L'affaire Divjak et l'avenir de la paix en Bosnie-Herzégovine
Controverse
L’affaire Divjak et l’avenir de la paix en Bosnie-Herzégovine
Arrêté en Serbie le 26 mai 2011, après quinze ans d’une traque trop souvent négligente, Ratko Mladic, le bourreau de Srebrenica, doit enfin répondre de ses crimes devant le Tribunal de La Haye où il a comparu pour la première fois le 3 juin 2011. Pendant que le procès se prépare, un autre général, de filiation serbe lui aussi, ronge son frein à Vienne en attendant que les juges statuent sur son sort. Le parallèle s’arrête là, car tout oppose ces deux hommes.
Appréhendé par la police autrichienne le 3 mars 2011, sur la foi d’une demande d’extradition lancée à son encontre par le parquet militaire de Belgrade, Jovan Divjak a été relâché mais interdit de sortie du territoire après versement d’une caution de 500 000 euros, collectée à l’appel de la mairie de Sarajevo. Compte tenu de l’inconsistance du dossier, de l’aveu même du ministre des Affaires étrangères autrichien, il est peu vraisemblable que Vienne donne suite à la requête de Belgrade. Cependant, chaque jour qui passe ajoute au scandale moral et au péril politique d’une accusation conçue pour troubler les esprits, raviver les rancœurs et diviser le pays.
Populaire artisan de la défense de la ville, durant le siège de quarante mois qu’elle endura d’avril 1992 à février 1996, Jovan Divjak a voué sa retraite à une fondation en faveur des orphelins de guerre de toutes origines, « Construire la Bosnie par l’éducation ». Il avait eu la lucidité et le courage de quitter l’Armée populaire yougoslave (Jna) dès qu’elle s’égara dans la « purification ethnique ». Il rejoignit l’état-major bosniaque mais, hostile à toute forme de nationalisme, en démissionna plus tard pour ne pas entériner la domination du parti gouvernemental Sda, ni couvrir les exactions de recrues étrangères venues du Proche-Orient. Il est accusé d’avoir ordonné un assaut contre un détachement de la Jna… dont il s’efforçait justement d’assurer la sécurité.
Un épisode critique du siège de Sarajevo
Les faits remontent au 3 mai 1992. Les milices serbes avaient ouvert les hostilités à Sarajevo le 5 avril, en tirant sur une marche pour la paix. Elles bouclèrent ensuite le siège avec l’appui de la Jna, sous le commandement de Ratko Mladic, en arrosant la cité d’un déluge de balles et d’obus qui ne cessa vraiment qu’au bout de trois ans. À l’aube du 2 mai, tandis que des saboteurs incendiaient la grande poste pour interrompre les communications, les assaillants tentèrent une incursion en direction de la présidence, avec l’intention de la conquérir pour couper la ville en deux. Leurs tanks furent stoppés près de la Maison des syndicats par des unités bosniaques qui leur infligèrent de sévères pertes. D’autres soldats serbes tombèrent le même jour, notamment près du cimetière juif. Pendant ce temps, les défenseurs accentuaient leur pression sur l’hôpital militaire, le Club des officiers et la caserne de la place du 6-Avril, dans lesquels s’étaient barricadés des bataillons de la Jna.
Surprises de rencontrer une résistance résolue et désireuses de négocier en position de force, les unités serbes contrôlant l’aéroport s’emparèrent du président bosniaque Alija Izetbegovic et de sa fille Sabina, ainsi que de Zlatko Lagumdžija, dirigeant du parti social-démocrate (Sdp), dès leur atterrissage au retour d’une réunion diplomatique à Lisbonne. Suite à une médiation du général Lewis McKenzie, commandant la Force de protection des Nations unies (Forpronu), ils furent transférés dans une caserne enclavée dans la ville, tenue par une division de la Jna. Le 3 mai, en échange de la libération de ces captifs de marque, le vice-président bosniaque Ejup Ganic, chargé de l’intérim, accepta de garantir l’exfiltration d’un convoi de quelques centaines d’hommes de la Jna, avec leurs archives et une partie de leur équipement. Leur chef, le général Milutin Kukanjac, prit place dans un blindé de la Forpronu transportant le président et sa fille, un véhicule tout-terrain emportant McKenzie et Lagumdžija en tête. Les otages devaient être restitués avant que le reste de la colonne motorisée ne gagne les collines. Le scénario se déroula d’abord sans incident, mais des hommes non identifiés, la plupart en civil, relevant des divers corps mobilisés en hâte contre l’agression (Défense territoriale, Ligue patriotique, Bérets verts, police municipale), furieux de voir leur échapper des armes qui ne manqueraient pas de se retourner contre eux, ouvrirent le feu contre un tronçon du convoi dans la rue Dobrovolja?ka (rue des Volontaires). Ils tuèrent sept ou huit soldats yougoslaves, d’après la plupart des témoins, une vingtaine, voire une quarantaine selon le parquet militaire de Belgrade qui n’hésite pas à additionner ces défunts avec les morts de la veille. Le général Kukanjac (décédé en 2002), qui protestait contre les approximations de la propagande de son propre camp, en avait reconnu seulement six (un soldat, quatre officiers et une citoyenne musulmane).
Une moitié de la colonne fut autorisée à passer, une quinzaine de camions étant capturés avec leurs occupants et 215 soldats détenus deux jours au centre sportif FIS, où les allégations de mauvais traitements avancées par Belgrade – énergiquement démenties par Sarajevo – n’ont guère été étayées depuis. Dans le contexte confus et tendu à l’extrême de ces premières semaines de siège, la caractérisation des faits est loin d’être acquise. S’il qualifie cet acte de crime, Jovan Divjak, alors colonel de la défense territoriale bosniaque, estime difficile d’en discerner les auteurs, faute de commandement opérationnel sur place. Tout indique que son rôle personnel fut celui d’un médiateur soucieux de faire taire les armes pour assurer l’arrivée du convoi à destination. Un reportage qui a fait le tour du monde – notamment grâce au documentaire de Brian Lapping, Yugoslavia: Death of a Nation (Bbc, 19951) – le montre exposé lui-même aux balles, sur le blindé dans lequel il vient de vérifier la présence du président Izetbegovic. On l’entend distinctement crier « Ne tirez pas ! » à l’adresse des éléments incontrôlés qui visent les soldats de la Jna. Dans le camp adverse, la télévision de Pale, porte-voix de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic, en a fait circuler une version tronquée dans laquelle il semble au contraire s’exclamer « Tirez ! »…
Une requête récusée par la justice internationale
Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (Tpiy) a déjà analysé le dossier, transmis parmi 719 cas par les instances judiciaires de la Republika Srpska (entité serbe de Bosnie). En application de l’accord de Rome du 18 février 1996, connu sous le nom de Rules of the Road (« règles pour la route »), destiné à prévenir les arrestations arbitraires pour motif politique, il a conclu dès juillet 2003 qu’il n’existait pas assez de preuves pour engager des poursuites2. Le 27 juillet 2010, la justice britannique a rejeté comme abusive une demande d’extradition analogue formulée par la Serbie à l’encontre d’Ejup Ganic. Constatant l’insuffisance de preuves et le caractère manifestement politique des motifs de la poursuite, Tim Workman, Senior District Judge du tribunal de Westminster, a fait relâcher l’accusé3. Après ce verdict, l’assemblée générale d’Interpol, réunie à Doha du 8 au 11 novembre 2010, a décidé à l’unanimité d’interrompre la diffusion de mandats d’arrêt lancés pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité par des États membres, contre des ressortissants d’autres pays, tant que les objections de ces derniers n’auront pas été levées, conformément à l’article 3 du statut de l’organisation qui prohibe toute intervention « présentant un caractère politique, militaire, religieux ou racial ». En novembre 2009, son secrétaire général, Ronald K. Noble, fort d’une résolution du comité exécutif de juin 2009, avait déjà repoussé la requête serbe d’émettre des « notices rouges » contre dix-neuf citoyens bosniens, dont Jovan Divjak, et de les inclure dans ses fichiers automatisés. Constatant que les mandats serbes délivrés dans cette affaire n’étaient pas validés par Interpol, les autorités allemandes ont relâché le général qu’elles avaient brièvement retenu à l’aéroport de Francfort, fin 2010.
Pour sortir des conflits de juridiction, un accord conclu la même année entre les États de l’ex-Yougoslavie stipule que les enquêtes pour crimes de guerre devront être conduites par les autorités judiciaires du pays dont les suspects ont la nationalité. La Serbie s’était ainsi engagée à renoncer aux poursuites concernant l’attaque de la rue Dobrovolja?ka, le parquet de Sarajevo se chargeant de l’enquête. Celui-ci s’est donc cru fondé à émettre à son tour une demande d’extradition, le 23 mars 2011, afin de pouvoir examiner l’affaire, bien qu’il n’ait pas formulé d’inculpation à l’encontre de J. Divjak.
