Barak Hussein Obama, merci !
Le discours du président américain au Caire le 4 juin 2009 cherchant à promouvoir un « nouveau départ » pour les relations avec les musulmans frappe par sa justesse : sans illusions sur les difficultés des dossiers politiques en cours, il reconstitue les conditions d’un dialogue sans concessions, obligeant chacun à surmonter ses préjugés.
Le discours du Caire est encore un discours d’une immense justesse à mettre au crédit du président américain1. Obama y pose les principes dans lesquels peuvent se retrouver tous ceux qui aspirent à apaiser les relations turbulentes entre l’Islam et l’Occident. Il s’en prend aux stéréotypes qui excluent et diabolisent l’Islam en Occident. Il le fait au nom de l’éthique de la responsabilité. Et il réclame en retour que l’Islam fasse de même pour ce qui concerne la vision réductrice qu’il a de l’Occident et surtout de l’Amérique. L’éthique de la responsabilité exige la réciprocité.
Cet appel à réviser ses représentations pour restaurer la dignité de l’autre est la condition qui instaure le respect véritable. Obama, en resituant l’Islam dans l’imaginaire occidental, mène une opération intégrationniste qui met fin à l’exclusion dont cette entité souffre. Louis Massignon repère l’archéologie de cette exclusion au commencement, en revenant à la figure du premier exclu, Ismaël, fils de la servante Agar, enfant des amours ancillaires, duquel procède, selon le mythe, la descendance muhammadienne. Les musulmans étaient d’ailleurs appelés à l’époque médiévale par les Juifs, Agariens ou Ismaëlites. Dans cette exclusion de l’islam par les judéo-chrétiens, les musulmans vivent leur blessure narcissique. Cette blessure était assumée, soignée par la discipline intérieure tant que le musulman, et particulièrement l’Arabe, s’articulait à une morale aristocratique, celle mue par l’esprit chevaleresque et les lois de l’hospitalité qui accordent statut d’hôte à l’étranger, même lorsque celui-ci se présente en agresseur ou envahisseur.
Ainsi s’éclaire la figure de l’émir Abdelkader qui, malgré la défaite face aux Français, ne leur en a jamais tenu rancune. Cette morale aristocratique est demeurée active, même à l’époque coloniale. Elle illuminait les âmes des peuples réduits à la misère et à la frustration. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1920, avec l’émergence des semi-lettrés sur la scène politique des sociétés islamiques, que va apparaître la morale du ressentiment dont l’adepte réagit à la domination occidentale ; refusant l’exclusion qu’il vit comme humiliation, il décide de s’organiser dans la violence pour répondre à l’autre qui le réprime. Un tel terreau a accueilli la graine intégriste. Là, elle a germé et a crû. À l’ombre de sa plante vivront les Frères musulmans dont certains se mueront en adeptes d’al-Qâ’ida.
Et le discours intégrateur d’Obama cherche à libérer l’Islam de la figure du ressentiment qui prospère au sein de la sphère d’influence d’al-Qâ’ida. L’intégration de l’Islam débute par la reconnaissance de la dette que lui doit la civilisation. Obama le fait simplement, clairement, précisément. Il remet à la disposition du sens commun ce qui est déposé dans les laboratoires des historiens. Il inscrit dans une diachronie commune l’apport des musulmans à l’astronomie, aux mathématiques, à la médecine. Il évoque aussi leur contribution au vif de la beauté par la calligraphie et l’architecture, offrant des espaces propices à la contemplation et à la méditation.
Plus encore, Obama met en œuvre la référence islamique, la désenclave, la fait circuler, comme matière capable d’enrichir l’humain. Dans cette perspective, il cite par deux fois le Coran, choisissant des versets qui peuvent guider aussi bien les musulmans que tout autre humain. Aussi est-ce en tant que non musulman, en tant que chrétien proclamé qu’il use de la référence coranique. Telle celle qui mobilise le verset 70, extrait de la sourate XXXIII (qui a une autre occurrence dans IX, 9) : « Craignez Dieu et dites le dit juste » (la traduction officielle américaine dit : « Craignez Dieu et dites toujours la vérité » ; or, sadîd veut plutôt dire « juste, droit, qui vise et atteint sa cible » ; il s’agirait en somme d’un dit « efficient » ; Jacques Berque traduit sadîd par « adéquat »). À cette citation Obama décide de se conformer en enchaînant avec aisance ses remarques devant le public cairote : son discours dira la vérité, visera droit, sera juste, efficient, adéquat. Aussi ne réservera-t-il pas sa pensée intime aux confidences qu’on échange derrière une porte close mais il lui donnera forme franche pour qu’elle soit connue urbi et orbi. Ainsi se pliera-t-il à la règle déjà édictée dans son discours sur la race en Amérique lorsqu’il était candidat à la présidence, répondant aux propos haineux de son pasteur le révérant Wright, homme du ressentiment. Le politique sera désormais fondé sur le discours vrai qui n’élude pas les problèmes, mais les pose afin de les traiter.
