La poésie américaine résiste
Vers quels textes nous tournons-nous dans les moments de désarroi collectif ? Après le 11 septembre 2001, le magazine The New Yorker choisit de publier en lettres blanches sur fond noir le poème “Try to Praise the Mutilated World” d’Adam Zagajewski, écrit six mois avant les attentats, qui connut un succès immédiat. En France, après l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015, c’est le Traité sur la tolérance de Voltaire que choisirent les lecteurs français. Après ceux du Bataclan, ce fut Paris est une fête d’Hemingway. Quelques mois après l’élection de Donald Trump, le lectorat américain découvre le caractère prophétique de 1984 de George Orwell, dont les ventes s’envolent. Mais avant cela, et comme après le 11 Septembre, ce fut d’abord vers la poésie qu’il se tourna.
Dès le lendemain du scrutin, le poème “Differences of Opinion1” de la Britannique Wendy Cope fit le tour du Web. Il ne s’agissait pas d’un texte récent, écrit pour l’événement. Publié par le magazine américain Poetry dix ans auparavant, il parle d’un homme qui cherche à convaincre une femme que la Terre est plate, et lui nie toute légitimité à défendre un point de vue opposé au sien. Redécouvert, le poème a circulé largement, comme un exutoire au désarroi général. Car ce texte faisait étrangement écho à deux phénomènes qui avaient marqué la campagne de Donald Trump : un rapport contrarié aux faits, en particulier scientifiques, doublé d’une misogynie assumée.
Les poètes au cœur de la mobilisation
La place de la poésie dans le contexte post-électoral ne s’est pas limitée à cet épisode. Des journaux comme le Guardian ou le Huffington Post ont tout de suite proposé à leurs lecteurs des compilations de poèmes pour « temps incertains2 ». Parmi les références convoquées, des poètes comme Maya Angelou ou Adrienne Rich, figures de la poésie engagée dans des causes telles que l’égalité raciale et le féminisme. “Still I Rise” écrit en 1978 par Maya Angelou, évoquant le combat pour l’égalité des Noirs américains, a beaucoup circulé :
De même, “What Kind of Times Are These” d’Adrienne Rich, dont le titre est issu d’un poème de Bertold Brecht, « À ceux qui viendront après nous », écrit pendant la Seconde Guerre mondiale lors de son exil. “Try to Praise the Mutilated World” a également été relu à la lumière des événements. En novembre 2016, la victoire de Trump offrait une nouvelle occasion de s’interroger sur « le monde mutilé ».
Si des poèmes déjà connus ont été remobilisés car ils faisaient écho à la situation, de jeunes poètes ont également rencontré, dans la foulée de l’élection de novembre, un lectorat particulièrement avide de poésie. C’est le cas d’Ocean Vuong, de Solmaz Sharif, de Danez Smith ou encore de Javier Zamora, dont certains textes sont nourris de l’actualité la plus récente. Dans “You’re Dead, America”, Danez Smith évoque l’« homme de la télévision » qui va « devenir président », alors qu’« il n’a aucun mot3 ». Les textes de Javier Zamora, arrivé du Salvador à 9 ans, sur l’expérience de la migration ont connu un écho particulier en plein débat sur la construction du mur à la frontière mexicaine.
La mobilisation fut aussi le fait des poètes eux-mêmes. Le Writers Resist Movement a été lancé fin 2016 par la poète Erin Belieu, avec le manifeste suivant : « Le cynisme grandissant des autorités et un dédain alarmant pour la véracité érodent nos idéaux démocratiques les plus chers. En tant qu’écrivains, nous avons un énorme pouvoir, celui de contourner le discours politique vide et de focaliser l’attention du public sur les idéaux d’une société libre, juste et empathique. » Le mouvement rassembla plus de 2 000 écrivains, le 15 janvier 2017, pour une marche ralliant la Public Library de New York à la Trump Tower. L’Association of Writers & Writing Programs organisa quant à elle pour son édition de février 2017 une marche vers le Capitole, conclue par une veillée de lecture de poèmes, en face de la Maison-Blanche.
Une poésie du réel
La tentation est grande pour l’observateur français de conclure à une incroyable vitalité de la poésie dite politique aux États-Unis, qui tranche avec la situation de la France, où la poésie n’est plus depuis longtemps un instrument de mobilisation. Mais Don Share, poète et rédacteur en chef de Poetry, relativise d’emblée : « Les poètes sont certes à la pointe de la mobilisation, mais il ne faut pas romancer cet engagement. Les poètes parlent des réalités sociales, et c’est précisément cela qui leur a valu une nouvelle audience. » Autrement dit, les poètes américains ne parlent pas de politique pour elle-même, pas plus qu’ils ne se mobilisent dans une perspective exclusivement militante. Ils écrivent à partir de la réalité sociale, et cette réalité inclut aujourd’hui l’élection de Donald Trump. Alors que nous sommes tentés de regarder le 8 novembre 2016 comme un coup de tonnerre qui aurait conduit les poètes à prendre solennellement la plume, Share rappelle que le ciel américain s’assombrissait depuis un moment, et que les poètes en avaient témoigné patiemment, au quotidien.
