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Où est passée la société civile ?

septembre 2017

#Divers

Lors de son discours devant le Congrès réuni à Versailles le 3 juillet, Emmanuel Macron a prononcé une fois l’expression « société civile ». On aurait pu croire à un passage obligé, tant sa campagne présidentielle puis la campagne législative de La République en marche ! (Lrm) avaient rendu omniprésente cette référence, devenue une sorte de gage du renouvellement de la classe politique. Mais c’est dans une perspective assez différente que le président de la République l’a mentionnée cette fois-ci, dans les quelques phrases consacrées au Conseil économique, social et environnemental. Le chef de l’État a rappelé que cette instance consultative est censée incarner le « mouvement vivant de la société française ». Mais parce que son intention fondatrice, « créer entre la société civile et les instances politiques un trait d’union » paraît s’être « un peu perdue », il a annoncé sa réforme, et notamment la remise au goût du jour du droit de pétition, affichant son ambition d’en faire la « Chambre du futur, où circuleront toutes les forces vives de la nation ».

La « société civile », notion aux contours particulièrement plastiques, désigne ici de façon classique les représentants de la vie civile organisée1, les syndicats de salariés et de chefs d’entreprise, d’associations environnementales, familiales, de consommateurs ou humanitaires. Les mois précédents nous avaient pourtant habitués à une autre acception du terme, selon laquelle la société civile s’était mise à désigner les hommes et femmes non professionnels de la politique entrant au gouvernement d’abord, puis au Parlement, et dont le candidat Macron avait fait un argument central de sa démarche. Le discours devant le Congrès marquait-il le retour dans le débat public de la véritable société civile, celle qui avait été quelque peu éclipsée par l’usage omniprésent, voire inapproprié, du terme au cours des derniers mois ? Certains l’ont peut-être espéré. En effet, la véritable labellisation de la société civile à laquelle on avait assisté au cours de la campagne n’a pas manqué de susciter des critiques2. La première d’entre elles étant que le renouvellement revendiqué était largement en trompe-l’œil, tant la sociologie des candidats Lrm à la députation était étroite, et pas davantage représentative de la société française que ne l’était l’Assemblée sortante. Mais une fois les élections passées, les premières enquêtes sur la composition de la nouvelle Assemblée ont fait apparaître un paradoxe plus significatif encore : les élus issus de Lrm sont en moyenne plus éloignés que les autres parlementaires des formes traditionnelles de l’engagement associatif. Seuls 15 % d’entre eux ont été actifs dans une association, un syndicat ou un mouvement représentatif, contre 20 % en moyenne dans les autres groupes parlementaires3.

Est-ce à dire qu’ils seraient encore moins de la société civile que les autres ? François Crémieux4 n’est pas loin de le penser : « Ce serait intéressant de savoir par exemple combien parmi eux ont eu un engagement associatif, défendu telle ou telle cause, signé des pétitions… » Ce faible engagement militant au sein des rangs des députés issus de Lrm doit être rapproché d’un autre enseignement des premières enquêtes sur la nouvelle Assemblée : si les élus Lrm, alliés au Modem, représentent bien l’essentiel des nouveaux élus, ils ne sont pas du tout des néophytes en politique. Proches des cercles politiques, ils sont nombreux à avoir été collaborateurs d’élu, à avoir travaillé dans une collectivité territoriale ou un ministère. Michel Offerlé5 voit avant tout dans le nouveau visage de l’Assemblée nationale le « remplacement d’un personnel politique par un autre ». Remplacement qui a bénéficié de circonstances particulières – un affaiblissement historique des partis traditionnels, offrant un appel d’air, une occasion d’entrer en politique sans en passer par la lente montée en grade au sein des partis. Ce contournement a certes permis un certain renouvellement générationnel, et plus encore en direction des femmes, sans pour autant ouvrir une ère radicalement neuve dans le fonctionnement de nos institutions : pour M. Offerlé, « ce nouveau personnel politique va très certainement se professionnaliser peu à peu. Certains sortiront sans doute de la politique et reprendront une activité, mais d’autres poursuivront. Les “novices” ne sont pas novices de la même manière ».