C’est dans cet esprit qu’il expose le premier des six points qu’il traitera, celui qui concerne la violence et l’action meurtrière menée par les extrémistes d’Islam. Remarquez qu’il se démarque du discours néoconservateur adopté par Bush en évitant de les désigner par les termes de « terroristes » et de « fascistes islamiques ». À cette étape il convoque sa deuxième citation coranique pour s’adresser aux musulmans adhérant aux actes de leurs coreligionnaires qui sèment la mort en tuant des innocents au nom du Dieu, faisant de cet acte criminel une œuvre pie, celle qui accorde l’absolution du martyre. Obama condamne l’homicide en s’appuyant sur sa révocation radicale par le Coran (V, 32) : « Tuer une âme non coupable du meurtre d’une autre âme ou de dégâts sur terre c’est comme d’avoir tué l’humanité entière ; et que faire vivre une âme c’est comme de faire vivre l’humanité entière. » En recourant à cette référence scripturaire, Obama fustige les violents parmi les musulmans, ceux qui agissent mus par le ressentiment. Aussi est-ce par l’usage d’un matériau coranique qu’il met au ban ceux des musulmans qui invoquent l’exclusion et l’oppression subies par l’Islam pour légitimer et conduire leurs actions funestes.
En outre, Obama utilise deux autres références puisées dans le corpus islamique pour faire participer l’Islam à la « convivance » dont nous avons besoin aujourd’hui. Cette « convivance », se souvient encore Obama, l’Islam était capable de la gouverner à l’époque de sa grandeur, aux heures de gloire de Bagdad et de Cordoue. Et cet éclat du passé prédispose l’Islam à être le partenaire du présent et du futur. Obama l’intègre dans le projet de la communauté à venir, celle qui devrait rassembler les humains en préservant leur diversité et leur différence. La communauté à venir s’inspire aussi de la formule latine devenue devise officielle des États-Unis : E pluribus unum (« de plusieurs peuples un seul »), principe impérial romain, réorienté par l’universalisme catholique et que nous pouvons adopter pour la mondialité vers laquelle avance notre siècle.
La première de ces deux références provient du Mi’râj, récit qui narre l’ascension du Prophète, où il est dit que Muhammad a prié dans les cieux avec Jésus et Moïse ; le voyage céleste du prophète étant parti de Jérusalem, Obama cite cette scène qui rassemble pour en faire le symbole de la ville trois fois sainte dont le destin est d’être partagée entre juifs, chrétiens et musulmans. Bref, comme le suggère Nicolas de Cues, Jérusalem serait la capitale de la religion universelle qui se niche dans les plis de toute religion particulière. C’est cette vision – qui est aussi celle de Kant et des Lumières – qui a été proposée par Obama s’adressant du Caire au monde.
Enfin Obama accorde à sa dernière référence coranique une fonction conclusive, mettant le Livre révélé aux musulmans à la hauteur du Talmud et de la Bible, donnant ainsi légitimité sainte au Coran auprès des Écritures judéo-chrétiennes : telle intégration coranique en acte a pour dessein d’affermir la « convivance » entre juifs, chrétiens et musulmans dans le respect et la reconnaissance des uns par les autres pour que soient suspendus le déni et l’exclusion, à partir desquels prospèrent les malfaisants qui approfondissent la malignité du mal. À côté du Talmud et de la Bible donc, le Coran est repris par Obama lorsqu’il dit en XLIX, 13 : « Humains ! nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement. » Cette notion coranique de ta’âruf, qui recommande la reconnaissance par la fréquentation mutuelle, converge vers l’horizon de paix tracé par les citations puisées du Talmud et de la Bible.
Tous les points évoqués par Obama signalent qu’il n’a rien occulté ni concédé, même si les points de friction sont dits avec une élégance qui laisse agir la part de l’implicite pour n’avoir pas à apparaître comme donneur de leçon. Je ne m’attarderai pas sur ce qu’il a dit de l’Iran, de la démocratie, de la liberté religieuse ou du droit des femmes. Je focaliserai mon regard sur les propos consacrés au conflit en Terre sainte.
Obama exhorte musulmans et Arabes à reconnaître Israël, il les convie à assimiler les raisons objectives de la légitimité d’un État pour les Hébreux comme remède radical aux millénaires méfaits de l’antisémitisme, lequel a connu son acmé dans l’inouï de l’Holocauste. En insistant sur cet impensé islamique, il n’occulte nullement la souffrance du peuple palestinien ni l’oppression et la spoliation qu’il subit au quotidien. Il propose cependant aux mêmes Palestiniens de se détacher de la violence, laquelle conduit à une impasse ; il leur projette la réussite de ceux qui ont autant souffert, les Noirs de l’Apartheid en Afrique du Sud, ou de la ségrégation en Amérique. Par cette analogie, il suggère que la sortie du malheur a été conduite par Mandela et Martin Luther King, en usant de moyens autres que ceux de l’affrontement mortel contre des machines répressives aux réactions disproportionnées.
Beaucoup, ici et ailleurs, ont critiqué ce discours estimant qu’il est utopique, lénifiant, non politique. Certains pensent que ce ne sont là que des mots et qu’il faut attendre les actes. J’estime que ces critiques manquent leur objet. Car ce discours compte pour les principes qu’il pose. Son auteur n’ignore pas que la voie politique, celle qui est censée mettre en pratique ces principes, que telle voie est âpre, difficile, mal aisée, exigeant « persévérance et patience », selon les mots mêmes qu’il utilisa. Mais, pour nous, la lettre du principe est majeure : ne nourrit-elle pas le foyer de lumière qui a pour vocation d’éclairer l’action ? Peu importe si pour l’heure l’acte déshonore le principe. Dans ce manquement, nous ne percevrons que le contretemps où l’acte juste se trouve différé. Alors le recours au principe clairement exprimé ajustera l’acte, le corrigera, le situera dans un futur qui aménagera au meilleur son possible avènement.
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Le texte officiel est disponible en français à l’adresse suivante : www.whitehouse.gov/files/documents/anewbeginning/SPEECH_as_delivered-French.pdf