
Rencontre avec nous-mêmes
Les restes humains en contexte archéologique
La loi doit mieux accompagner les archéologues au sujet des vestiges anthropobiologiques, dans le respect des rapports de la société avec ses morts.
« Les vivants sont toujours, et de plus en plus, dominés par les morts[1]. »
Les hommes ne sont pas immortels. Ils quittent un jour le monde des vivants et leur corps se transforme naturellement ou dans le cadre de rituels funéraires. Ils deviennent alors des traces matérielles. Au regard des quelque sept millions d’années que recouvre la très longue histoire de l’humanité et ses prémices, ou même « seulement » des 40 000 ans des Homo sapiens que nous sommes, cela fait du monde ! Certes, sur cette très longue durée, la croissance démographique n’est pas continue. Peu nombreux à l’aube des temps, les hommes se sont multipliés au fils des millénaires, avec des moments clefs comme les débuts du monde agricole à partir du xe millénaire avant notre ère, des moments de crise tels que les épidémies de peste ou des catastrophes climatiques, les grands conflits du xxe siècle et, de manière exponentielle depuis un siècle environ, jusqu’à atteindre sept milliards d’individus dans le monde aujourd’hui. Remise dans la perspective du temps et des disparitions humaines successives, cette comptabilité place les vivants, tout particulièrement les archéologues, devant une incontournable réalité et bien des questions de droit, d’éthique et de science. Comment agir face aux restes humains, vestiges biologiques de celles et ceux qui nous ont précédés ? Le sujet bouscule et interroge aujourd’hui, alors qu’il n’a pas constitué une réelle préoccupation durant des siècles.
Les archéologues mettent quotidiennement au jour des ossements humains dans les différents sites qu’ils sont amenés à fouiller, quel que soit le cadre d’intervention (archéologie préventive, en amont des travaux d’aménagement, ou programmée, dans le cadre d’un projet spécifique de recherche). Ces ossements sont datables de périodes très différentes, des débuts de l’humanité jusqu’aux époques contemporaines et se comptent en millions depuis les débuts d’une archéologie moderne au xixe siècle. Néanmoins, ces restes humains ne sont pas des vestiges tout à fait ordinaires, tant sur le plan juridique que sur le plan scientifique.
Évolution du regard sur les restes humains
Depuis des millénaires, les hommes ont pris en charge leurs morts et les ont le plus souvent mis en terre selon des rituels très variés[2]. Ces actes codifiés et ces gestuelles constituent l’un des premiers signes d’identification d’une société humaine[3]. Au fil du temps, les hommes ont parfois découvert les restes enfouis d’ancêtres, plus ou moins lointains, sans les transformer pour autant en un sujet d’étude, ou les intégrer dans une enquête historique plus vaste.
Les premières fouilles de restes humains coïncident avec les débuts de l’archéologie. À la Renaissance, les pionniers de la pratique cherchent surtout les objets et les monuments. Toutefois, en exhumant ces derniers, il n’est pas rare de mettre au jour des ossements, dont on ne sait pas trop que faire à l’époque. Ils sont inégalement traités, rarement conservés, parfois laissés sur le chantier, au mieux ré-inhumés dans des conditions très variables. Aucune définition de l’archéologie n’existe alors, pas plus qu’un statut (a fortiori patrimonial) pour ces ossements, dont le sort est décidé par la coutume et les croyances, celles du monde judéo-chrétien pour l’Europe. Les seuls restes humains qui commencent à retenir l’attention sont contemporains, européens, mais surtout originaires de continents éloignés que les explorations et conquêtes ont permis de découvrir. Ils intriguent et posent aux Européens la question de l’altérité. Les développements des sciences, de la médecine et de la biologie au siècle des Lumières invitent à conserver des restes humains de manière plus systématique dans les collections muséales qui se constituent progressivement, à l’image de celles du Museum d’histoire naturelle à Paris, où toutes les traces du vivant sont peu à peu archivées et cataloguées.