Mobiles idéologiques, manœuvres politiques
Derrière ces deux requêtes concurrentes se profilent bien des manœuvres de la part des milieux nationalistes qui se partagent les dépouilles de l’ex-Yougoslavie. À Belgrade, le président Boris Tadic est certes apparu dans ses habits de démocrate modèle après la capture de Ratko Mladic qui, selon lui, lève le dernier obstacle à l’ouverture des négociations d’intégration à l’Union européenne. Peu auparavant, au printemps, la presse bosnienne avait toutefois cité des extraits d’un nouveau Memorandum de l’Académie serbe des sciences et des arts (Sanu), qui encouragerait les autorités de Belgrade à entreprendre des actions judiciaires afin de contester la hiérarchie des responsabilités dans le déclenchement des guerres et l’accomplissement des crimes. Il s’agirait en quelque sorte de parachever par d’autres voies la partition entamée dans la violence.
En Serbie même, le Comité d’Helsinki, le Centre pour la décontamination culturelle, les Défenseurs des droits civiques, les Femmes en noir et d’autres organisations civiques indépendantes ont réagi dès le 4 mars par un communiqué qualifiant d’« énorme scandale » l’arrestation d’un homme qui symbolise « la résistance à l’agression serbe contre la Bosnie ». Estimant qu’il a toujours constitué une « cible » pour les autorités serbes, elles s’étonnèrent qu’il n’ait pas été appréhendé lors de sa visite à Belgrade en 2005, et qu’il soit de nouveau dans leur ligne de mire au moment où « Belgrade entreprend une révision systématique de l’histoire des années 1990 ». Dénonçant une politique de « relativisation des responsabilités dans la guerre », elles rappelèrent que l’envoi de R. Mladic à La Haye était une condition préalable au rétablissement de la confiance. En dirigeant des accusations fantaisistes contre l’un des rares officiers de haut rang sortis sans tâche de ces années de combat, Vladimir Vukcevic, le procureur militaire de Belgrade, n’était pas seulement animé par un désir de vengeance contre un homme dont l’honneur accentue la honte de ses anciens collègues de la Jna, ni par l’envie d’égarer des opinions pour lesquelles une guerre civile ne saurait être qu’une mêlée indistincte où les culpabilités s’enchevêtrent et s’équivalent. Il tentait aussi de réveiller les passions nationales qui pourraient jeter bas l’édifice de Dayton. En alimentant aujourd’hui encore cette mauvaise querelle, il est probable que les autorités de Belgrade veuillent flatter leurs alliées de Banja Luka et donner le change à l’aile ultrachauvine de l’opinion serbe.
La demande paradoxale de la justice de Sarajevo n’est pas davantage exempte d’arrière-pensées. Le procureur en chef Milorad Barasin (évincé fin juin 2011 à la suite d’une affaire de malversation) avait de sérieux arguments pour plaider la primauté et la prévalence de l’enquête lancée en 2005 par la chambre spéciale des crimes de guerre de la cour d’État de Bosnie-Herzégovine – instance mixte qui s’appuie sur une équipe internationale – sur celle du procureur militaire de Belgrade, puisque les faits se sont déroulés dans son pays et impliquent selon toute apparence ses ressortissants. Mais c’est en homme libre, respectueux des lois, et non en prévenu menotté que Jovan Divjak veut venir témoigner. En validant la demande d’extradition d’un citoyen qui n’aspire qu’à retourner au plus vite chez lui pour déposer devant les magistrats qui souhaitent l’entendre dans le cadre d’une enquête, le ministre de la Justice de Bosnie-Herzégovine, Bariša Colak, membre du parti nationaliste croate Hdz, ne s’est pas contenté de provoquer un imbroglio juridique : il a aussi mis en fâcheuse posture une figure exemplaire de ces courants qui, en refusant la réduction de la citoyenneté à la nationalité, gênent le système de partage des pouvoirs en vigueur depuis les accords de Dayton.
Un risque d’implosion
Cette fragile construction n’a pas été fondée sur les Principes pour l’établissement d’une paix durable en Bosnie-Herzégovine, adoptés par Jovan Divjak en 1995 aux côtés de dizaines de cadres et d’intellectuels de renom, principes que Jacques Chirac disait faire siens dans une lettre du 17 novembre 1995 et qui dessinaient un État « multiculturel, multiconfessionnel, multiethnique et laïque ». Dans l’urgence, les négociateurs ont maquillé en constitution démocratique un simple accord de cessez-le-feu qui entérinait la ségrégation des ethnies sur des territoires conquis par la terreur. Seize ans après, la confédération bosnienne reste profondément divisée et les droits des minorités y sont bafoués, surtout en Republika Srpska. Comme elles l’ont encore montré en encourageant des manifestations en l’honneur de R. Mladic, les autorités s’y obstinent dans leur coutume d’exacerber les tensions entre les composantes, afin de canaliser les peurs des électeurs et de conserver le contrôle de juteux trafics. Ainsi le président de cette entité, Milorad Dodik, avait-il cherché à exploiter la procédure autrichienne en convoquant une session spéciale du parlement de Banja Luka dont le porte-parole, Igor Radoji?i?, prétend que l’affaire Divjak a mené la Bosnie « au point de rupture ».
L’intéressé s’inquiétait déjà de tels développements dans Témoignage chrétien, le 14 juin 2010 :
Il y a trois chemins de fer, trois systèmes d’énergie, trois systèmes de téléphonie. L’Europe ne veut surtout pas intégrer un État qui fonctionne comme ça. Elle veut une Bosnie mieux organisée. Précisons aussi qu’il y a 40 % de chômeurs, 750 000 travailleurs pour 400 000 retraités. L’économie est en échec et la privatisation ne donne rien. En revanche, beaucoup de nouveaux riches ont bien profité de la guerre et il y a aujourd’hui une grande corruption. […] Il faut une nouvelle constitution qui bannisse les deux entités. Distinguer les trois peuples, cela empêche de développer l’idée de Nation. Il n’y aura plus de guerre mais il pourrait y avoir de petits conflits résultant de provocations. L’armée serait alors incapable de réagir.
Le rôle de la France et de l’Union européenne
La responsabilité de protéger les populations civiles, assumée aujourd’hui en Libye, n’a pas toujours été la doctrine en vogue à Paris. Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères au début du siège de Sarajevo, ne cachait pas ses réticences vis-à-vis de la notion de droit d’ingérence. François Mitterrand, après son voyage éclair du 28 juin 1992 en compagnie de Bernard Kouchner, avait refusé que la mission de la communauté internationale dépasse le seuil de l’assistance humanitaire, pour ne « pas ajouter la guerre à la guerre », comme il l’expliqua au Point, mais aussi, de son propre aveu, pour ne pas trahir la séculaire fidélité de la France envers la Serbie. Alain Juppé, à son tour en poste au quai d’Orsay, s’était gaussé des alarmes des intellectuels et des maigres résultats de leur liste « L’Europe commence à Sarajevo » aux élections de juin 1994, en déclarant que « l’épopée se finit en pantalonnade ». Il était Premier ministre en juillet 1995, quand le général Janvier négocia avec le général Mladic l’arrêt des frappes aériennes contre la libération des soldats de la Forpronu (dont une majorité de Français) capturés par les troupes serbes, et officiait toujours à Matignon quand l’enclave de Srebrenica, proclamée « zone de sécurité » par le Conseil de sécurité de l’Onu, tomba le 7 juillet 1995 aux mains des hommes de Karadzic et Mladic qui y massacrèrent de 7 à 8000 personnes. Redevenu ministre des Affaires étrangères, il a pris publiquement parti pour une prompte libération du défenseur de Sarajevo.
La France a été lente à sortir des ambiguïtés de cette époque. Dans la poursuite des criminels contre l’humanité réclamés par le Tpiy, ses services de renseignement ont pour le moins manqué d’efficacité, quand ils ne se sont pas prêtés à d’étranges compromissions, comme l’indique par exemple, dans le cas du général croate Ante Govina, une note du général Rondot révélée par les sites Mediapart et Le Courrier des Balkans le 3 mars 2011. Revenu à la tête de la diplomatie française, Alain Juppé s’est heureusement prononcé pour la rapide relaxe de Jovan Divjak, se souvenant que son combat pour la coexistence pacifique des peuples des Balkans avait valu à ce dernier la légion d’honneur en 2001. Il l’a redit publiquement en réponse à une interpellation de Jack Ralite, le 11 juillet 2011 au Sénat, aux côtés de son collègue de la Défense et du Premier ministre. François Fillon avait lui-même reçu à Matignon le président serbe Boris Tadic, jeudi 7 avril 2011, alors que les citoyens de Sarajevo célébraient le triste anniversaire du siège, mais on ignore s’il lui a soufflé mot de l’affaire.
