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L'islam dans Tristes tropiques. Divagations et lucidité

août/sept. 2011

#Divers

Divagations et lucidité

Les pages sévères de Claude Lévi-Strauss sur l’islam expriment une méconnaissance et même un aveuglement devant les grandes réalisations culturelles des aires musulmanes. En revanche, son analyse du blocage de l’islam offre un aperçu sans concessions sur un mécanisme d’inertie historique, lu en parallèle avec la situation française.

À la fin de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss écrit des pages terribles sur l’islam1. Il a rencontré l’islam en voyageant dans l’Inde bouddhiste ; il voyait rayonner dans le sous-continent veillé par le Bouddha une société constituée, selon lui, à partir du principe féminin ; et dès qu’il arrive au bord du Pakistan qui vient juste de faire scission, dans l’Inde du Nord, où les musulmans sont majoritaires, il distingue en eux le principe masculin. Et il en veut à l’islam d’avoir privilégié le masculin au détriment du féminin. Selon lui, l’Europe est devenue elle-même masculine et a créé les croisades par contamination de l’islam, pour combattre le djihad. Sinon, l’Europe aurait été féminine. Il ne pardonne pas à l’islam d’avoir obligé l’Europe à se parer de virilité pour se défendre. Ces bricolages sur l’Inde, l’islam et l’Europe représentent pour moi une forme de divagation, sinon de délire qui aveugle leur auteur au point de n’être plus en mesure de jouir des beautés léguées par l’islam comme civilisation qui se déploie à l’œil nu, en Inde même.

On ne lui demandera pas de s’efforcer à s’initier au legs poétique ou pictural qui exige une volonté érudite bravant le monde des bibliothèques et des manuscrits légués par les diverses dynasties, des Ghaznavides (xie siècle) aux Mogholes (xvie-xviiie siècle). Il lui eût suffi d’ouvrir les yeux pendant son périple indien sur les splendeurs architecturales qui s’offrent au regard de tout visiteur, de tout passager, même lorsqu’il est pressé. Ces vestiges sont le produit d’une brillante synthèse entre les fonds arabe, persan, indien.

La divagation de Claude Lévi-Strauss

Mais la détestation de l’islam rend Lévi-Strauss aveugle même devant les splendeurs du Taj Mahal, qu’il dénigre d’une manière injuste qui confine au ridicule. D’ailleurs, s’il n’était pas marqué par ses a priori et ses préjugés, il aurait perçu que cette œuvre a été réalisée sous l’égide du féminin pour reprendre les catégories par lesquelles Lévi-Strauss a approché l’islam et l’Inde. Il aurait constaté que le Taj Mahal est une merveille construite pour glorifier une femme. Ce monument célèbre en effet l’amour que vouait un homme à une femme : Shah Jahan, l’empereur moghol, l’a commandité pour honorer la mémoire de son épouse qui venait de mourir le 17 juin 1631. Il s’agit d’Arjumand Bânu Begam, alias Mumtaz Mahal. Pour célébrer son surnom, qui veut dire « splendeur de la résidence », a été créé le lieu dont le nom signifie « couronne de la résidence ».

Lévi-Strauss aurait pu admirer le tombeau dédié au blanc qui brille sous la coupole, qui flotte dans l’espace tout en étant enraciné dans le pavement hors duquel il émerge. Le blanc exalte la mémoire de la femme aimée, il renvoie la lumière et la rediffuse. De l’autre côté du vaste bassin où se mire la blanche coupole, le projet initial prévoyait une seconde coupole qui aurait abrité le tombeau de l’homme prévu en noir, surface qui aurait retenu la lumière. Le contraste du noir et du blanc est le symbole de la complémentarité cosmique entre le féminin et le masculin, le blanc qui renvoie la lumière, le noir qui la retient, le blanc du jour, le noir de la nuit, contraste qui englobe l’ensemble du cycle en lequel se déploie l’être, entre féminin et masculin, soleil et lune. Ces correspondances nous font penser au distique du grand poète persan du xve siècle, Djami évoquant Râbi’a al-‘Adawiyya, la grande dame qui fonda au viiie siècle ce qu’on appelle dans le soufisme la science de l’amour (‘ilm al-mahabba), où elle se voue à la passion de Dieu rien qu’en elle-même, dans la gratuité, hors la promesse du paradis et la menace de l’enfer :

Si les femmes étaient ainsi elles seraient préférées aux hommes

Qu’importe si le soleil se décline au masculin et la lune au féminin ?