Un changement s’amorce au xixe siècle. L’archéologie devient une recherche plus systématique du passé au travers des traces qui ont subsisté dans le sol[4]. On analyse les témoignages des périodes connues par les textes, mais on découvre également un passé beaucoup plus ancien, dépourvu de sources écrites mais pas de vestiges. L’origine de l’homme devient un sujet d’étude et les ossements qui peuvent en témoigner acquièrent un nouveau statut. Les restes de Neandertal (Homo neandertalis) en 1864 ou de ceux de Cro Magnon (Homo sapiens) en 1868, témoins directs de nos origines, sont soigneusement conservés et étudiés. En revanche, ceux des sépultures antiques ou médiévales reçoivent moins d’attention, appartenant à un monde qui semble plus familier et plus ordinaire du point de vue des restes de nature biologique. Parallèlement, dans ce second xixe siècle, une ethnographie plus rationnelle et académique se structure peu à peu à côté de la médecine. Les collections muséales s’enrichissent. Une anthropologie physique se développe à l’image des travaux de Paul Broca en France[5]. On cherche des « races », on veut approfondir les taxonomies de toutes sortes et le monde entier devient un horizon possible d’étude dans ce domaine. Le premier xxe siècle et les dérives du nazisme conduisent à faire évoluer les réflexions sur l’homme, y compris dans son volet biologique. Le terme de race disparaît. L’anthropologie (et l’ethnologie), nourrie par des travaux d’ampleur mondiale tels ceux de Claude Lévi-Strauss, envisage désormais l’homme dans sa diversité autant que dans son unicité[6].
En archéologie, la conservation des restes humains durant toute cette période est encore très aléatoire. En 1950, l’invention du radiocarbone marque une rupture majeure, en permettant notamment de dater des ossements à partir des modifications chimiques et physiques survenues depuis le décès des individus analysés. Désormais conservés à des fins d’études, ils sont également fouillés selon de nouvelles méthodes, avec une attention accrue, et conduisent à des perspectives différentes sur les rituels funéraires. Un champ de recherche immense et dynamique s’ouvre, d’abord modestement, puis plus fortement à partir des années 1980 et de manière plus codifiée sur la fouille à la fin des années 1990[7]. Quelques scandales révèlent alors une archéologie en mutation et une évolution du regard porté sur ces vestiges. Ainsi, entre 1977 et 1979, le grand cimetière du Campo Santo (xiie-xviiie siècle) près de la cathédrale à Orléans est éventré dans le cadre de travaux d’aménagements. Les ossements sont sortis en masse des tombes, à la pelleteuse, sous l’œil des caméras et de la presse, provoquant une large indignation. Deux leçons en sont tirées : il faut une intervention des archéologues dans le cadre de ces grands travaux pour que les archives du sol, dont nous sommes les héritiers, soient fouillées et non définitivement perdues ; le rapport de la société avec ses morts – et la mort de manière plus globale – change, avec des conséquences sur la recherche. Près d’un quart de siècle plus tard, le sujet est un enjeu scientifique majeur, nourri par des innovations méthodologiques en « post-fouille », dont les analyses sur l’Adn contenu dans les ossements ou les dents, voire les tissus lorsqu’ils sont conservés[8].
Une législation inadaptée
En quelques décennies, les restes humains archéologiques, longtemps négligés, occupent une place centrale dans les recherches archéologiques. Pourtant, si l’archéologie « préventive » qui accompagne les grands travaux est désormais bien intégrée dans la législation, celle qui encadre la pratique des fouilles de ce type de vestiges spécifiques est inégalement aboutie selon les pays[9].