Entre public et privé

Aurait-on assisté à un hold-up sur la notion de société civile ? Si tel est le cas, ce n’est pas la première fois que cela arrive. Car la fortune de la notion se confond avec une longue histoire, qui est aussi celle de sa réduction progressive à des usages de plus en plus étroits.

La société civile ne désigne d’abord aucune réalité sociale objectivable : « D’aucuns ont prétendu que la société civile existait bel et bien, de manière intemporelle, qu’il existerait Une “société civile”. L’histoire de l’usage du mot reste pourtant à faire, sous ses formes plurielles. Actuellement, l’occupation du mot est étroitement politique, et instrumentale. La société civile, c’est tout bêtement les non-professionnels – ou prétendus tels – de la politique », précise M. Offerlé. On peut en revanche faire l’archéologie de la notion. « Société civile » apparaît alors comme un signifiant flottant, transportant selon les époques différentes représentations du corps social et de sa structure interne. Son apparition remonte à l’Antiquité, avec la notion de koinônia politikè chez Aristote, littéralement la « communauté politique », traduite par Cicéron en societas civilis. La société civile désigne alors la communauté politique formée par les citoyens dans la Cité6. Il faut attendre les travaux de Hobbes et de Locke pour qu’elle se mette à désigner la sphère des intérêts privés, à la fois en tant qu’elle est instituée par l’État et qu’elle se distingue de lui. La société civile est alors conçue comme un produit direct du contrat social. Elle est l’ensemble des citoyens qui renoncent collectivement à l’état de nature pour se mettre sous la protection d’un souverain et développer ainsi des rapports sociaux privés (famille, commerce, propriété, etc.). Sous la plume de Rousseau, la société civile devient, à l’inverse, un espace de conflit et d’insécurité institué par la propriété privée, elle-même protégée et perpétuée par l’État. Il eut à son propos cette formule restée célèbre : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile7. »

On trouve des notions proches dans différentes aires linguistiques et culturelles, toutes porteuses de significations spécifiques, que la traduction systématique par « société civile » ne permet pas de saisir. Mais c’est peu à peu l’approche tocquevillienne du « civil » qui s’est imposée dans la représentation générale du sujet. Si le terme même de « société civile » n’est pas présent dans De la démocratie en Amérique, la notion de vie civile y désigne la capacité d’action et d’auto-organisation des citoyens face à l’État, qui est la condition de la vie démocratique. Sous la plume de Tocqueville, le concept de vie civile est porteur d’une injonction normative forte : cette activité des citoyens est souhaitable, face à un État toujours soupçonné de tentation autoritaire. Cette approche, qui est celle de la civil society anglo-américaine, est en réalité assez éloignée de la tradition française des corps intermédiaires, ces « institutions de l’interaction » pour reprendre la formule de Pierre Rosanvallon, qui constituent bien plus un « trait d’union » entre le citoyen et l’État qu’une sphère autonome et capable d’auto-organisation. Mais à partir des années 1970 et 1980, le mouvement des Ong, reconnues et labellisées par les institutions internationales, renforce et diffuse cette approche.

Parallèlement, au cours des années 1970, la société civile fait son apparition dans le débat intellectuel, au service d’une critique de l’étatisme. Les dissidents d’Europe de l’Est la mobilisent largement8, tandis qu’en France elle nourrit les réflexions de personnalités proches de la « deuxième gauche » de Michel Rocard, telles que Patrick Viveret, Jacques Julliard ou Pierre Rosanvallon. Rejetant à la fois la compromission de la gauche avec le totalitarisme stalinien et le centralisme gaullien, ils revendiquent la vertu des expériences associatives, militantes, locales ou sectorielles contre l’exercice centralisé et vertical du pouvoir. La société civile devient dès lors un ensemble de personnalités dont le parcours, l’expérience et les engagements peuvent contribuer à la conduite des affaires de la Cité.