Avec ces mots, Djami, le soufi musulman du xve siècle, entre en résonance avec saint François d’Assise, le mystique chrétien du xiiie siècle, lequel donne sa part à l’un et l’autre genre en s’adressant dans ses Fioretti, ses « Petites fleurs » à fratello sole (« frère soleil »), sorella luna (« sœur lune »).

Le Taj Mahal est donc une œuvre islamique qui prend en considération la dualité féminin/masculin, fondatrice de l’Être. Cette disposition confirme son ambition cosmique destinée à représenter la réalisation de l’homme parfait telle qu’elle a été pensée par l’akbarisme, la métaphysique fondée par Ibn ‘Arabî (1140-1240) et affinée par ses continuateurs. D’ailleurs, la référence du Taj Mahal à Ibn ‘Arabî a été rendue explicite par l’historien américain Wayne Begley, lequel révéla que le plan d’ensemble dans lequel s’insère le monument reproduit le schéma du paradis tel qu’il a été dessiné dans le manuscrit de l’opus magnum d’Ibn ‘Arabî al-Futûhât al-Makkiyya (« Les conquêtes spirituelles de La Mecque ») conservé dans la bibliothèque de Jahângîr, le père du commanditaire2. L’architecte qui a conçu l’ensemble, Usad Ahmad de Lahore, a réorienté vers cette référence le jardin cruciforme, quadripartite que les Persans appellent charbâgh. Et la réalisation esthétique d’une telle métaphysique ne peut être concrétisée que dans la dialectique et la tension du féminin/masculin, sans aucune possibilité d’occultation de l’un de ces deux pôles. Chez Ibn ‘Arabi c’est le pôle féminin qui est privilégié. En lui s’accomplit la théophanie divine la plus parfaite. Or le Tâj est à voir comme une théophanie de la majesté divine qui se concrétise à travers la part féminine de l’Être, laquelle est, selon Ibn ‘Arabî, le « support (ou le lieu, ou la résidence) de l’effet, de la passion (mahal al-infi’âl3) », où se reconnaît la théophanie. Aussi n’est-ce pas un hasard si le même mot mahal utilisé par Ibn ‘Arabî dans cette occurrence se retrouve dans les noms qui désignent et le monument et la personne à qui il est dédié.

De surcroît, tel mémorial réalise encore plus l’ambition universelle et cosmique en approfondissant le syncrétisme culturel Orient/Occident : n’ajoute-t-il par une manière européenne aux formalismes arabes, persans, indiens ? Pour ce dessein, l’architecte fera appel à des artisans italiens afin de transposer à l’échelle monumentale le décor qui adapte l’art de la marqueterie aux marbres et aux pierres précieuses, technique qui provient des plans de tables florentines parvenues jusqu’à Agra et dont les effets chatoient au Taj Mahal sur les parois qui montent jusqu’au tambour de la haute coupole.

La calligraphie, les motifs floraux et géométriques mobilisent nombre de matériaux ayant voyagé jusqu’à Agra de bien des contrées proches et lointaines. Dès lors, le monument reflète aussi une universalité géographique en incrustant sur le marbre blanc du Rajistan le jaspe du Panjab, la turquoise et la malachite du Tibet, le lapis lazuli du Sri Lanka, le corail de la mer Rouge, l’agate de Jaisalmer, la cornaline du Yémen, l’onyx du Deccan et de Perse, les grenats du Gange, le cristal de roche de l’Himalaya. Ainsi le monument utilise-t-il à l’échelle monumentale la matière de l’orfèvrerie, productrice des bijoux et autres parures qui illuminent la beauté des femmes, éléments du décor destinés à insister sur la féminité que le Taj Mahal célèbre.

En outre, l’édifice ne se présente pas seulement du côté du jardin où il s’insère d’une manière originale puisqu’au lieu de se situer au centre, comme le veut la tradition d’où il provient, il a été élevé à l’extrémité du vaste enclos, à l’un des bouts du plan d’eau où, nous l’avons dit, il se mire, ce qui prolonge sa présence réelle par sa mouvante image virtuelle. En plus, à l’arrière, le monument donne sur la nature et la rivière Yamuna, ce qui projette de lui une autre image virtuelle. Cette double exposition apporte au monument une double articulation entre le jardin et le paysage, entre le clos et l’ouvert, entre la nature redessinée par l’homme et la nature à l’état brut.