Tensions raciales, montées des inégalités, changement climatique, autant de thématiques qui irriguent la poésie américaine contemporaine. “Dinosaurs in the Hood” de Danez Smith, publié en 2014, évoque ainsi le poids des clichés raciaux et ethniques dans la culture populaire américaine. Le poète imagine un film fantastique dont la première scène montrerait un jeune garçon noir jouant dans le bus avec un dinosaure en plastique, avant d’apercevoir par la fenêtre un véritable tyrannosaure. Mais Smith redoute d’emblée la manière dont une telle scène pourrait être détournée, mise au service d’un métadiscours sur la condition des Noirs américains :
Ne laissez pas Tarantino tourner ça. Dans sa version, le garçon s’amuse avec un pistolet ; une métaphore : jeunes noirs jouant avec leur propre vie présage de sa fin, portrait craché de son père4.
Dans “Halloween in the Anthropocene”, publié en 2015, Craig Santos Perez reprend comme un refrain la formule trick or treat (« un bonbon ou une farce ») que prononcent les jeunes Américains qui frappent aux portes, le soir d’Halloween, pour recevoir des confiseries. Mais il entremêle la comptine enfantine avec une prière adressée à toutes les victimes de la surconsommation – les enfants qui en Asie fabriquent les déguisements revêtus par les petits Américains, les malades du cancer et de l’asthme, les océans touchés par le changement climatique ou les réfugiés :
Prions El Niño, qui fait croître nos peines, prions Océan, sa mère, qui expire dans un bain chaque jour plus chaud, au milieu des poissons morts et des enfants réfugiés5.
Si, aux États-Unis, la politique est présente au cœur de la poésie, ce n’est pas au titre d’un moment historique et exceptionnel dont il faudrait témoigner, mais parce que la politique a des conséquences concrètes sur le réel dont parlent les poètes. Ocean Vuong, jeune poète né au Vietnam en 1988, arrivé aux États-Unis à l’âge de 2 ans, l’exprime ainsi : « Ce n’est pas tant que nous ne parlons de politique que maintenant, à l’ère de Trump, mais plutôt que la poésie, et plus largement la culture, ne peuvent plus faire abstraction des violences et des ruptures engendrées par les décisions politiques. » La poésie ne saurait être réduite à une prise de parole, motivée par une sorte de responsabilité sociale du poète. Les jeunes poètes ont d’ailleurs tendance à récuser cette notion, tel Danez Smith : « Je ne crois ni juste ni même intéressant d’attendre de chaque poète qu’il investisse la poésie d’une mission. »
« La poésie est toujours avec nous »
Il n’y a donc pas de statut spécifique de la parole poétique, qui la rendrait plus légitime qu’une autre à porter les combats sociaux et politiques, et l’aurait naturellement propulsée à la pointe de la mobilisation contre les orientations du président Trump. En revanche, elle est comme un langage « souterrain », « qui est toujours avec nous », avec laquelle nous sommes « spontanément en lien » selon les mots de Don Share, dans l’intime comme dans le collectif. Les Américains lisent de la poésie aux mariages, aux enterrements. Et donc aussi quand leur pays prend un chemin qui les effraie.
L’attention au réel et à l’expérience humaine qui caractérise la poésie aux États-Unis est aussi porteuse d’une exigence de vérité et de précision dans l’usage des mots. Nommer de la manière la plus juste possible est le cœur du travail poétique. Et à ce titre la nouvelle administration offre une véritable occasion de mobilisation. Car s’il est un domaine où le candidat puis le président Trump s’est illustré, c’est bien son rapport au langage : le sien est pauvre et sommaire, et son usage des mots est fallacieux. C’est donc une responsabilité de justesse de la langue que les poètes américains endossent aujourd’hui, plus qu’une responsabilité strictement militante. Et c’est aussi ce que le lectorat américain leur demande, à un moment où, comme l’explique Don Share, « les autres formes de discours paraissent peu fiables, inaptes à exprimer ce que l’on sait et ressent. C’est alors qu’on se tourne vers les poètes ». À l’heure où il nous faut peu à peu apprivoiser l’émergence dans le débat public des « faits alternatifs », proposés par l’équipe du nouveau Président, nul doute que la poésie américaine a de beaux jours devant elle.
- 1.
Sauf indication contraire, il est possible de consulter les poèmes cités sur www.poetryfoundation.org.
- 2.
Voir Megan Garber, “Still, Poetry Will Rise”, The Atlantic, 10 novembre 2016 et sur le site du Guardian.
- 3.
www.buzzfeed.com
- 4.
Don’t let Tarantino direct this. In his version, the boy plays / with a gun, the metaphor: black boys toy with their own lives, / the foreshadow to his end, the spitting image of his father (nous traduisons).
- 5.
Let us / praise El Nino, his growing pains, praise his mother, / Ocean, who is dying in a warming bath among dead / fish and refugee children (nous traduisons).