C’est cette conception qui a conduit, dès les années 1980, à valoriser l’entrée au gouvernement de personnalités issues de cette société civile, comme un gage d’ouverture des institutions politiques à des compétences nouvelles, d’une part, et à des causes qu’il paraît important de représenter, d’autre part. En 1988, le premier gouvernement de Michel Rocard intègre des personnalités comme Roger Fauroux, ancien Pdg de Saint-Gobain, qui devient ministre de l’Industrie et du Commerce, ou Bernard Kouchner, médecin et cofondateur de Médecins sans frontières, nommé secrétaire d’État à l’Insertion. En juin de la même année, l’historien Alain Decaux devient ministre délégué chargé de la Francophonie. Preuve que cet objet intellectuel peu ou mal identifié interroge, le journal Libération affiche, en une de son édition du 20 juillet 1988, la question suivante : « Dis maman, c’est quoi la société civile ? », au-dessus d’un panorama de silhouettes noires découpées sur fond gris. Et le mouvement se poursuit régulièrement, avec l’ex-directeur du Centre Georges-Pompidou Jean-Jacques Aillagon et le philosophe Luc Ferry, respectivement ministres de la Culture et de l’Éducation nationale du premier gouvernement Raffarin en 2002, ou Martin Hirsch, médecin président d’Emmaüs France, prenant en charge la lutte contre la pauvreté au sein du gouvernement Fillon en 2007. Rares sont ceux qui ont pu se targuer d’un bilan conséquent. Peu au fait du fonctionnement des institutions, mal aguerris aux relations avec les médias, ils ont rarement réussi à imprimer leur marque. Le très éphémère ministre délégué chargé de la Santé dans le premier gouvernement Rocard, Léon Schwartzenberg, qui dut démissionner au bout de onze jours pour s’être publiquement prononcé en faveur de la dépénalisation du cannabis, fait figure de cas d’école. Mais, en dépit de ce bilan mitigé, c’est encore dans cet esprit de mise en valeur des qualités de la société civile que sont entrées au gouvernement d’Édouard Philippe des personnalités comme Nicolas Hulot ou Sophie Cluzel, qui, avant de devenir secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, était une figure du monde associatif dans le domaine de la scolarisation des enfants en situation de handicap.

Au regard de cette approche de la société civile, conçue comme vivier d’hommes et de femmes aux parcours exemplaires et susceptibles d’apporter leur compétence à la chose publique, le « moment macronien » opère encore un déplacement. La plupart des ministres ou des députés labellisés « société civile » se distinguent moins par leurs engagements dans la vie civile que par des parcours hybrides, qui mêlent une bonne connaissance des institutions publiques avec des expériences dans le privé, le tout valorisant une approche entrepreneuriale des sujets et des chantiers, « en mode projet ». Selon M. Offerlé, ils sont avant tout « des polyglottes, au sens où ils maîtrisent plusieurs grammaires. Ils parlent aussi bien la langue du privé que celle du public, et partagent une affinité avec le monde de l’entreprise ». Représentée au gouvernement par des ministres tels que Muriel Pénicaud ou Jean-Michel Blanquer, cette maîtrise caractérise également la plupart des nouveaux députés de Lrm. Elle définit plus encore le président de la République lui-même. L’utilisation des méthodes managériales – que l’on songe au recrutement des candidats à la députation par entretien, ou à la répartition des places en commission à l’Assemblée à partir de lettres de motivation – en est le signe le plus manifeste. Aujourd’hui, cependant, la participation de la société civile à la vie politique dépasse le cadre de l’entrée au gouvernement d’un ensemble composite de personnalités choisies par un Premier ministre pour leur parcours ou leur compétence spécifique. Avec l’élection de ces nouveaux députés au Parlement, c’est la question d’une meilleure représentation nationale qui est posée.