En France, les premiers débats juridiques sur ce type de vestiges ont porté, non pas sur des données archéologiques mais sur des restes intégrés à des collections muséales, et plus particulièrement des ossements de populations non européennes, leur statut, leur restitution éventuelle à leur pays d’origine. L’un des premiers cas emblématiques fut celui d’une femme connue sous le nom de « Vénus hottentote », née en 1788-1789, morte à Paris en 1815 et dont les restes conservés au Museum d’histoire naturelle furent rendus à l’Afrique du Sud en 2002[10]. Le statut de ces restes d’une femme originaire d’un autre pays, mais composante d’une collection muséale française – et à ce titre inaliénable – était au cœur des discussions, tout comme celui, plus ample, des restitutions de biens (au sens large) à des pays anciennement colonisés. Les débats se sont poursuivis, en particulier dans le dossier sur la restitution des têtes Maori en 2008-2009. La question reste d’actualité, comme l’atteste la commande de différents rapports depuis cette date, le dernier remis à l’automne 2018 au président de la République[11]. De son côté, le Comité consultatif national d’éthique a soulevé ces questions, mais essentiellement sous l’angle des collections muséales[12].
Le sujet dans son volet archéologique se pose de manière différente. Les archéologues sont sur le terrain et mettent au jour des vestiges encore enfouis, restés in situ dans leur contexte d’origine, celui de leur dernier dépôt, avec des variations dues au temps écoulé et aux conditions locales (la taphonomie). Ils interviennent donc en amont d’un quelconque placement et sont, en quelque sorte, les premiers pourvoyeurs de restes humains dans d’éventuelles futures collections. Toutefois, en France, leur action peut s’avérer complexe car elle relève de plusieurs législations. Pour l’archéologie dans son ensemble, c’est le Code du patrimoine qui encadre la pratique. La nature particulière des restes humains (qualifiés de « vestiges anthropobiologiques » en archéologie) les fait relever du Code civil (art. 16-1) : « chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». Enfin, ils relèvent également du droit funéraire (Code général des collectivités territoriales) pour tous les aspects de manipulation et de transport, très règlementés. Les contradictions des textes rendent donc délicate la pratique archéologique : dans une application stricte du droit français, ce sont les Pompes funèbres qui sont habilitées à intervenir sur les défunts, dans le respect du Code civil, mais seuls les archéologues sont autorisés à pratiquer des fouilles archéologiques sur des sites où se trouvent, éventuellement, ces restes. Sans compter des situations plurielles, tel un reliquaire qui peut réunir des restes anthropobiologiques et un vestige mobilier et relève donc de deux législations différentes…
Dans la pratique, les fouilles incluent une intervention des professionnels de l’archéologie sur ces vestiges dont on connaît, ou non, la présence. Dans certaines situations d’aménagements, on sait avant même le début de tous travaux que ces derniers sont susceptibles de toucher un cimetière – et donc des défunts – et que les archéologues sauront intervenir selon des protocoles qu’ils maîtrisent, de fouille, de relevé, de prélèvement, à l’issue desquels ils « libèreront » le terrain selon le terme, peu élégant mais explicite, en usage. Aujourd’hui, certaines situations peuvent s’avérer sensibles, en particulier lorsqu’il s’agit de lieux marqués par des croyances religieuses. En droit français, rien ne s’oppose à la fouille d’un lieu juif ou musulman par des chrétiens ou des athées (et inversement), qu’ils soient des hommes ou des femmes : le chercheur est un professionnel areligieux. Une concertation s’avère parfois utile pour ne pas heurter certaines sensibilités, même si elles ne relèvent aucunement de la science. Ces vestiges ont non seulement acquis une importance scientifique nouvelle, mais ils nourrissent également des sentiments identitaires parfois marqués, dans un contexte où cette dimension a récemment pris de l’importance. Ils soulèvent donc une série de questions : peut-on fouiller ces vestiges ? Peut-on les étudier ? À qui appartiennent-ils ? Existe-t-il des tiers ayant des droits ? En quels termes se posent leur « restitution », évoquée pour les collections muséales déjà constituées, et a priori leur ré-inhumation ? On imagine que, sans un droit spécifique, certains dossiers se transforment en un casse-tête complexe. Tant pour les archéologues que pour les autres professions impliquées dans la gestion des vestiges humains en contexte archéologique, on mesure l’importance de préciser ce droit spécifique au terme de débats de fond.