Toutefois la phobie islamique de Claude Lévi-Strauss est telle qu’il ne relève aucune de ces qualités dans sa description négative et hâtive. Non, nous dit Lévi-Strauss, même le Taj Mahal ne sauve pas l’islam, ne rétablit pas le principe féminin ou à tout le moins ne lui libère pas l’accès à la dialectique du féminin et du masculin que tel monument pourtant révèle avec éclat, n’en déplaise à son détracteur.

Je peux comprendre qu’on ne puisse pas aimer l’islam. Chacun est libre pour se fixer sur ce qui en cette religion prédispose au fanatisme, à la violence, à la guerre, à la rature du féminin. Mais il serait absurde de réduire l’islam à une atmosphère de caserne et de chambrée pour soldatesque inspirée par l’exclusivisme mâle, caractéristiques qui rassembleraient dans la même malignité l’islam et le militarisme germanique accompli dans le nazisme.

Il faut savoir lever les voiles sur les domaines réservés de l’islam et rappeler à Claude Lévi-Strauss que l’occultation de l’apport civilisateur de l’islam procède d’une idéologie exclusiviste qui, en principe, ne devrait pas être la sienne. Sinon, l’éminent anthropologue serait sous l’effet d’une occultation qui a prospéré à l’époque coloniale, laquelle était encore une réalité géopolitique lorsque Claude Lévi-Strauss écrivait Tristes tropiques au cœur des années 1950, précisément entre octobre 1954 et mars 1955, au moment même où la guerre d’Algérie a été déclenchée pour gagner ensuite en intensité. En rappelant ce simple fait de structure, nous nous trouvons prémunis pour nous détourner des paroles délirantes qu’instaurent les polarités distinctives, telle celle du féminin/masculin, laquelle risque d’imposer sa mécanique à celui qui en fait usage au point de constituer pour lui un écran qui voile le réel.

Je rappellerai à Claude Lévi-Strauss que l’apport civilisateur, qu’il n’a pas voulu apprécier au Taj Mahal, s’est manifesté historiquement aux fondements de l’Europe, hors la prétendue fatalité de la contamination mâle. Il faut simplement rappeler à cet intellectuel que le point de départ de la notion qu’il incarne a été historiquement lié à l’islam. En effet, selon Alain de Libera4, les deux auteurs qui ont inventé la figure de l’intellectuel en Europe sont Maître Eckhart et Dante car ils ont été amenés à se préoccuper de politique et à être accusés d’hérésie ou bannis par l’autorité théologico-politique. Or il se trouve que l’un et l’autre ont été informés par l’islam.

Dante a intégré les sources arabes de façon explicite. Dans la Divine Comédie, il fait la distinction entre l’islam comme civilisation et l’islam comme religion. Cette distinction dantesque mérite d’être mise devant les yeux de quiconque la renie, fût-il un des maîtres à penser de son époque, tel Claude Lévi-Strauss. En effet, trois figures de l’islam sont sauvées dans le voyage outre-tombe de Dante : dans les Limbes, à côté des Grecs, de Platon, d’Aristote, de Galien, du Latin Virgile qui est le guide, il y a deux philosophes arabes, Averroès et Avicenne, et un personnage politique musulman qui représente l’idéal du prince chevaleresque, Saladin5 ; alors que le prophète dit Mäometto et l’imam Ali subissent dans un des bouges de l’Enfer les pires des sévices, des souffrances réservées aux schismatiques, ceux qui apportent la discorde et la dissension6 ; l’islam en tant que croyance est perçu comme secte, ainsi que le proclame la tradition polémique chrétienne créée par Jean Damascène depuis le début du viiie siècle7.

Le rapport de Dante avec la culture arabe est manifeste et reconnu par lui. Les références astronomiques sont multiples. La symbolique de la lumière qui anime sa métaphysique est redevable à Avicenne. Et le texte qui lui a donné une réserve d’images ainsi que l’ordonnancement architectonique de la Divine Comédie a été traduit dans les ateliers d’Alphonse le Sage par un chrétien (Bonaventure de Sienne) et un juif (Abraham al-Fakim8). Il s’agit de la version la plus complète qui nous soit parvenue de la légende qui raconte l’Ascension du prophète de l’islam dans les cieux et ses visions de l’Enfer et du Paradis.

