentecôte, ils faisaient mémoire de leur patrie perdue. Arrivés avec une simple petite valise, les déplacés, avec leur ardeur au travail et leur patriotisme, ont fortement contribué à produire le miracle économique allemand. Ils ont pourtant été maltraités, non seulement à leur arrivée mais encore longtemps après. Le souvenir du regroupement des nouveaux arrivants dans les rares maisons encore habitables est resté vivace dans ces régions de l’Est, mais beaucoup craignent la mise en cause des avantages acquis par la réunification. Si l’on considère l’intégration réussie de 20 % de la population établie en Allemagne fédérale en 1950, aujourd’hui les personnes – de l’ordre de 0, 5 % par an probablement – à intégrer sur le long terme sont un défi à relever. Elles ne sont pas la catastrophe souvent annoncée.

Pourquoi les « citoyens en colère », comme ils aiment à se nommer à Dresde, ne sont-ils pas conscients de ce qu’ils font ? Ils réclament une sorte d’autodéfense par laquelle ils croient pouvoir protéger l’Allemagne du « trop-plein » d’étrangers. Les incendies qui visent les réfugiés leur dénient le droit d’asile reconnu par notre Loi fondamentale. Mais s’agit-il majoritairement d’Allemands ? En soupirant, Sebastian Fischer, parlementaire Cdu de l’Assemblée régionale de Saxe, vient de déclarer : « Notre principal problème, c’est que les démocrates sont en minorité en Saxe2. » Les images des manifestations de Pegida ont aussi fait le tour du monde et elles ont réduit à néant une bonne vingtaine d’années d’efforts pour construire l’image d’une ville, Dresde, ouverte au monde ; à tel point que les instituts de recherche et les entreprises qui ont besoin de compétences internationales ont protesté avec vigueur contre le silence du gouvernement de Saxe.

Pourtant, en Allemagne, à côté des fauteurs de crimes et de leurs sympathisants, on trouve ceux, beaucoup plus nombreux, qui développent une culture de l’accueil. Il existe en Allemagne une « culture du don » ancienne et particulièrement forte : 60 % des plus de 50 ans, 40 % de la génération active de moins de 50 ans et 20 % des jeunes – un chiffre impressionnant – donnent régulièrement, et leur contribution est forte (la France est au même niveau pour les dons des jeunes, et 35 % des plus de 50 ans sont concernés par les dons, alors qu’en République tchèque, par exemple, la « culture du don » est très peu présente). Pour le 25e anniversaire de l’unité allemande, le président de la République, Joachim Gauck, a souligné que l’intégration était une tâche plus importante que la réunification célébrée le 3 octobre 2015.

Un groupe cependant, parmi la population allemande, se tient de manière remarquable à l’écart de la culture de l’accueil : c’est celui des personnes qui ont derrière elles un passé d’émigration, ainsi que leurs associations. Quelques individus s’engagent avec éclat, à titre personnel. Mais l’échec de l’intégration a créé une situation où vivent ensemble des sociétés parallèles (Parallelgesellschaften : des sociétés qui ne sont pas intégrées dans la culture allemande, telles les communautés anatoliennes à Berlin-Kreuzberg).

Autour des années 2000 s’est développé en Allemagne un débat sur l’idée de Leitkultur, « culture dominante » ou « culture allemande coiffant les autres », qui n’a pas débouché sur des politiques plus actives d’intégration. Mais dans le contexte actuel, un débat se développe pour l’introduction d’un nouvel article (20 b) dans la Loi fondamentale : « L’État protège et encourage la culture et l’art européens. » Ce débat ne fait que commencer. Il engagerait l’Allemagne davantage encore dans la direction que les catholiques de Gaulle, Schuman, de Gasperi et Adenauer voulaient faire prendre à leur peuple, et à laquelle le président et la chancelière de la République fédérale – des protestants – veulent maintenant revenir : les valeurs communes européennes comme fondement d’une communauté européenne attentive à l’altérité. Si l’on considère les deux cultures – d’accueil et de rejet – des Allemands, on constate qu’une part de cette communauté, qu’il importe de prendre au sérieux, refuse une définition post-ethnique de la citoyenneté, tandis qu’une majorité bien ancrée se prononce en sa faveur. Sans plaisantes fables avec des théories du complot, ni regards stratégiques depuis la chancellerie.

  • *.

    Directeur de l’Institut des infrastructures culturelles de Saxe et codirecteur du Journal européen des minorités.

  • 1.

    Dans la zone d’occupation soviétique ou en Allemagne de l’Est, il était d’ailleurs interdit d’employer le mot « déplacé » (terme inventé et employé uniquement à l’Ouest). Par égard pour les pays frères socialistes, il n’était question que de « gens ayant changé de territoire » (Umsiedler).

  • 2.

    http://www.bundespraesident.de/SharedDocs/Downloads/DE/Reden/2015/10/151003-Festakt-Deutsche-Einheit-englisch.pdf