Crise de la représentation

Pourquoi la société civile est-elle peu à peu devenue un produit d’appel pour électeurs en demande de renouvellement ? Il y eut d’abord le rejet de la figure du politique professionnel, qui n’a rien d’une nouveauté. Dans l’éditorial du numéro de Libération consacré au sujet en 1988, Serge Daney s’affichait déjà méfiant, sinon critique, de ce qui apparaissait alors comme une nouvelle mode : « Dès que quelqu’un parle de “société civile”, la tentation est grande de savoir à quoi il l’oppose. Qu’est-ce qui n’est pas civil de nos jours ? Le religieux ? Le militaire ? Non, rien moins que le politique. C’est un mot qui vaut plus par ce qu’il dénonce que par ce qu’il désigne. Un bel “idéologème”. Et en même temps, son succès ne vient pas par hasard. Tout se passe comme s’il était devenu impossible de prêter aux hommes politiques autre chose qu’un certain savoir-faire technique de la décision. Mais pour ce qui est d’y voir clair dans des dossiers compliqués, on préférera écouter une commission des sages à la télé. » Sagesse, exemplarité des parcours, compétence, etc., autant de qualités attendues des personnalités issues la société civile, la classe politique étant – déjà – perçue comme fonctionnant en vase clos, enfermée dans une vision strictement technique des affaires publiques, et dès lors dépourvue de toute vision, y compris politique. Mais le moment présent marque une étape supplémentaire dans le rejet de la classe politique professionnelle. Devant ce qui est perçu comme l’échec des partis traditionnels qui se sont succédé au pouvoir, et qui n’ont pas mené des politiques particulièrement différenciées, l’ouverture des institutions à des non-professionnels de la politique est proposée comme le meilleur moyen de retrouver une représentation nationale digne de foi, en prise avec les attentes du corps social.

Le mouvement Lrm n’a d’ailleurs pas eu le monopole de cette approche. La France insoumise (Lfi) de Jean-Luc Mélenchon a également investi de nombreux non-professionnels de la politique aux législatives et l’a revendiqué comme un gage de renouvellement. Certes, à la différence de Lrm, Lfi n’a pas mis en avant la notion de société civile en tant que telle, la soupçonnant de véhiculer une approche élitaire de la représentation. Renaud Péquignot, médecin gériatre hospitalier et candidat aux législatives dans la 8e circonscription du Val-de-Marne, insiste sur le fait que « c’est la société dans son ensemble – et pas la société civile – que le Parlement est censé représenter. Et sur ce plan la société civile dont on nous rebat les oreilles est une belle entourloupe ». Encarté depuis peu au Parti de gauche suite à un conflit professionnel qui l’avait conduit à se syndiquer, Renaud Péquignot a été approché par la responsable de sa circonscription pour être candidat, selon lui pour deux raisons principales : « La France insoumise cherchait des gens qui avaient mené des combats, d’une part, et qui représentaient une vraie diversité de métiers, de savoir-faire. La politique doit être représentative de toutes les conditions, tous les métiers. Si un banquier rencontre un plombier au Parlement, là il peut se passer des choses. »

Au-delà de tout ce qui les sépare, les mouvements Lrm et Lfi ont eu en partage une volonté de mieux représenter le corps social, en cherchant à ouvrir le champ politique à des personnes dont ce n’est pas le métier. En cela, ils se sont démarqués des partis politiques traditionnels. F. Crémieux résume ainsi : « Finalement, la société civile est peut-être d’abord une manière de nommer l’alternative, un mot-valise pour qualifier l’alternative au régime des partis. » Les mouvements Lrm et Lfi l’ont fait en puisant dans des strates sociologiques différentes, et surtout avec des postures opposées. La société civile « en marche » revendique l’esprit d’initiative, d’entreprise, la créativité pour libérer les forces productives du pays. Elle est entrepreneuriale et participative. La société civile insoumise est contestataire et animée d’une conscience de la conflictualité politique. Mais toutes deux participent d’un désir de meilleure représentation de la société française. Désir qui reste par nature insatiable, le Parlement n’ayant jamais été sociologiquement représentatif, et toute société civile – en tant qu’elle met en avant des personnes ayant fait la preuve de leur qualité étant par construction élitaire.