La guerre a débuté il y a vingt ans. Ses séquelles compromettent encore la paix précaire qui s’est établie dans la région depuis une décennie. L’Europe peut faire davantage pour que la justice s’accomplisse. Elle doit soutenir plus énergiquement la nouvelle Cour pénale internationale et réclamer sa reconnaissance par les nations qui s’en tiennent encore éloignées, au premier rang desquelles les États-Unis, la Russie et la Chine. Il lui faut assister sans relâche les efforts des polices qui recherchent les personnes inculpées par les tribunaux spéciaux, aussi bien pour l’ex-Yougoslavie que pour le Rwanda et la Sierra Leone. Elle peut encourager les magistrats des États membres à statuer au nom de la compétence universelle lorsqu’un criminel de guerre réside sur leur sol. Contre les manœuvres dilatoires et les tentatives de réécrire l’histoire dans les prétoires, il convient qu’elle reste vigilante vis-à-vis de la Serbie, en maintenant que son rapprochement avec l’Union européenne dépend de sa pleine coopération sur le plan judiciaire. Face aux requêtes croisées des adhérents d’Interpol, il est urgent qu’elle y fasse respecter un modus operandi clair, inspiré par les principes de rationae loci et rationae personae et fondé sur l’intérêt des victimes plutôt que sur les calculs des gouvernements.
Il importe enfin que l’Europe adopte une vision à long terme dans ses rapports avec Sarajevo et les autres capitales de son flanc sud-est. Instrumentaliser le sort d’un homme d’honneur dans des tentatives de conciliation entre les anciens adversaires ne saurait tenir lieu de stratégie de pacification et de perspective d’intégration. C’est ce qu’ont solennellement rappelé aux instances européennes, le 4 juillet 2011, les signataires d’une lettre ouverte en faveur du général Divjak4. C’est aussi ce qu’ont expliqué les orateurs de la conférence de presse tenue à Vienne, le 8 juillet, en présence de Jovan Divjak, après que la justice européenne eut décidé, le 22 juin, de repousser sa décision dans l’espoir illusoire d’un accord entre les parquets de Belgrade et de Sarajevo, alors que la Serbie persiste à réclamer des privilèges de juridiction contraires aux conventions internationales.
Abandonnée au statu quo politique et au marasme économique, la Bosnie-Herzégovine gâche ses chances et perd sa jeunesse, qui rêve d’avenir à l’étranger. Vis-à-vis des factions de Banja Luka, toujours tentées par le dépeçage de la confédération, Bruxelles et Paris doivent exercer une pression conjuguée, et Vienne doit se hâter d’arrêter une solution conforme au droit. La sauvegarde de la paix passe aussi par la libération sans délai de Jovan Divjak, symbole de la résistance à l’intolérance. Au-delà de son cas personnel5, c’est l’établissement de la vérité et l’administration de la justice que des idéologues et des politiciens cherchent à troubler à travers des procédures brouillonnes. En faisant passer pour suspect un adversaire déclaré de la division sur des bases ethniques ou religieuses, ils nuisent sciemment à la réconciliation entre les peuples.
Antoine Garapon, Florence Hartmann, Emmanuel Wallon
Paris, le 14 juillet 2011*
Librairie
Howard Jacobson, LA QUESTION FINKLER, Paris, Calmann-Lévy, 2011, 382 p., 20, 90 €
Premier livre de Howard Jacobson à être traduit en français, la Question Finkler est aussi le premier roman humoristique depuis The Old Devils6, de Kingsley Amis en 1986, à recevoir le prestigieux Man Booker Prize7, récompense qui, chaque année, distingue le roman le plus original écrit en langue anglaise par un citoyen du Commonwealth, de l’Irlande ou du Zimbabwe. Ce choix surprenant témoigne de la capacité des institutions littéraires britanniques à accueillir tout discours caustique et impertinent sur la société.
La Question Finkler met en scène trois amis, Libor Sevcik et Samuel Finkler, tous deux juifs et veufs depuis peu et Julian Treslove qui, ni juif ni veuf, envie leur chagrin et s’approprie leur judaïté. Les protagonistes se retrouvent autour de discussions chaotiques qui portent essentiellement sur leur identité, l’antisémitisme contemporain ou le conflit israélo-palestinien dans le contexte des univers pluriels où ils évoluent. Mais au-delà du caractère obsessionnel des considérations sur la question juive, ironiquement qualifiée par Julian Treslove de « question Finkler », le roman touche à la transmission identitaire, la perception de la différence, l’importance de la langue comme véhicule de l’appartenance sociale dans la société britannique.
Howard Jacobson est né à Manchester en 1942 dans une famille juive modeste. Après des études d’anglais à Cambridge, il donne des cours à l’université de Sydney avant de revenir en Grande-Bretagne pour, parallèlement à son travail d’écriture, pratiquer enseignement et journalisme. Sa dizaine de romans au style touffu et polémique s’inspirent de sa connaissance de la communauté juive de Manchester – The Mighty Walzer en 1999 –, reviennent sur son expérience d’enseignant – Coming from Behind en 1983 – ou se nourrissent des tensions étranges qui affectent les relations amicales ou amoureuses – The Act of Love en 2008.
La Question Finkler se présente comme une longue et unique conversation, un hommage vibrant aux mots, ceux de la langue yiddish et ceux de la langue anglaise, dans leur habileté à restituer la complexité des sentiments et des pensées. L’humour irrévérencieux et l’impertinence dérangeante des propos dissimulent des blessures secrètes. Les situations cocasses dans lesquelles se débattent les héros laissent deviner les tensions potentielles entre l’expression d’une singularité et l’inscription active dans la société anglaise.
Libor Sevcik, qui fut le professeur d’histoire des deux amis d’enfance, est l’homme d’un seul amour, romantique, cultivé, profondément européen, devenu biographe des stars d’Hollywood. Son judaïsme s’inscrit dans son attachement viscéral à la Grande-Bretagne et son appartenance à la Mitteleuropa (il a quitté la Tchéchoslovaquie en 1948).
Samuel Finkler, auteur à succès de livres de philosophie populaires comme l’Existentialisme en cuisine ou le Petit Manuel de stoïcisme ménager, est arrogant, libidineux et sûr de son bon droit. Tourmenté par le conflit israélo-palestinien, il milite dans l’association qu’il a contribué à structurer, « la société des juifs honteux anglais et humanistes » pour laquelle il propose l’acronyme shoah8.
Julian Treslove, après ses échecs comme producteur d’émissions culturelles à la Bbc et animateur de festivals, est employé comme sosie de personnalités du spectacle. Pensant avoir été traité de juif par la femme qui l’a agressé et détroussé au sortir d’un dîner avec Finkler et Sevcik, il y voit le signe d’une possible identité et décide de la faire sienne.
Sa quête naïve intensifie la logorrhée autour de la « question Finkler » et provoque un déferlement de mots à l’intersection des humours anglais et juif. Ce flot est réactivé par des retours en arrière sur les années de formation, la vie affective des trois amis, leurs amours, leurs trahisons aussi : Finkler affirme avoir épousé Tyler parce qu’elle n’était pas juive et avoir été décontenancé par sa conversion ; Treslove trahit son amitié en ayant une liaison avec Tyler, heureux d’avoir enfin une maîtresse juive mais déçu qu’elle ne le soit devenue que récemment.
Les discussions animées n’en finissent pas, interrompues seulement par des anecdotes souvent risibles qui en renforcent la dimension ambiguë. Treslove, retenant de sa lecture de Maïmonide un lien entre circoncision et sexualité, décide de lancer une enquête auprès de ses amis ; la famille de Sevcik organise des fêtes juives de Pâques en septembre pour faire plaisir à une vieille tante qui n’a pu assister aux festivités à la date officielle et craint de ne pas être en vie l’année suivante.
Le récit, par le rythme effréné des échanges, finit par ressembler à un film, passé en accéléré, de toutes les idées reçues concernant la minorité juive : Treslove interprète le fait qu’il ait appelé ses fils Alfredo et Rodolfo en référence à La Traviata et à La Bohême comme une preuve de son lien au peuple juif puisque ce dernier est censé aimer la musique.
La récurrence des thèmes qui divisent les trois amis – la situation à Gaza, la légitimité des attentats, l’opportunité d’un boycott des produits ou des universités israéliennes, la recrudescence de l’antisémitisme ou les modes d’expression du judaïsme – déclenche à chaque fois des remarques qui basculent rapidement de l’ironie mordante à la mise en accusation, au procès d’intention et pointe en filigrane les prises de position d’institutions britanniques face à ces problèmes : la Bbc serait partiale vis-à-vis du conflit israélo-palestinien, le recours à la violence se banaliserait, les propos antisémites se verraient autorisés.