Faut-il aussi informer Lévi-Strauss que l’exaltation du féminin par Dante à travers Béatrice a eu une antériorité islamique tout à fait analogue incarnée par Ibn ‘Arabî exaltant la Persane Nizhâm ? Il y a un jeu d’écho indéniable entre l’une et l’autre gloire féminine, Nizhâm apparaissant dans les années 1210 le long des poèmes de Tarjumân al-Ashwâq9, Béatrice s’animant dans les années 1290 au cœur des stances de la Vita Nova10.

Quant à Maître Eckart, les dernières recherches montrent sa décisive formation averroïste. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’ouvrage du philosophe et historien de la pensée médiévale allemand, Kurt Flasch11. Situé dans le contexte international de sa formation, Maître Eckhart apparaît profondément marqué par ce qui a été traduit en latin du philosophe de Cordoue. La marque du commentateur d’Aristote paraît paradoxale pour un maître réputé mystique qui aurait pu être plus près d’un philosophe qui prend davantage en considération l’expérience intérieure et visionnaire, tel Avicenne. Il s’avère que c’est dans la logique et la psychologie aristotélicienne affinée par le glossateur andalou que Maître Eckhart a exprimé ses spéculations mystiques qui divinisent l’homme.

Et en remettant nos pas dans la voie mystique sur laquelle chemine Maître Eckhart, nous constatons qu’elle croise bien des haltes et des demeures qui jalonnent l’itinéraire emprunté par les soufis, notamment par Ibn ‘Arabî. Ces proximités sont manifestes pour ce qui a trait au désencombrement de l’âme, ce fond sans fond que le sujet libère afin d’accueillir Dieu en lui. C’est une disposition qui oblige l’homme à entretenir la féminité en son for intérieur, nous dira encore Ibn ‘Arabî, argument supplémentaire en faveur de l’exaltation du féminin au sein du masculin chez un auteur d’islam12.

Tous ces rappels apportent les nuances nécessaires pour défaire la mécanique que veut nous imposer Claude Lévi-Strauss en séparant le féminin du masculin, en en faisant deux principes exclusifs servant de critère de distinction entre des entités qu’il situe dans des positions antithétiques et irréconciliables alors qu’il serait plus juste de les approcher dans l’imparable dialectique qui les lie car il y a du féminin dans le masculin et du masculin dans le féminin, il y a gloire et privilège de l’un dans l’autre, en islam, en Inde, en Europe, comme ailleurs en tout homme. Pour cette raison, face à la logique de l’identité et de la différence, somme toute aristotélicienne, de laquelle procède Claude Lévi-Strauss en ces pages consacrées à l’islam, nous proposons l’adhésion à la logique de l’ambiguïté, celle, paradoxale, qui prône ce qu’Ibn ‘Arabî (xiiie siècle) appelle al-jam’ bayn adh-dhiddâyn, « l’union des contraires13 », ce qui le rapproche étrangement du taoïsme, comme le démontre l’islamologue japonais Toshihito Izutsu14. Il est vrai que par cette solidarité des opposés, l’islam confirme à sa manière la pensée taoïste qui nous propose de Chine sa part d’universel. Dès lors, l’islam, comme l’Inde, au reste, seraient ensemble et dans le même flux féminin/masculin.

La lucidité de Claude Lévi-Strauss

Dans le dernier chapitre de Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss retrouve sa lucidité en procédant à une audacieuse et pertinente analogie entre la France et l’islam en leurs blocages respectifs15. Selon lui, ces deux entités ont trouvé à l’époque de leur rayonnement les solutions les plus adéquates par rapport à une situation historique donnée, puis elles sont restées figées sur ces solutions sans parvenir à s’adapter à une réalité qui a bel et bien bougé, sinon muté.