Actuellement en France, l’État n’est pas propriétaire de ces vestiges mais il doit en assurer la conservation et les rend disponibles pour étude, personne ne pouvant s’y opposer en droit, au-delà des héritiers directs et des ayants droits. Aucune disposition légale ne concerne par ailleurs d’éventuelles ré-inhumations. L’inhumation ne pouvant être portée que par une « personne ayant qualité à pourvoir aux funérailles » (droit funéraire) et pour un défunt identifié, des ensembles osseux « en vrac » provenant de fouilles anciennes demeurent dans un vide juridique.
La situation la plus claire du point de vue du droit concerne les fouilles de soldats des conflits contemporains (à partir de 1870) sur le territoire français. S’ajoutent cette fois les dispositifs du Code pénal et du Code des pensions alimentaires et des victimes de guerre. Dans tous les cas de découvertes de défunts hors d’un cadre d’inhumation courante (cimetière), une enquête judiciaire est d’abord ouverte sous l’autorité du procureur de la République afin d’écarter toute éventuelle cause criminelle de la mort. Les zones de découvertes sont sécurisées et une autorisation spécifique est nécessaire pour des études scientifiques approfondies. Le ministère de la Défense est informé et une procédure de recherche des descendants est entreprise, pour les combattants de toutes les nationalités. Les corps des soldats français appartiennent à l’État et ont vocation à être inhumés à titre perpétuel, aux frais de l’État, dans des lieux dédiés. On est ici autant dans un travail mémoriel très encadré que dans des enjeux archéologiques et historiques.
Des dispositions spécifiques pour les vestiges anthropobiologiques
Pour les archéologues, la découverte de restes humains est un fait inéluctable[13]. Les professionnels bénéficient de formations spécialisées et disposent des compétences pour agir avec méthode et respect, dans le dialogue et la concertation. Toutefois, n’est-il pas temps que la loi les accompagne mieux sur ce sujet délicat ?
L’évolution des problématiques scientifiques et celles les méthodes d’analyse sur ces vestiges, les réalités du terrain (notamment en archéologie préventive) et les sensibilités nouvelles sur ces sujets nécessitent que l’écriture des textes de loi s’accompagne de réflexions de fond, entre les archéologues, les juristes et la société par le biais de ses représentants politiques. Il faut trouver une définition, un statut pour ces vestiges anthropobiologiques et expliciter leur vocation patrimoniale tout en réaffirmant leur nature particulière, ou encore l’impossibilité d’une appropriation privée. Un droit dérogatoire au Code funéraire doit permettre aux archéologues de transporter légalement ces restes, tandis que des dispositions doivent garantir la prise en compte de potentiels ayants droits, ou encore les modalités d’éventuelles ré-inhumations.
N’est-il pas temps que la loi accompagne mieux les archéologues au sujet des restes humains ?
Au-delà de ces cadres généraux, on ne peut faire l’économie de questions de fond concernant le sens des interventions archéologiques sur ces vestiges. Un vaste champ de recherche s’est développé depuis les années 1980, incluant ces données, et prenant en compte également les lieux de leur découverte, ou des récits et des représentations figurées lorsque ces sources existent : les gestes prodigués aux dépouilles, les rituels accomplis, la manière de traiter les défunts signent des choix sociétaux fondamentaux et renseignent sur les rapports des vivants avec leurs morts, et avec la mort. Parallèlement, des questions ont été soulevées sur les états sanitaires des populations ainsi retrouvées et, depuis peu, sur ce que l’Adn peut offrir – non sans débat – sur les parentés, filiations, déplacements et migrations sur la longue durée, etc.
Durant le chantier, puis au terme de la fouille et de l’étape du « démontage » des sépultures et de l’enlèvement des vestiges, et leur transport jusqu’au laboratoire, il devient nécessaire, plus que jamais, de réfléchir au devenir de ces données, et d’aborder cette question tant du point de vue scientifique que de celui du droit. Dans une nécropole de plusieurs centaines ou milliers d’individus par exemple, faut-il tout conserver ou doit-on envisager un éventuel tri ? Dans quels délais et sur quels critères scientifiques peut-on effectuer cette sélection ? Qui en a la charge, dans quels lieux et quel cadre ? Concernant les analyses Adn, selon quels protocoles est-il souhaitable d’intervenir ? Comment anticiper et traiter les échantillons prélevés, dans quel cadre et sous quel statut ?