Drôle, mais aussi émouvant par des touches éparpillées de tendresse et percutant par l’acuité des moments de vie racontés, la Question Finkler exprime la difficulté pour tout individu de se réconcilier avec son histoire familiale et pour toute minorité de préserver une part d’authenticité. Ce roman illustre un art d’écrire qui, en se jouant des différences entre assimilation et intégration, renverse les clichés, décape les représentations communes et bouscule les identités.
Sylvie Bressler
James Lee Burke, LA NUIT LA PLUS LONGUE, Paris, Rivages, 2011, 475 p., 22 €
Vétéran de la guerre du Vietnam, Dave Robicheaux fait régulièrement un cauchemar. Au milieu de la jungle, un hélicoptère militaire chargé de blessés vient de redécoller et entame un virage au-dessus d’une rivière. À ce moment précis, il est touché par un projectile, se casse en deux et explose. Des corps enflammés s’en échappent. Les victimes auront finalement été tuées trois fois : par des balles, par le feu et par la noyade. Après de telles visions il est difficile de se rendormir. Pour y parvenir, l’inspecteur Robicheaux9, qui habite à New Iberia en Louisiane, se disait que plus jamais il n’assisterait à de telles souffrances, ni à l’abandon de compatriotes au moment où ils sont dans la détresse.
Mais c’était, précise-t-il, avant le cyclone Katrina qui a touché le sud des États-Unis le 29 août 2005, tuant 2 000 personnes et obligeant à en déplacer un million.
C’était avant qu’un ouragan plus puissant que la bombe qui a frappé Hiroshima n’épluche le sud de la Louisiane. C’était avant qu’une des plus belles villes d’Occident n’ait été tuée trois fois, et pas uniquement par les forces de la nature.
Envoyé en renfort à la Nouvelle-Orléans, il découvre une situation qui dépasse l’imagination. Une partie des forces de l’ordre a déserté, les hôpitaux sont devenus des mouroirs tandis que des bus évacuent les détenus de prisons transformées en marécages. La ville est livrée aux pillards et aux milices armées. Les rumeurs les plus folles commencent à circuler, celle par exemple selon laquelle des racistes ou des terroristes sont en train de dynamiter des digues de retenue du lac Pontchartrain afin de finir de noyer les quartiers noirs de la ville.
Alors que la nuit est tombée, un canot à moteur glisse dans une rue inondée. À son bord, trois jeunes Noirs viennent de cambrioler la villa d’un certain Sidney Kovick. Le propriétaire de la maison d’en face, Otis Baylor les observe, fusil à la main. À ses côtés, sa fille Thelma reconnaît parmi eux deux des trois voyous qui l’ont violée deux ans auparavant. Quelques minutes plus tard, le moteur cale, une discussion éclate entre les trois hommes, l’un d’entre eux fait imprudemment jaillir une flamme de son Zippo pour allumer une cigarette. Deux détonations claquent, ses complices s’écroulent dans l’eau. Qui a tiré ? Otis, comme on a tendance à le penser ? Un autre voisin ? D’anciens complices ? L’affaire se complique quand il s’avère que cambrioler la maison de Sidney Kovick n’était pas vraiment une bonne idée compte tenu des activités du propriétaire et du type de butin qui a été dérobé.
Cette enquête savamment construite et qui tient le lecteur en haleine jusqu’aux dernières pages est aussi un livre de souffrance et de colère sur la disparition d’une ville.
La Nouvelle-Orléans, c’était une chanson, pas une ville. Comme San Francisco, elle n’appartenait pas à un État, elle appartenait à un peuple. […] Quand le soleil se levait sur Jackson Square, la brume restait suspendue comme une barbe à papa dans les chênes derrière Saint-Louis Cathedral. L’aube sentait l’eau de mare, la pierre couverte de lichen, les fleurs qui ne fleurissent que la nuit, le café et les beignets du Café du Monde. Chaque jour était une fête, tout le monde était invité, et l’entrée était gratuite.
Or, explique J. L. Burke, cette ville n’a pas été tuée uniquement par Katrina. Ou, pour mieux dire, Katrina n’a été que l’une des stations d’un calvaire qui a débuté par des coupes dans les fonds destinés à l’entretien des digues et qui s’est achevée par l’abandon pur et simple de la population. « La Louisiane, vous savez, dit l’un des personnages, ce n’est pas un État, c’est un pays du tiers-monde » (p. 44). Dans l’épilogue de cette histoire, Dave Robicheaux exprime l’analyse de James Lee Burke10 lorsqu’il dit que
la Nouvelle-Orléans a été systématiquement détruite, et cette destruction a commencé au début des années 1980, quand on a délibérément réduit de moitié les fonds fédéraux accordés à la ville et que, en même temps, le crack s’est introduit dans les cités. Je laisse à d’autres le soin d’expliquer l’absence d’entretien des digues avant Katrina, et l’abandon de dizaines de milliers de personnes à leur destin. Mais, selon moi, il reste un fait irrévocable : on a vu une ville de la côte sud des États-Unis devenir une autre Bagdad.
Véritable « roman enquête », comme on définit certains textes de Norman Mailer, la Nuit la plus longue illustre la capacité de la littérature à nous faire ressentir la vérité humaine d’événements qui, sans cela, sont engloutis dans les flots d’information produits par les médias ou laminés par des appareils statistiques qui, comme l’aurait dit Levinas, ramènent toujours l’Autre au même.
En refermant ce très beau roman, on pense au naturaliste Jared Diamond11 qui montrait dans un magistral ouvrage intitulé Effondrement que l’ampleur des conséquences d’une catastrophe naturelle sur une société dépend, dans une large mesure, des décisions politiques qui sont prises en amont et en aval de l’événement. Comme l’a montré encore cette année le tsunami qui a frappé le Japon, ce thème, inauguré par la célèbre controverse entre Rousseau et Voltaire lors du tremblement de terre de Lisbonne en 1755, n’a rien perdu de son actualité.
Jean-Paul Maréchal
Jean-Baptiste Poulle, RÉFLEXIONS SUR LE DROIT SOUPLE ET LE GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE. Le principe « se conformer ou expliquer » en droit boursier, Paris, L’Harmattan, 2011, 410 p., 36 €
La liste des raisons qui coupent la finance de l’opinion s’allonge et ceci porte à réfléchir. Il y avait l’ésotérisme des nouvelles techniques mathématiques relatives à la couverture des options12, l’extension des calculs aux risques de créances titrisées qui furent un facteur aggravant de la crise des subprime13, à quoi se sont ajoutées les critiques sur les pressions politiques exercées par les marchés financiers économiquement contestables comme l’a souligné le collectif des « Économistes atterrés », tout ceci dans un paysage de contestation des vertus du capitalisme devant les défis environnementaux de la planète14. Particulièrement difficiles à comprendre et à accepter furent les mesures adoptées envers les banques après la crise qui avec les règles Bâle 2.5 (et en Europe Crd3) et le projet Bâle 3 se rangent dans la catégorie des thérapies douces sans interdits stricts. On est loin de la limitation des effets de levier, de la réduction de la création monétaire privée ou de taxe sur les transactions financières telles que prônées par les partis de gauche ou l’association Attac. Ces règles sont des dispositifs complexes concernant les encours, les agissements, les méthodes comptables et d’évaluation des risques qui ne sont juridiquement que des recommandations.
Sans s’occuper uniquement de cet exemple particulier, le livre de Jean-Baptiste Poulle analyse en profondeur la philosophie de ce droit souple qui régit donc la machinerie la plus puissante du monde et a commencé à être utilisé par la Commission européenne dès 2006, donc avant la crise, avec la directive 2006/46/CE relative aux sociétés cotées en bourse.
La conviction sur laquelle s’appuient ces usages juridiques est précisément à l’opposé de ce que pense le citoyen généralement. Elle est que des règles contraignantes non seulement n’atteignent pas toujours leur but mais ont l’effet de distordre le libre jeu de la concurrence donc le bon fonctionnement des cotations, des achats et des ventes. Au fond, ce qui fait que le marché fonctionne bien est que tous les acteurs peuvent y exprimer librement leur intérêt, ce qui veut dire l’intérêt tel qu’ils le voient eux-mêmes. Mais alors ces axiomes du néolibéralisme ne sont-ils pas nécessairement la négation de toute régulation ?
C’est là qu’intervient un principe aussi génial que subtil : comply or explain, en français « se conformer ou expliquer ». On demande annuellement aux banques ou aux entreprises concernées soit de se conformer à une règle prudentielle ou déontologique explicite (telle que les clubs d’affaires ou fédérations professionnelles en élaborent) soit, si ce n’a pas été le cas pendant une certaine période de l’année, d’indiquer pourquoi ils ne l’ont pas fait et ce qu’ils ont fait alors. Cela fait immanquablement penser à l’éducation parentale trop coulante où l’enfant peut tout faire pourvu qu’il sache tenir une conversation sur ses agissements !