Reflux des mouvements sociaux

Faire rentrer les non-professionnels de la politique en politique pour remédier à une crise de la représentation qui n’en finit pas de s’aggraver, voilà peut-être ce que fut le principal usage de la « société civile » au cours de la séquence électorale qui s’achève. La réponse est-elle à la hauteur des attentes ? Rien n’est moins sûr.

Derrière le recours intempestif à la notion depuis bientôt quarante ans se cache une évolution profonde : celle de l’augmentation continue du niveau d’éducation des citoyens. Nos sociétés sont plus que jamais constituées de personnes éduquées, aux compétences multiples, capables et désireuses de s’impliquer dans des choix de gestion de la vie publique. En appeler à la société civile pour gouverner ou faire la loi, c’est prendre en compte cette compétence potentielle, qui trouve difficilement sa voie d’expression. La recherche de nouvelles formes d’implications politiques, notamment participatives dans les collectivités territoriales, ou sous la forme de conférences citoyennes ou de conférences de consensus destinées à recueillir le point de vue des citoyens sur des enjeux de politiques publiques9 se développe. Elle se fonde sur la conviction que le seul système de représentation verticale est à bout de souffle et que le désir d’implication civique n’a jamais été aussi fort, ni aussi largement partagé socialement10.

Mais alors, pourquoi un tel sentiment de fatigue démocratique, dont l’abstention record aux dernières législatives est un signe inquiétant ? L’explication par le désinvestissement d’institutions insuffisamment représentatives ne suffit pas. Elle n’explique pas l’atonie générale qui caractérise la période actuelle, où la société civile – au sens cette fois de la vie civile organisée – est quasiment aphone. F. Crémieux le souligne : « Alors qu’on prétend qu’elle est maintenant représentée au Parlement, la société civile, la vraie, me paraît aller très mal. Si l’on regarde tous les grands mouvements, les grandes causes qui ont animé la société civile ces dernières décennies, on constate qu’elles sont presque toutes exsangues : l’antiracisme a quasiment disparu, le mouvement féministe est morcelé, le syndicalisme renouvelle difficilement ses cadres, les associations de malades n’ont plus la force de représentation et d’action des décennies 1990 et 2000… » On ne fera pas ici le diagnostic approfondi que mériterait ce constat. L’avenir dira si les mouvements sociaux qui ont marqué le dernier quart du xxe siècle sont véritablement entrés dans une phase de reflux. Mais on peut constater en revanche qu’ils se sont dépolitisés, ce qui n’est pas sans conséquence sur la vitalité de la société civile. En effet, cette dernière n’a cessé au cours des dernières décennies de se professionnaliser, de prendre elle-même en charge des pans entiers de l’action publique (dans le champ social, sanitaire ou environnemental) à mesure que le périmètre de l’intervention de l’État recule11. En devenant prestataire de services, la société civile organisée est de moins en moins en capacité de médiatiser et de politiser les revendications et conflits qui travaillent la société. Une société civile contestataire s’est certes largement exprimée ces dernières années, à travers des mouvements comme Occupy, les Indignés ou encore Nuit debout. Mais ils se sont révélés incapables de structurer un débouché politique à la dynamique sociale qui les sous-tendait. Tous ont assumé un fonctionnement parfaitement horizontal et une recherche du consensus qui, pour intéressants qu’ils soient sur le plan du renouvellement des pratiques, se sont révélés paralysants. Comme le suggère Rafaele Laudani, on peut même considérer que ces mouvements, tout comme les Ong, finissent par se fondre dans une gouvernance globale, à exercer au mieux une forme spécifique de pression politique12.