Ces interrogations ne sont pas totalement nouvelles et elles recoupent d’ailleurs celles qui se posent pour toute découverte de mobilier archéologique. Le développement des fouilles d’archéologie préventive a conduit à une augmentation exponentielle des données. L’État a cherché des solutions à la hauteur des enjeux, en particulier avec les « chantiers des collections » (2007), intégrant des lieux de conservation accessibles à la recherche (les Centres de conservations et d’étude). De plus, la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine stipule que tout mobilier archéologique mis au jour appartient désormais à l’État, mettant ainsi fin à des règles antérieures complexes de partage entre les découvreurs et les propriétaires du terrain. Les vestiges anthropobiologiques doivent trouver leur place dans ces dispositifs, après que les questions clefs sur le tri – un sujet abordé depuis plusieurs décennies pour les archives écrites[14] – et les ré-inhumations éventuelles ont été traitées, tout comme celle sur la conservation des prélèvements pour les études Adn, la création de banques de données sur le sujet et celle du traitement des résultats qui soulève des questions d’éthique[15].
Certains pays ont d’ores et déjà adopté des dispositions sur certains des vestiges anthropobiologiques. Depuis 2008, en Angleterre et au Pays de Galles, les archéologues doivent étudier et restituer (en l’occurrence ré-inhumer) les restes humains dans les deux années qui suivent leur découverte, sauf cas exceptionnel[16]. La constitution d’éventuels corpus de référence, de banques de données, se trouve ainsi au moins en partie compromise dans le cas des fouilles contemporaines. Aux États-Unis, le Native American Graves Protection and Repatriation Act (1990) prévoit que les communautés autochtones puissent réclamer les restes et les traiter selon les croyances religieuses qui sont les leurs. La question du devenir des vestiges anthropobiologiques est ainsi largement conditionnée par les décisions et les croyances contemporaines qui ont le plus souvent peu à voir avec les enjeux de conservation d’un patrimoine commun de l’humanité et de sa connaissance.
Après les études scientifiques…
La question du traitement de ces restes humains d’origine archéologique au terme de leur étude se pose enfin. Que peut-on se permettre de faire au-delà des questions scientifiques ? L’archéologie d’aujourd’hui est très attentive à la diffusion de la connaissance et aux développements de liens avec la société dans son ensemble. La présentation des données archéologiques dans le cadre de musées ou d’expositions en fait pleinement partie. Peut-on exposer des vestiges anthropobiologiques dans des vitrines au même titre que les céramiques ou le mobilier métallique ? Tous les restes humains sont-ils équivalents de ce point de vue ? Au Musée de l’homme à Paris, de nombreux ossements humains sont exposés, y compris de personnes identifiées, tel le crâne de René Descartes[17]. Dans l’art baroque du xviie siècle, les tombeaux les plus somptueux se paraient de squelettes dansants et les peintures des « Vanités » faisaient coexister de délicates fleurs aux pétales veloutés avec des crânes, rappelant ainsi aux hommes leur caractère éphémère[18]. Ces présentations artistiques de squelettes ou d’ossements s’inscrivaient d’ailleurs dans une tradition ancienne, dont on trouve trace dans le monde romain antique ou dans la pratique médiévale des reliques et des danses macabres[19].
La mort reste un sujet aux multiples facettes aujourd’hui, qui a très largement évolué. Présente de manière différente dans le quotidien des vivants, plus éloignée de leurs maisons (on meurt désormais plutôt à l’hôpital), elle n’en reste pas moins angoissante pour la majorité des individus. Elle fascine et trouve sa place sur les écrans, parfois de manière très crue insérée dans des enquêtes où l’étude des restes humains a la part belle.