Mais, en fait, il y a derrière ce principe d’abord une exigence de transparence, a posteriori évidemment, ce qui n’est pas rien si l’on pense aux excès des paradis fiscaux, des places off shore et des abus du secret bancaire. Surtout, on remarque que l’autorité judiciaire n’a plus à sanctionner sur le fond mais seulement sur la forme et qu’elle laisse les recours éventuels des acteurs les uns contre les autres faire finalement la police, ce qui est en harmonie avec les axiomes de base.
Dans le cas de l’Europe, Jean-Baptiste Poulle montre que la gouvernance par le droit souple dans le cas de la directive 2006/46/CE fut adoptée par la commission dans le but de ne pas heurter les règles juridiques en vigueur dans les États membres, la souplesse et la recommandation étant ici l’expression du jeu entre directive et subsidiarité. En l’occurrence, le principe « se conformer ou expliquer » est aussi un outil pour les pouvoirs publics pour mieux s’informer des meilleures pratiques et pouvoir en tenir compte de façon plus appuyée sur certains points ensuite. Cela constitue une sorte d’étude d’impact in vivo, particulièrement précieuse en termes de pouvoir si l’on pense que les administratifs dominent difficilement l’hypersophistication financière. La commission se met ainsi dans une position où la menace de règles contraignantes partagées par les usages majoritaires suffit à faire assez bien respecter les recommandations.
Le livre de J.-B. Poulle, particulièrement clair et extrêmement documenté, est à la fois une référence pour les juristes professionnels, un outil de travail pour les étudiants en droit et une provocation intellectuelle pour le néophyte. À ceux qui s’intéressent aux relations entre capitalisme et écologie ou entre néolibéralisme et générations futures, il pointe le problème majeur que le credo de la « raison économique » et de la vertu des marchés imbibe profondément le droit lui-même et ceci à un niveau de pouvoir tel qu’il semble dépasser l’action politique standard. Le fait que la crise des subprime n’ait pas modifié ces croyances est difficilement compréhensible, si ce n’est par l’interpénétration des milieux politiques et des milieux financiers notamment aux États-Unis. Mais certaines idées font leur chemin, sans revenir au Glass-Steagle Act, George Osborne, chancelier de l’échiquier, après presque un an d’hésitation vient d’imposer aux banques britanniques de séparer partiellement leur activité de détail et leur activité d’investissement.
Nicolas Bouleau
Francis Wolff, NOTRE HUMANITÉ. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 2010, 383 p., 21, 90 €
Cet ouvrage vise à refonder un humanisme universaliste après le spectacle de sa mise à mort théorique au xxe siècle, en tenant le pari de ne jamais se présenter comme un retour en arrière. Il accomplit pour cela un simple pas de recul philosophique devant les tableaux de la mort de l’homme ou de sa réduction à un animal particulier. Ces tableaux sont ici considérés comme des avatars parmi d’autres dans la galerie des figures de notre humanité.
Cet ouvrage impressionne par son souci architectonique, son sens de la mesure et de la symétrie. Francis Wolff organise les définitions possibles de l’homme dans notre tradition par un système de quadriparition. Son système est en effet à double entrée. D’une part, l’homme peut être défini en termes monistes ou bien dualistes ; d’autre part, il peut être déterminé en termes essentialistes ou pas. L’homme antique est un, et il a une essence : c’est un vivant doué de logos. L’homme classique possède aussi une essence, mais elle est double : c’est une substance pensante associée à un corps. L’homme moderne, « structural », n’a plus d’essence, mais il est schizophrène : c’est un sujet non adéquat à lui-même en tant qu’objet, « dont la nature consiste à nier la nature en lui ou hors de lui ». L’homme nouveau qui émerge dans les sciences du début du xxie siècle est dénué d’essence, mais il est redevenu simple : c’est un animal comme les autres. À chacune de ces figures correspond l’émergence d’une science nouvelle : une science de la nature d’abord ; une physique mathématisée à l’âge classique ; des sciences humaines à l’âge de « l’homme structural », réinvestissant le champ de l’esprit ayant échappé aux sciences dures ; une science naturelle de « l’homme neuronal », enfin, à la reconquête de la culture qui s’était trouvée exclue des sciences de la nature.
De figure en figure, l’homme de Wolff semble se déplier dans la science comme une fleur de papier dans l’eau, révélant à chaque étape de son déploiement une forme insoupçonnée. Car Wolff propose en même temps qu’un système de ces quatre figures un récit qui, sans les ordonner en histoire proprement dite, en explique la succession dans le temps, par une série de révolutions scientifiques.
La tranquille assurance du raisonnement fait du livre un adieu assez serein au xxe siècle théorique. Il renvoie le structuralisme et toutes les pensées modernes du « sujet assujetti » à une possibilité parmi d’autres, au même titre que « l’animal rationnel » aristotélicien ou que « la substance pensante étroitement unie à un corps » chez Descartes. Ce n’étaient que les expressions de l’aventure tortueuse des savoirs humains, ni plus ni moins : il faudrait donc considérer également les images de nous-mêmes, sans le ressentiment de ceux qui croient les plus anciennes périmées, ni l’aveuglement de ceux qui croient les plus récentes éternelles. Ce souci d’équanimité et de mise à plat des différentes figures de l’homme en Occident n’est troublé qu’à l’occasion du très vindicatif chapitre 10, dirigé principalement contre ceux que Wolff qualifie d’« animalistes », c’est-à-dire les tenants d’une éthique animale, qu’ils soient déontologistes ou welfaristes.
À l’exception de ce chapitre polémique, tout l’ouvrage peut se lire comme un hommage aux différentes formes empruntées par la rationalité humaine pour se définir elle-même. Dans sa forme même, le livre se présente comme aristotélicien, puis cartésien, puis foucaldien, puis « scientiste ». La fidélité de l’auteur à l’aristotélisme est certaine : « l’Homme se dit en plusieurs sens » pourrait-il dire, sur le modèle de la célèbre formule de la Métaphysique, « l’être se dit en plusieurs sens ». D’une certaine manière, Aristote, Descartes, Lévi-Strauss ou Changeux sont les Thalès, Anaximandre ou Héraclite de Wolff, qui dresse une doxographie des grandes définitions occidentales de l’homme. Mais, dans l’articulation entre les figures épistémologiques de l’homme et leurs conséquences morales ou politiques, le point de vue semble plus cartésien : les fruits de la connaissance sont moraux. D’autre part, lorsque Wolff distingue système et mise en récit des figures de l’homme, synchronie et diachronie, il agit en structuraliste. Enfin, en marginalisant à dessein, dans l’établissement des quatre grandes figures de l’homme, les représentations religieuses, artistiques ou juridiques (qui n’apparaissent qu’au titre de conséquences), Wolff accorde beaucoup – presque tout – à la science, à la manière d’un positiviste contemporain.
Notre humanité emprunte ainsi au caméléon sa capacité à mimer les types de rationalité dont il rend compte.
Jusqu’à sa conclusion, on pourrait proposer une lecture extrêmement relativiste du livre. L’auteur semble parfois tiraillé entre l’architecture de l’œuvre, qui offre une chance égale à chaque figure, et sa conviction profonde, qui apparaît dans les dernières pages. Il tranche alors en faveur de la réactivation d’un certain humanisme qui transcende toutes les figures de l’homme et s’exprime dans la reconnaissance possible (théoriquement) et nécessaire (pratiquement) de la « communauté de tous ceux qui peuvent se parler et qui sont égaux en tant que parlants ». Au nom de quoi condamner l’esclavage ou la réduction de la femme à un subalterne (envers de la figure antique), la domination de la nature et la transformation du vivant en matériau pour l’action humaine (envers de la figure classique), les totalitarismes (envers de la figure moderne) ou les slogans jugés « immoraux » du transhumanisme et de la libération animale (envers de la figure contemporaine) ? Il semble bien que leur condamnation ne soit pas prononcée au nom des figures construites par l’Occident. Elle relève d’une voix universelle de la raison qui finit par s’incarner, entre les quatre cases du grand tableau, dans les personnalités historiques convoquées dans les dernières lignes du livre (d’Antigone à Aung San Suu Kyi, de Toussaint Louverture à Mandela).
Le prix de la construction parfaite de Notre humanité est peut-être d’autoriser un relativisme interne à son système, sa combinatoire, et de nécessiter le recours à la voix tout extérieure d’un « humanisme universaliste », qui est celui de la conclusion.