Il dénonce le fixisme de la France qui vit sur le modèle de l’État moderne créé par Napoléon dont elle n’a pas réussi à se dégager. Ce fixisme de la France est aujourd’hui en 2011 encore plus manifeste qu’en 1954, au moment où Lévi-Strauss écrivait Tristes tropiques. Le fixisme est la cause d’une crise de l’identité, de la laïcité, de l’universalité, des institutions de l’enseignement et de la recherche, de la création littéraire et artistique. Cette crise de l’identité, de la laïcité, de l’universalité s’exprime notamment par la présence de l’islam dans la société française, présence qui signale la nouvelle diversité qui bouleverse la réalité hexagonale. Déjà en 1954, Lévi-Strauss remarque que la France, en raison de son fixisme, a été incapable d’octroyer la nationalité à ses quinze millions de musulmans d’Afrique blanche et noire dans le cadre de son empire déclinant. Bref, nous dit Claude Lévi-Strauss, la France a eu peur d’adopter une décision et un geste politiques à l’américaine. Une telle disposition lui aurait permis de lever le scandale juridique qu’elle a entretenu pendant cent trente ans en gouvernant en Algérie des nationaux sans nationalité16. Le pays qui a été un des inventeurs de l’État de droit a failli à ses principes pour protéger les intérêts de ses corps constitués créés dans le contexte napoléonien qui ne traitait pas d’une réalité aussi plurielle.

Et en 2011, l’islam continue d’être une affaire qui interroge l’identité française en mettant au défi sa laïcité et son universalité. D’autant plus que la centralité a bougé dans le monde. Déjà, depuis 1945, la centralité occidentale s’est déplacée de l’Europe vers l’Amérique, confirmant la destitution de la Méditerranée au profit de l’Atlantique, patente depuis le xviiie siècle. Maintenant, le déplacement de la centralité vers le Pacifique se confirme. L’Amérique est prête à partager davantage la centralité avec la Chine et l’Inde, donc avec l’Asie, qu’avec l’Europe. Ces multiples déplacements ébranlent la participation de la France à la centralité. D’une France mise au défi de se penser comme une entité appartenant à un monde en train de dépasser la hiérarchie entre un centre (qui commande) et une périphérie (qui obéit).

Bref, la notion même de centralité se trouve marquée par la pluralité. Or, la France ne parvient même pas à assimiler la diversité qui constitue sa propre réalité. Cette diversité est perçue par plus d’un citoyen comme une blessure narcissique. Bien des Français, consciemment ou inconsciemment, voudraient rester fidèles à la logique napoléonienne qui s’appliquait en cohérence avec une France ascendante, plus homogène, moins hétérogène, en tous les cas toute autre, située dans un monde lui aussi tout autre.

Il en est de même pour l’enseignement et la transmission des valeurs. Ce qui a fait la France depuis Napoléon, c’est l’école et la formation de l’élite technique et dirigeante. Or, la machine éducative est en panne. L’enseignant, de l’école primaire à l’université, a perdu le lien avec le feu sacré. La société lui renvoie une image de misère. Déconsidéré, il n’est plus le prêtre du sacerdoce républicain, héritier des institutions napoléoniennes. Le déclin de la fonction est précipité par le corporatisme et la collégialité qui placent en premier la défense des intérêts des corps constitués. La courte vue des normaliens, des polytechniciens, des énarques, n’éclaire plus l’intérêt général d’une société et d’un monde qui changent plus vite que le concept qui les régule. Bref, nous sommes bel et bien face au spectacle dont le drame est la trahison des clercs.

De son côté, l’islam a su inventer au Moyen Âge, entre 750 et 1250, mais, ensuite, il n’a pu ni évoluer ni s’adapter à un monde changeant. Il est certain que l’islam ancien honorait davantage la sainteté de l’esprit que l’islam d’aujourd’hui. L’islam a eu très tôt, au xe siècle, les signes avant-coureurs de la Renaissance et d’une sortie du Moyen Âge ; mais il en est resté aux prémices.

Il n’a pas su transformer les apports de ce xe siècle qui vit l’émergence de l’esprit scientifique et expérimental dans l’entretien avec les Grecs et les Indous. C’est ainsi que le médecin Râzî a posé les bases de l’agnosticisme en critiquant les monothéismes et en les mettant devant les contradictions qu’engendre leur prétention à la religion vraie17. En même temps, Farabi pensait la cité idéale en combinant les propositions grecques à la réalité islamique, donnant au droit le devoir de s’adapter au changement, ce qui porte atteinte à la permanence de la sharî’a18.