Sur le terrain archéologique, les anthropologues, parfois appelés sur des scènes de crimes ou de conflits contemporains, font face à des restes qui ont le plus souvent suivi des processus de décomposition. Le plus souvent, il ne subsiste que des ossements ou des dents, des restes « secs ». Sauf cas exceptionnels de momification volontaire ou involontaire, les parties dites « molles » ont disparu. Ce qui est parvenu jusqu’au fouilleur a, en partie, été déshumanisé par le travail de sédimentation postérieur à l’enfouissement. Pour des présentations au public, ce n’est pas un détail. Exposer un corps aux traits encore reconnaissables n’est pas de même nature que montrer des ossements. Dans le premier cas, c’est vraiment une rencontre avec un autre nous-même dans lequel chacun peut se projeter même si l’individu est anonyme ; dans le second, une distance s’est installée car ce qui est visible in fine ne l’est pas du vivant des individus. C’est « nous », sans l’être totalement.
Que peut-on imaginer pour leur insertion dans un parcours muséographique ? N’y a-t-il pas une contradiction entre le droit au respect du corps humain et l’exposition dans une vitrine de ce qu’il en subsiste une fois le processus de putréfaction parvenu à son terme ? Au bout de quels délais le corps d’un individu devient-il bien commun de l’humanité ? Le droit français interdit l’exposition publique de cadavres, y compris sous un angle prétendument artistique, mais pas celle des squelettes anciens ou même des momies mis au jour dans les fouilles. Du point de vue de la connaissance et de la diffusion, le contact visuel avec ces vestiges anthropobiologiques requiert nuances et subtilités.
Le contact direct avec les données dans le cadre d’une démonstration est une nécessité pédagogique reconnue. Dans les cours de médecine comme dans ceux d’anthropologie, il semble difficile d’apprendre sans voir ni manipuler. Qu’en est-il dans une perspective de diffusion de la connaissance ? Sans doute, une vision directe est-elle également plus parlante, c’est d’ailleurs le sens même des présentations muséales et le bien-fondé de l’immense majorité des expositions de squelettes ou même de momies. Pourtant, on peut s’interroger sur certains choix. Au musée de Bolzano (Italie), la très fragile momie d’Ötzi, découverte en 1991 dans un glacier et vieille de 5 000 ans, est présentée dans une vitrine créée pour lui à grands frais[20]. L’homme est figé dans une posture quelque peu ridicule et son expression grimaçante fait peur aux enfants. Le musée reçoit bien plus de visiteurs depuis qu’Ötzi y tient le rôle de vedette malgré lui. Bien d’autres visuels pourraient livrer les mêmes informations, mais sans doute pas le frisson quelque peu morbide que la momie apporte.
Nous ne connaissons pas dans le détail la possible « religion » d’Ötzi, ni celle de la majorité des découvertes archéologiques. Mais les croyances, au sens le plus large, sont des marqueurs forts des sociétés humaines, y compris très anciennes. Elles expliquent en partie la prise en charge des morts qui suivent un chemin vers un au-delà aux visages multiples. Le point de vue religieux peut-il, doit-il également intervenir dans cette question de présentation des vestiges anthropobiologiques ? Que faire des religions des hommes du passé ? Les avis sont partagés, sans qu’aucune législation ne règle ces questions.
À toutes les étapes de la chaîne opératoire de l’archéologie, de la fouille à la diffusion de la connaissance, les restes humains méritent mieux que ce cadre législatif actuel, inabouti et contradictoire, angle mort de la loi de 2016. Le débat est urgent. La loi est une contrainte, mais c’est avant tout un cadre qui permet d’agir de manière plus claire, et sans doute plus sereine. Elle ne prive pas la science de sa liberté fondamentale et nécessaire, tout au contraire lorsque les réflexions sont précisément nourries de ses résultats et de ses perspectives.
[1] - Auguste Comte, Système de politique positive, t. II [1852], première partie, chap. 1.
[2] - Maurice Godelier (sous la dir. de), La Mort et ses au-delà, Paris, Cnrs, 2018 ; Thomas Laqueur, Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, trad. par Hélène Borraz, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2018.
[3] - Bruno Maureille, Les Origines de la culture. Les premières sépultures, Paris, Le Pommier, 2004 ; Anne-Marie Tillier, L’Homme et la Mort. L’émergence du geste funéraire durant la préhistoire, Paris, Cnrs, 2009.