Notre humanité poursuit la réflexion systématique de Wolff inaugurée par Dire le monde15 : redonner possibilité à l’humain comme il redonnait possibilité au monde, après la fin des fins de l’homme, de l’histoire et de la métaphysique. Grand texte de philosophie, qui fait retour sur des extraits mille fois commentés de la tradition et les éclaire d’un jour nouveau par sa manière de les ordonner et de les déduire d’un nombre réduit de principes, Notre humanité ne prête le flanc à la critique que lorsqu’il se fait pamphlet contre certaines pensées contemporaines. Certains lecteurs opposeront à la figure actuelle de l’homme dessinée par Wolff la « complexité » du naturalisme d’aujourd’hui, de la psychologie évolutionniste ou du cognitivisme. Dans les années 1960, on lui aurait probablement opposé la diversité des approches en sciences humaines. Mais cet ouvrage ne prétend pas à une histoire exhaustive des idées : il s’agit d’un authentique livre de philosophie, en quête du concept d’homme à la croisée de savoirs et de normes.
Ce qu’il a de plus précieux est sa capacité à énoncer clairement la formule de l’humanité que nous croyons être pour toujours la nôtre, et qui ne se révèle être qu’une figure parmi d’autres – peut-être pas la dernière – de nos identités. En cela, ce livre important aide à concevoir notre « maintenant » comme un moment de notre humanité, dont le concept trouve sa vérité précisément, aux yeux de l’auteur, dans ce qu’il a d’erratique et pourtant d’impérissable.
Tristan Garcia
Günther Anders, L’OBSOLESCENCE DE L’HOMME. Tome 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Traduit de l’allemand par Christophe David, Paris, Éditions Fario, 2011, 430 p., 30 €
Étudiant de Husserl et de Heidegger, premier mari d’Hannah Arendt, Günther Anders (1902-1992) est l’auteur d’une œuvre importante qui commence à être traduite et de plus en plus appréciée en France16. Christophe David a excellemment traduit les deux tomes de l’Obsolescence de l’homme, ouvrage ardu conceptuellement mais sans jargon17.
Dans sa préface, l’auteur explique qu’il s’agit « d’une anthropologie philosophique à l’époque de la technocratie ». Cette analyse nous éclaire sur notre univers technophile, mais nous en révèle aussi les intentions cachées, d’où un ton particulièrement radical, qui laisse peu d’issue salvatrice… Si Anders est d’abord connu comme militant antinucléaire et comme pacifiste (contre le génocide américain au Vietnam, membre du tribunal Russel…), ici, il nous propose une remarquable analyse de la technique. Le tome 1 s’intéresse à « la seconde révolution technique » (celle qui transforme chaque individu en dividu et le contraint normalement et sans violence à consommer, à être consommé, à avoir besoin d’avoir les besoins que le système ne cesse d’activer) ; le tome 2 explore les mécanismes de « la troisième révolution », la dernière selon lui, celle qui nous fait sortir de l’histoire,
nous ne vivons plus à présent une époque de transition précédant d’autres époques, mais un « délai » tout au long duquel notre être ne sera plus qu’un « être-juste encore ».
Des indices ? Le fait que des êtres vivants puissent créer d’autres êtres vivants à partir d’êtres vivants. Ou, le fait que la majorité de la population sera d’ici peu sans travail et plus ou moins assistée. Ou encore, le fait que tout doit être exploité, qu’il nous faut repérer l’exploitabilité potentielle…
Le « monde » n’est donc pas seulement l’ensemble de ce à partir de quoi quelque chose peut être fait, mais l’ensemble de ce à partir de quoi nous sommes obligés de faire quelque chose […]
Les vingt-huit chapitres mêlent des propos rédigés sur une trentaine d’années, ce qui nous vaut des « actualisations » (l’auteur écrit « révisions ») souvent savoureuses d’un auteur non dénué d’humour, qui explique en quoi il s’est trompé ou non. Les titres sont explicites, ce qui permet aussi une lecture non linéaire : « L’obsolescence des apparences », « L’obsolescence des idéologies », « L’obsolescence de la frontière », « L’obsolescence de la sphère privée », « L’obsolescence de l’espace et du temps », etc.
Il est hors de question de résumer un ouvrage aussi foisonnant, je ne peux qu’inviter chacun à le lire, le relire, le méditer, le contester, le tester… Mais, je ne peux m’empêcher de relever certains aphorismes espérant qu’ils expriment bien la démarche de Günther Anders et incitent, toute affaire cessante, à vous procurer cet essai :
La mode est la mesure à laquelle l’industrie a recours pour faire en sorte que ses propres produits aient besoin d’être remplacés.
Fabriquer n’est donc plus fabriquer et agir n’est donc plus agir. Ce n’est bien sûr pas par hasard que ces deux dégénérescences ont eu lieu simultanément. Il s’agit d’un seul et même événement : les deux formes d’activité ont été sacrifiées au même ennemi, à savoir à une troisième forme d’activité qui ignore toutes les anciennes distinctions et monopolise désormais pour elle l’ensemble de la pratique : il s’agit du service.
La consommation de masse se faisait en solo.
[…] le travail lui-même devient un produit qu’il faut fabriquer.
[…] la technique gagne tellement en importance que les événements politiques finissent par avoir lieu dans son cadre à elle.
Il est parfaitement possible que le meilleur appareil ne soit ni le plus grand ni le plus petit.
Toute parole exige un minimum de distance […].
La surabondance est la mère de l’absence d’imagination.
« Indiscrétion intégrale », « impudeur intégrale » sont donc les régulateurs dont l’État aspirant à la totalité a besoin pour relater son idéal d’intégralité parfaite.
[…] les produits ont pris la place de nos prochains […].
Le temps n’est donc ni une « forme de l’intuition », ni une « forme de la représentation », mais une forme du retard.
Je ne peux m’empêcher de m’interroger sur Jacques Ellul, Ivan Illich, Paul Virilio, Guy Debord et bien d’autres : ont-ils lu Anders, tant leurs analyses sont parentes ? Je peux aussi imaginer, que chacun, dans son coin, a perçu ce qui « travaillait » la société technique et avec son vocabulaire l’a analysé, leurs livres constituent alors cette bibliothèque rebelle dont la radicalité nous paraît si perspicace.
Thierry Paquot
John Baird Callicott, PENSÉES DE LA TERRE. Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amériques, Australie : la nature dans les cultures du monde, Préface de Dominique Bourg, postface de Pierre Madelin, traduit de l’anglais par Pierre Madelin Paris, Wildproject Éditions, 2011, 394 p., 22 €
Voici un très utile tour du monde des manières de penser conjointement la nature et la place de l’humain dans des religions et des cultures non occidentales. Cette synthèse se lit aisément et si le spécialiste de tel ou tel courant de pensée propre à telle religion n’y verra qu’un résumé, allant aux meilleures sources, le néophyte sera comblé, non seulement d’apprendre la vision que, par exemple, les bouddhistes ont de la nature mais aussi de pouvoir ainsi relativiser sa vision du monde…
L’auteur commence par rendre compte des « racines historiques des valeurs écologiques en Occident » et s’arrête quelques instants sur la Bible. Il y repère trois éthiques environnementales possibles : une éthique indirecte, « fondée sur les intérêts et les droits de l’homme », une éthique écocentrée dépendante de « l’intendance » et une éthique « citoyenne », qui valorise un « communautarisme biotique radical ». Chacune de ces interprétations de la Bible sera reprise peu ou prou au cours de l’histoire, ici ou là. L’auteur (né en 1941), philosophe américain, professeur d’éthique environnementale (dès 1971), évoque au pas de course les Grecs (« Pour les Grecs, la nature est sacrée et les humains en font partie »), l’islam (trop général), Gaïa (James Lovelock), avant de traiter, avec plus de nuances, l’hindouisme, le jaïnisme, le bouddhisme, puis le taoïsme et le confucianisme, le tendai, le shingon et le zen, puis le paganisme polynésien et la sagesse amérindienne (le chamanisme lakota et le totémisme ojibwa), l’éco-érotisme sud-américain (Tukanos et Kayapos), avant de nous guider en Afrique et en Australie.
À chaque fois, il s’efforce de présenter les grands principes religieux et de les confronter aux analyses actuelles. Ainsi, par exemple, le jaïnisme est fondé au vie siècle avant J.-C. par Nataputta Vardhamana et a pour but de
libérer l’âme du corps et du cycle des réincarnations afin de pouvoir jouir d’une condition immatérielle où l’esprit est à tout jamais purifié, clarifié et éveillé
et il se dote d’une dimension écologiste avec la Déclaration jaïne sur la nature, rédigée par L. M. Singhvi (sans date, mais certainement des années 1990). S’il ne manifeste pas d’enthousiasme pour le bouddhisme, il constate que sa
tendance à considérer l’existence en ce monde comme un problème […] pourrait difficilement inspirer le développement d’une technologie agressive […].