C’est aussi l’époque où Ibn al-Haytham crée la science expérimentale en faisant muter le dispositif de l’optique, hérité de Ptolémée19. C’est encore le temps où les néopythagoriciens que sont les Frères de la pureté pensent obtenir la catharsis et la purification dans la contemplation d’une beauté qui rend le monde meilleur par l’application de la géométrie et des mathématiques aux arts, allant de la musique à l’architecture, en passant par la peinture et la calligraphie20. C’est d’ailleurs de cette époque et quasi simultanément que datent les dynamiques coupoles de la mosquée de Cordoue commanditées par le calife umayyade al-Hakam, entre 961 et 976, coupoles qui, par leurs capteurs de lumière et leurs ogives croisées, suggèrent une mobilité théâtrale, annonçant l’esthétique baroque de Guarino Guarini à San Lorenzo de Turin (1666-1679).

C’est à ce même moment qu’a été proposée par le soufi Tirmidhi l’éthique de la nuance qui situe l’expérience intérieure dans la réalité mouvante de l’introspection psychologique la plus fine21. C’est encore le siècle où, avec Miskawayh, l’Éthique à Nicomaque est adaptée à la matière islamique22.

Aussi, dans cette effervescence humaniste et d’érudition scientifique, n’était-il pas choquant que le Coran fût perçu comme une problématique impliquant la question des variantes et la pluralité des versions transmises, ce qui fait trembler la surface et les profondeurs du texte, loin du tabou qui décidera de son authenticité interdite de contestation.

Cependant, tous ces processus seront interrompus. Les raisons qui sont à l’origine de la transformation de l’Europe au xve siècle étaient déjà bel et bien actives en Islam au xe siècle. Mais l’entropie qui avait atteint ces processus fit passer l’islam du change au fixe. L’une des raisons de cette fixité, c’est que l’esprit a abdiqué et abandonné le devoir d’innovation pour que soit sauvegardé le pouvoir des clercs, comme gardien d’une tradition fixée et immuable. Cette tentation conservatrice guette aujourd’hui la France également.

En ce sens, l’analogie avec l’islam reste efficiente. À partir du milieu du viiie siècle, dans le creuset de la langue arabe, par le phénomène des traductions, se sont croisées des traditions qui ne s’étaient jamais rencontrées auparavant : les traditions grecque, persane, indienne, chinoise également. Cette croisée des traditions a produit une mutation de l’esprit qui a été perçue comme indépassable par les descendants de ses promoteurs. Dès l’an mille, la culture de langue arabe a commencé par se transformer en culture encyclopédique. Les recensions se sont multipliées : on bannissait l’invention, pour perpétuer le pouvoir des clercs en répertoriant et en consignant le legs traditionnel dédié à la funeste et cruelle permanence.

Le rapprochement de ces deux blocages, séculaire pour l’islam, actuel pour la France, signale en Lévi-Strauss une lucidité sinon une voyance qui le situe loin du délire auquel il a succombé en recourant à la polarité du féminin et du masculin dont les termes furent unilatéralement appliqués à l’Inde et l’islam avant d’être répercutée sur l’Europe.

Mais la lucidité de Claude Lévi-Strauss aurait été toute autre s’il avait situé l’état déplorable des musulmans réels rencontrés au nord de l’Inde dans l’amnésie qui les exile de leur temps de pertinence, de leur arkê inventive. Il aurait eu alors les moyens de sauver le Taj Mahal en le voyant pour le chef-d’œuvre qu’il est au lieu de le déformer, de le défigurer même, en le soumettant à la mécanique qu’il avait bricolée pour approcher l’islam comme une essence, objet immuable sous l’autorité d’un masculin devenu monstrueux en abolissant le féminin, amputé ainsi de la moitié constitutive de l’Être. Il aurait ainsi pu magnifier le Taj Mahal et déplorer dans la foulée que les musulmans contemporains qui l’environnent n’en étaient pas les dignes héritiers. Il aurait ainsi confronté la misère des musulmans actuels à la splendeur de leur passé dont témoigne notamment le Taj Mahal. Et il aurait dès lors inscrit l’islam dans la trajectoire historique qui conduit les productions des communautés humaines de la grandeur à la décadence, du zénith au nadir. Cet usage de l’historicité aurait constitué pour Lévi-Strauss le plus sûr antidote contre l’essentialisation.

Et nous aurions eu à prolonger ces remarques en disant que les musulmans ne retrouveront pas l’efficience en retournant à la substance produite par leur pertinence antérieure. Car telle substance change avec le siècle. Aussi de tels musulmans ne reconnaîtraient l’intégralité de l’Être dans sa haute performance que le jour où ils appréhenderont l’intelligence et le sentiment du siècle en portant l’héritage de leur pertinence antérieure sous forme de trace pour la féconder par des moyens tout autres qui sont ceux du siècle. Mais pour que de telles considérations eussent pu être mobilisées, il eût fallu se mettre dans la perspective du destinal islamique, c’est-à-dire d’être dans l’éthique et la psychologie de la substitution afin de comprendre le malheur du musulman en tant qu’autre capable de renouer avec les ressources qui le conduiraient au salut. Nous aurions alors salué un acte de belle générosité philoxénique.