[4] - Anne Lehoërff, L’Archéologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2019.
[5] - Claude Blanckaert, De la race à l’évolution. Paul Broca et l’anthropologie française (1850-1900), Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire des sciences humaines », 2009.
[6] - Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss, Paris, Flammarion, coll. « Grandes biographies », 2015.
[7] - Henri Duday et Claude Masset (sous la dir. de), Anthropologie physique et archéologie. Méthodes d’étude des sépultures, Paris, Cnrs, 1987 ; Jean Leclerc, « La notion de sépulture », Bulletin et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, n° 2, 1990, p. 13-18 ; Claude Masset et Philippe Sellier (sous la dir. de), « La paléoanthropologie funéraire », Les Nouvelles de l’archéologie, n° 40, 1990, p. 5-48.
[8] - Cette question des analyses génétiques est au cœur des débats du Comité consultatif national d’éthique (Ccne), prioritairement sur les populations actuelles (question des statuts, des consentements, etc.), mais avec une timide ouverture des débats sur les recherches génétiques en anthropobiologie, et donc sur des restes humains plus anciens.
[9] - Jean-Paul Demoule et Christian Landes (sous la dir. de), La Fabrique de l’archéologie en France, Paris, La Découverte, 2009 ; Abdoulaye Camara et Vincent Négri (sous la dir. de), La Protection du patrimoine archéologique, Paris, L’Harmattan, 2016 ; Vincent Négri (sous la dir. de), Le Patrimoine archéologique et son droit, Bruxelles, Bruylant, 2015.
[10] - Une loi fut même votée pour que cet acte puisse être effectué : loi relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du sud, n° 2002-323 du 6 mars 2002.
[11] - « Rapport au Parlement de la Commission scientifique nationale des collections », février 2015 ; Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, « Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle », novembre 2018.
[12] - Jean-Claude Ameisen et Pierre Le Coz, « Avis n° 11 sur les problèmes éthiques posés par l’utilisation des cadavres à des fins de conservation ou d’exposition », Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, janvier 2010 ; Michel Van Praët, « Le statut des restes humains dans les musées, approche du point de vue éthique », www.quaibranly.fr, février 2008.
[13] - Lola Bonnabel et Anne Richier, « Y a-t-il un cadavre dans la tombe ? Paroles d’archéologues », Techniques & Culture, n° 60, 2013, p. 74-91.
[14] - Michel Melot, « Des archives considérées comme une substance hallucinogène », Traverse, n° 36, 1986, p. 14-19.
[15] - Marie Cornu et Vincent Négri, « L’éthique en archéologie, quels enjeux normatifs ? », Revue canadienne de bioéthique, vol. 2, n° 2, 2019.
[16] - Mike Parker Pearson, Tim Schadla-Hall et Gabe Moshenska, “Resolving the human remains crisis in British archaeology”, Papers from the Institute of Archaeology, n° 21, 2011, p. 5-9.
[17] - Voir Hervé Morin, « Anthropologie : des squelettes dans les limbes », Le Monde, 12 novembre 2015. Sur le musée, Claude Blanckaert (sous la dir. de), Le Musée de l’Homme. Histoire d’un musée laboratoire, Paris, Artlys, 2015.
[18] - Patrizia Nitti, C’est la vie ! Vanités de Pompei à Damien Hirst, Paris, Skira, 2010 ; Alain Tapié, avec Jean-Marie Dautel et Philippe Rouillard (sous la dir. de), Les Vanités dans la peinture au xviie siècle. Méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption, Paris, Albin Michel/Réunion des Musées nationaux, 1990.
[19] - Jean-Hubert Martin et Yves Le Fur (sous la dir. de), La mort n’en saura rien. Reliques d’Europe et d’Océanie, Paris, Réunion des musées nationaux, 1999.
[20] - Jean Guilaine, Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, Paris, Gallimard, 2011 ; Anne Lehoërff, Préhistoires d’Europe. De Néandertal à Vercingétorix, Paris, Belin, coll. « Mondes anciens », 2016.