Par contre, il trouve dans la pensée chinoise, qui privilégie le transitionnel à la stricte opposition des contraires, de quoi alimenter une éthique environnementale, avec le taoïsme « le dualisme homme/nature est subverti et déconstruit » et avec son wu-wei (ou « non-agir ») on s’approche de la « préservation de la nature ».
La version zen du bouddhisme le comble, il y voit une dimension esthétique (l’art du jardin) et aussi sensorielle de l’écologie. Il rappelle que
le mot zen est la prononciation japonaise du chinois ch’an, qui est lui-même la transcription chinoise du sanskrit dhyana, qui signifie en gros « méditation ».
Pourtant, il doit s’interroger sur l’incroyable déploiement technologique et infrastructurel au Japon, pays où le mouvement écologiste est quasi inexistant (cela va certainement changer avec les récentes catastrophes…). Il répond en pointant les ravages causés par l’idéologie de la modernité et espère que la recherche d’une harmonie avec la nature, qui appartient à la tradition, sera à nouveau prise en compte… Black Elk recommande de « marcher sur la douce terre en parent de tout ce qui est », conseil que les cow-boys ont ignoré, tout autant que les Américains qui depuis se sont installés sur les terres des Indiens. Les mythes des peuples amérindiens sont passionnants et nous parlent encore, comme le démontre le faux discours du chef squamish, Seattle, rédigé par un universitaire, Ted Perry, au début des années 1970. Il s’attarde sur les Indiens d’Amérique latine, moins médiatisés, comme les Gê et les Kayapos, dont les mythologies semblent particulièrement sophistiquées. De même son chapitre sur l’Afrique est original et invite à explorer davantage encore les cultures des peuples de ce vaste continent, à partir de leurs conceptions de la nature (animale et végétale).
En conclusion, il revient en Inde écouter le message de Gandhi et au Sri Lanka, où en 1958, Ahangame Tudor Ariyaratne lance un mouvement reposant sur la plus grande autonomie possible de chacun et de sa communauté villageoise. C’est par la sarvodaya (ou « éveil de toute chose ») que la conscientisation s’effectue et que chacun découvre la voie du milieu, qui tient à distance les deux extrêmes (l’indulgence et l’ascétisme). John Baird Callicott, après ce long périple au pays des idées environnementales, en vient à conclure que nous sommes tous citoyens du monde, que notre pays commun est la terre et qu’il nous faut la ménager et que pour cela toutes les initiatives sont les bienvenues, même si elles proviennent de vieilles traditions injustement oubliées.
Thierry Paquot
John Gerassi, ENTRETIENS AVEC SARTRE, Paris, Grasset, 2011, 527 p., 23 €
Des énormités proférées par Sartre, ces entretiens réalisés entre 1970 et 1974, au zénith du gauchisme post-soixante-huitard, en contiennent beaucoup. Michel Onfray en a fait méchamment l’effroyable liste, encore n’est-elle pas exhaustive (Le Monde du 6 juin 2011). Onfray est furieusement anti-Sartre au nom de la mémoire de Camus. Cela peut se comprendre. Mais est-il lui-même toujours de « bonne foi » dans ce combat et dans d’autres ? Cela reste à voir. Il lit au premier degré ces propos de table, ou de zinc, ou de terrasse de café, où il trouve amplement de quoi justifier tout le mal qu’il pense, lui et d’autres, de Sartre. Pour ce dernier, De Gaulle est un « porc », Malraux aussi, Aron « un con et un imbécile » ; nombre de jugements politiques sur l’actualité nationale et internationale sont du même cru. Ses propres amis sont épinglés dans ces conversations très libres avec John Gerassi, journaliste et intellectuel américain, qui devait faire une biographie de ce matériau enregistré. Celle-ci n’ayant jamais vu le jour, Gerassi édite, quarante ans après, une sélection de ces « libres conversations », en principe non destinées à la publication : il est juste de les lire avec cette importante réserve (Gerassi est d’ailleurs fort bavard, et par endroit on a des entretiens avec Gerassi plutôt qu’avec Sartre).
John est le fils de Fernando, peintre et général de l’armée républicaine durant la guerre d’Espagne, ami intime de Sartre, du Castor (Simone de Beauvoir) et de toute la « famille » qui gravite dès la fin des années 1930 et plus encore après 1945 autour des Temps modernes et du couple célèbre (« célèbre », mais trop peu « connu » : là fut le côté calamiteux, à en croire Sartre lui-même). Au fil des pages, Sartre s’exprime sur les mœurs libres de cette tribu, sur ses livres à lui, sur l’existentialisme et la liberté qui est au cœur de son « système », de sa vie plutôt. Ce faisant, il se dessert sans doute : son aveuglement physique qui s’accentue est aussi intellectuel, sa simplicité devient simplisme, sa « liberté » une quasi-justification anticipée de la bêtise et de la méchanceté humaines, la sienne comprise. L’existentialisme des grands livres était plus, et mieux. Ici, il illustre sa mauvaise pente : la loi de « La liberté absolue ou la Terreur » : c’est le titre d’un chapitre de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. On y est presque, quand Sartre défend la violence terroriste des « bons » pour éliminer les « salauds ». Mais qui déclare tels les uns et les autres ? La réponse n’est pas claire, mais il faudrait sans doute dire, en version sartrienne, que les justiciers s’engagent et prennent leur responsabilité. En fait, tout le discours dément cette interprétation. Car les choses sont plus claires : le monde se divise en bons et en méchants. Les bons, ce sont les pauvres, les exploités, toutes les victimes… du capitalisme ? Même pas : de la « bourgeoisie », des « bourgeois », mots récurrents dans la bouche de Sartre.
Il en ressort surtout une évidence massive : Sartre (à plusieurs reprises explicitement) est incapable de penser l’existentialisme dans la vie collective, politique. De cette dernière, même en faisant abstraction du contexte gauchiste, il a une vision quasiment gnostique, il raisonne par grosses et vides abstractions : des entités fantasmatiques, ou mythiques, s’agitent en politique et livrent la bataille du Mal contre le Bien – lui-même faisant partie du camp du Bien, fût-il marqué inévitablement par l’infamie de sa naissance « petite bourgeoise ». La bourgeoisie, les bourgeois – masse compacte, incarnée alors par De Gaulle tenu pour un criminel terrifiant –, les flics, l’Amérique, les États-Unis, le PC lui-même (prise de conscience de 1968 chez Sartre)… écrasent comme des forces anonymes les opprimés, dont il constate désespérément l’incapacité à s’organiser, le manque de conscience de classe ; tout au plus glane-t-il quelques signes positifs un peu grotesques, comme l’activisme parfois réussi des « groupes (gauchistes) en fusion ».
Bref, ce livre serait surtout tragicomique s’il n’était éclairé et même sauvé par la vivacité, la vitalité, l’empathie, la gaieté, la générosité fondamentale de Sartre, qui ont marqué tous ceux qui l’ont rencontré. Quand il est méchant, il semble surtout victime de l’idéologie, enfoncé dans l’ambiance de l’heure, dans un langage insignifiant qui n’est pas le sien, et son jeune mentor de la Gauche prolétarienne, Pierre Victor (Benny Lévy, que Gerassi déteste), n’y est pas pour rien. D’ailleurs il rectifie souvent lui-même ses jugements à l’emporte-pièce sur les gens, les membres de la « famille » par exemple, ou les propos sur ses relations contrastées avec Merleau-Ponty et Camus. Lui, Sartre, croit que sa philosophie restera, et que l’écrivain et l’auteur dramatique seront oubliés. Le vent semble tourner à l’inverse actuellement. Sartre, accompagné au cimetière Montparnasse en 1980 par 250 000 personnes (dixit Gerassi, 50 000 ou « quelques dizaines de milliers » disent plus justement d’autres témoins), n’a pas senti que ses dernières années où il a été instrumentalisé par l’engagement d’autres ont été un naufrage pour le sérieux de sa pensée.