Pour l’heure, et face à la lettre de Tristes tropiques, il nous suffira de constater que le même homme peut être dans un même livre porteur de clairvoyance et de cécité, de délire et de lucidité, de divagation et de discernement. Un même esprit passe ainsi allègrement de l’erreur à la justesse, de la déraison à la sagesse. En vérité l’homme n’est pas infaillible. Et Lévi-Strauss, dans ses propos sur l’islam, s’avère être un homme comme n’importe quel autre, portant en lui l’ambivalence qu’instaure l’union des contraires.

  • *.

    Écrivain, anime l’émission « Culture d’Islam » sur France Culture, il vient de faire paraître : Printemps de Tunis, la métamorphose de l’histoire, Paris, Albin Michel, 2011.

  • 1.

    Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955 (rééd. Paris, Pocket, coll. « Terre humaine poche », 2009, p. 476-484).

  • 2.

    Wayne E. Begley, “The Myth of the Taj Mahal and a New Theory of its Symbolic Meaning”, Art Bulletin, mars 1979, vol. LXI, no 1, p. 5-60. Voir aussi du même auteur le rôle que joue la calligraphie dans cette signification symbolique : “Amânat Khân and the Calligraphy of Taj Mahal”, Kunst des Orients, XII, 1978-1979, p. 5-60.

  • 3.

    Ibn ‘Arabî, Fuçûç al-Hikam, éd. ‘Afîfî, 1946, p. 218.

  • 4.

    Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Le Seuil, 1997.

  • 5.

    Dante, la Divine Comédie, Enfer IV, p. 129 et 143-144.

  • 6.

    Ibid., Enfer XXVIII, p. 30-63.

  • 7.

    Jean Damascène, Écrits sur l’islam, présentation, commentaires, traduction par Raymond Le Coz, Paris, Le Cerf, 1992.

  • 8.

    Enrico Cerulli, Il libro della scala, Vaticano, 1949.

  • 9.

    Traduit par Maurice Gloton sous le titre de l’Interprète des désirs, Paris, Albin Michel, 1996.

  • 10.

    Nous en recommandons la traduction de Jean-Charles Vegliante, Paris, Classiques Garnier, 2011.

  • 11.

    Kurt Flasch, D’Averroès à Maître Eckhart, les sources arabes de la « mystique allemande », Paris, Vrin, 2008.

  • 12.

    Ibn ‘Arabî, Futûhât…, section XCVIII, chap. 108, Le Caire, éd. Osman Yahya, 1992, t. XIV, p. 66-83.

  • 13.

    Ibid.

  • 14.

    Toshihiko Izutsu, Sufism and Taoism. A Comparative Study of Key Philosophical Concepts, Tokyo, Iwanami Shoten Publishers, 1983.

  • 15.

    C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, op. cit., p. 485-487.

  • 16.

    Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Grasset, 2002.

  • 17.

    Voir notre traduction de ses fragments qui réfutent la prophétie dans la Plus belle histoire de la liberté, Paris, Le Seuil, 2009, p. 187-190.

  • 18.

    Farabi, « Le compendium des Lois de Platon », dans Philosopher à Bagdad au xe siècle, éd. bilingue, présentation et dossier par Ali Benmalkhlouf, traduction par Stéphane Diebler, glossaire par Pauline Koetschet, Paris, Le Seuil, 2007, p. 136-137 et 178-179.

  • 19.

    Gérard Simon, l’Archéologie de la vision, l’optique, le corps, la peinture, Paris, Le Seuil, 2005.

  • 20.

    Yves Marquet, les Frères de la pureté, pythagoriciens de l’islam, Seha, Édidit, 2006.

  • 21.

    Al-Hâkîm Tirmidhi, le Livre des nuances ou de l’impossibilité de la synonymie, traduit par Geneviève Gobillot, Geuthner, 2006.

  • 22.

    Miskawayh, Traité d’éthique, traduit par Mohammad Arkoun, Paris, Vrin, 2010.