Une nouvelle classe politique est donc entrée au Parlement. Mais cela ne nous dit pas comment va la société civile en France, quelles attentes la travaillent, car à force, la société civile vaut plus pour l’usage qui en est fait que pour la réalité qu’elle désigne. « Qui s’en sert, quand, comment, avec quels effets et quels contours ? » sont pour M. Offerlé les seules questions intéressantes à se poser à son sujet. Aujourd’hui, le « qui » renvoie aux hommes politiques et aux journalistes, qui désignent à travers elle une nouvelle classe politique qui n’est pas passée par les partis. Le « comment » renvoie à un usage de plus en plus étroit qui, des formes de la vie civique organisée, s’est mis à désigner les non-professionnels de la politique. Mais c’est aussi une approche de plus en plus lisse, prétendument uniforme, de la société civile qui s’impose peu à peu. Comme si elle n’était qu’un ensemble d’hommes et de femmes de bonne volonté, désireux de se mettre au service de l’intérêt général. Le recours à la notion de société civile est à cet égard le miroir d’un affaissement progressif des cadres de la conflictualité politique, au profit d’une approche gestionnaire de la démocratie et de la chose publique. Reste la question des effets, encore entière à ce jour. Le renouvellement de la classe politique permettra-t-il de revivifier la participation démocratique de la société dans son ensemble ?

  • 1.

    Il s’agit là de l’une des définitions les plus courantes de la société civile, que retiennent notamment les institutions internationales. Le Livre blanc de la gouvernance de l’Union européenne en donne cette définition : « La société civile regroupe notamment les organisations syndicales et patronales (les “partenaires sociaux”), les organisations non gouvernementales (Ong), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des Églises et des communautés religieuses. »

  • 2.

    Voir notamment « Société civile. Mon œil ! », Le 1, no 158, juin 2017.

  • 3.

    « À l’Assemblée, les députés Lrm sont les plus éloignés de l’engagement associatif ou syndical », Le Monde, 29 juin 2017.

  • 4.

    Directeur des hôpitaux universitaires Paris Nord, François Crémieux est membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Il s’est engagé dès 1994 dans la dénonciation du siège de Sarajevo et dans le mouvement de solidarité avec les démocrates des pays des Balkans.

  • 5.

    Michel Offerlé, professeur émérite de sociologie politique à l’Ens. Il est notamment l’auteur de la Société civile en question, Paris, La Documentation française, 2003, de la Profession politique xixe-xxie siècles (sous la dir. de), Paris, Belin, coll. « Alpha », 2017 et Patrons en France, Paris, La Découverte, 2017.

  • 6.

    Raffaele Laudani, « Aux origines de la société civile », Le Monde diplomatique, septembre 2012.

  • 7.

    Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes [1755], présentation de Blaise Bachofen et de Bruno Bernardi, Paris, Gallimard, coll. « GF », 2011.

  • 8.

    Miklos Molnar, La démocratie se lève à l’Est. Société civile et communisme en Europe de l’Est (Pologne et Hongrie), Paris, Puf, 1990.

  • 9.

    De telles démarches ont par exemple été développées en 2004 sur l’accompagnement des personnes en fin de vie, à l’initiative du ministère de la Santé et en 2013 sur la transition énergétique, dans le cadre du débat national sur la transition énergétique.

  • 10.

    Loïc Blondiaux, les Nouveaux Laboratoires du politique, Paris, Seuil, 2017.

  • 11.

    Voir « Quelle professionnalisation pour le monde associatif ? Entretien avec Matthieu Hély », en ligne sur www.laviedesidees.fr, novembre 2011.

  • 12.

    R. Laudani, « Aux origines de la société civile », art. cité.

Anne Dujin

Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.

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