Jean-Louis Schlegel
François Dosse, PIERRE NORA. Homo historicus, Paris, Perrin, 2011, 658 p., 27 €
Écrire la biographie d’un contemporain, à l’aide de ses archives personnelles, de ses publications et de nombreux témoignages, c’est s’exposer au jugement des protagonistes et des témoins d’un parcours public et privé (l’enfance et le contexte familial sont évoqués au même titre que l’accomplissement professionnel). Aussi téméraire que soit ce pari, il s’explique par la position de Pierre Nora au croisement des deux lignes du travail au long cours de François Dosse : une série de biographies intellectuelles (Ricœur, Certeau, Deleuze-Guattari…) et une réflexion sur le travail de l’historien et l’écriture de l’histoire (l’Histoire en miettes, Renaissance de l’événement, le Pari biographique…). Suivre le parcours de Pierre Nora, c’est en effet décrire de l’intérieur une large part de la fabrication éditoriale en histoire et en sciences humaines et suivre les mutations de la scène intellectuelle depuis les années 1960. Après l’héritage familial ancré dans le franco-judaïsme de la IIIe République, la césure de la guerre dans la culture républicaine, on suit la formation intellectuelle et politique d’un jeune « clerc » passionné de littérature et de revues (encore étudiant, il fonde, avec son condisciple Pierre Vidal-Naquet, une revue, Imprudence, placée sous le patronage de René Char). On découvre ensuite le travail de l’historien (qui commence par un livre sur les Français d’Algérie) et de l’éditeur qui lance chez Julliard une collection atypique, qui fait date, « Archives ». François Dosse s’attache aussi à l’aventure collective des Lieux de mémoire, qui témoigne d’un moment du travail historiographique en France, tant par la démarche adoptée, qui thématise l’importance prise par la mémoire dans l’histoire nationale, que comme activation d’une sociabilité. Cette dimension d’aventure collective est également présente à la fondation du Débat, qui cristallise un moment intellectuel, au début des années 1980, en tournant, non sans tensions au sein de la maison Gallimard, la page des années sartriennes. Associé à Marcel Gauchet, l’éditeur valorise cet espace intermédiaire et indispensable de la revue, un héritage de notre histoire littéraire et politique qui s’est bien adapté à un temps de floraison des sciences humaines et de doutes sur le journalisme intellectuel. De la jeune revue Imprudence à l’Académie française, l’éditeur de Gallimard et directeur de revue Pierre Nora sait allier inventivité et classicisme, prise de risque et légitimité, une marque de fabrique maison.
Marc-Olivier Padis
Brèves
Claude Lévi-Strauss, L’ANTHROPOLOGIE FACE AUX PROBLÈMES DU MONDE MODERNE, Paris, Le Seuil, 2011, 160 p., 14, 50 €. L’AUTRE FACE DE LA LUNE. Écrits sur le Japon, Paris, Le Seuil, coll. « Librairie du xxie siècle », 2011, 204 p., 17, 50 €
Ces deux recueils, plus accessibles que ses travaux savants, mettent bien en scène des pratiques lévi-straussiennes. Celle de l’anthropologue qui réfléchit en contemporain sur le sida, les mères porteuses ou la génétique des populations, risque des hypothèses et s’inquiète toujours de « l’optimum de diversité » : « On peut se demander si des sociétés qui deviennent énormes chacune pour son compte, et qui tendent à devenir pareilles les unes aux autres, ne recréeront pas fatalement dans leur propre sein des différences situées sur d’autres axes que ceux où se développent des similarités. Peut-être existe-t-il un optimum de diversité qui, toujours et partout, s’impose à l’humanité pour qu’elle reste viable. »
Une autre pratique est celle du voyageur qui se penche sur les « écarts différentiels » entre les cultures, ce qui nous vaut ici un « détour japonais » peu surprenant de sa part même s’il fut tardif (alors que son père peintre lui offrait des estampes japonaises durant son enfance, ce n’est qu’en 1997 que Claude Lévi-Strauss, né en 1908, se rendit au Japon pour la première fois). Cette passion du Japon n’est pas anecdotique ni anodine, elle renvoie à une relation singulière à la nature et à un art d’habiter qu’il ne trouve pas en Europe et encore moins en France qui est, pour lui, le pays « inverse » du Japon : « Si la France, dans la lignée de Montaigne et de Descartes, a poussé plus loin peut-être qu’aucun autre peuple le don d’analyse et la critique systématique dans l’ordre des idées, le Japon a, de son côté, développé, plus qu’aucun autre peuple, un goût analytique et un esprit critique s’exerçant dans tous les registres du sentiment et de la sensibilité. » Il n’est pas étonnant que l’anthropologue qui a voulu réconcilier le sentiment et l’intellect soit attiré par un monde où le sentiment est profondément respecté et où il est possible de connaître des émotions profondes comme celle qu’il a connue devant le paysage du mont Kirishima.
O. M.
Philippe Descola, L’ÉCOLOGIE DES AUTRES. L’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Éditions Quae, 2011, 112 p., 8, 50 €
Après la Nature domestique (1986) et les Lances du crépuscule, un récit ethnographique publié dans la collection « Terre humaine » en 1993, Philippe Descola – titulaire d’une chaire d’anthropologie au Collège de France où il a succédé à Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier – a publié un ouvrage, vite devenu une référence, Par-delà nature et culture (voir la présentation qu’en a faite Frédéric Keck dans Esprit en août-septembre 2006). Ce titre manifeste le souci de Descola de dépasser l’alternative spinoziste entre « nature naturée » et « nature naturante », entre « matérialisme » et « mentalisme », entre la position extrême selon laquelle la nature est un produit de la culture et celle selon laquelle elle est muette et inconnaissable en soi. Ce qui le conduit dans l’Écologie des autres, un texte serré et synthétique issu d’une conférence, à interroger « l’indifférence dont Lévi-Strauss témoigne, du fait qu’il s’intéresse essentiellement aux “superstructures”, vis-à-vis de l’incidence des facteurs écologiques sur l’incidence de la vie sociale ». L’auteur propose dans cette perspective « un vaste remaniement des outils conceptuels déployés pour penser les rapports entre objets naturels et êtres sociaux ». En ce sens, le travail de Descola fait écho au dossier de ce numéro qui évoque l’actualité et l’héritage de Lévi-Strauss sur le plan écologique. Belle opportunité, ce petit livre offre une synthèse limpide des réflexions de Descola sur les relations entre nature et culture, entre humains et non-humains.
O. M.
Jean-Marie Schaeffer, PETITE ÉCOLOGIE DES ÉTUDES LITTÉRAIRES. Pourquoi et comment étudier la littérature, Vincennes, Éditions Thierry, Marchaisse, 2011, 128 p., 15 €
Connu pour la qualité de ses travaux portant sur la création esthétique depuis plusieurs décennies (Pourquoi la fiction ?, la Fin de l’exception humaine), Jean-Marie Schaeffer pose dans ce livre (reprise très élaborée d’une conférence) une seule et même question : comment enseigne-t-on la littérature et pourquoi cet enseignement donne-t-il si peu le goût de la lecture ? À ceux qui pensent que l’échec de l’enseignement littéraire (échec, si l’on en juge par le faible nombre de lecteurs) est lié à la mort de la littérature, il répond par une double argumentation. Tout d’abord, la production littéraire ne se porte pas si mal en France (comme ailleurs) sans même parler de la redécouverte d’auteurs oubliés ou méprisés en raison des modes littéraires (voir le succès actuel des romans « durs » de Simenon, ceux qui ne sont pas des Maigret). Ensuite, le procès intenté vise l’enseignement littéraire lui-même, engoncé dans des formalismes et méthodologies (devenus des académismes) qui dégoûtent de la lecture plus qu’autre chose. Face à ce constat qui ne revient pas à attiser la querelle des anciens et des modernes (dans le fil de la controverse R. Picard/R. Barthes sur Racine) mais à susciter le désir de lire, Schaeffer propose une pédagogie qui passe par l’apprentissage de l’écriture par tout un chacun. Ces propos ne sont pas sans faire écho aux travaux de Paul Ricœur qui mettait en avant l’identité narrative et la place du narrateur cher à W. Benjamin. Chercheur lui-même, J.-M. Schaeffer intervient également, ce qui n’est pas inutile dans le contexte des réformes en cours, sur les impasses de la recherche en littérature qui s’enferme dans des hyperspécialisations qui sont autant de tunnels disciplinaires alors même qu’il faudrait faire des bilans et créer des synergies. On lit ce livre en pensant vraiment que l’affaire de la littérature et de la lecture n’est pas une affaire de conservateurs ni de ringards. C’est l’occasion de signaler la naissance des éditions Thierry Marchaisse, du nom d’un ancien éditeur du Seuil qui prend le risque de créer sa maison.
O. M.
Olivier Rolin, BRIC ET BROC, Paris, Verdier, 2011, 144 p., 13, 50 €. Thierry Paquot, L’AMI-LIVRE. Confidences d’un bouquinomane, Paris, Librairie La Brèche, 2011, 40 p., 6, 90 €
Un écrivain et un lecteur. Un écrivain qui parle de ses lectures comme d’un « fourbi » (un titre déjà pris par M. Leiris) et un lecteur qui raconte comment il lit et comment il a pris goût à la lecture grâce à des lecteurs plus ou moins fous. Les deux restent à distance de tout emballement théorique. Écrire et lire, cela va dans les deux sens. Olivier Rolin, qui a recueilli ses textes à la demande du fondateur des éditions Verdier – une maison indissociable de l’histoire des anciens maos de la vague des années 1970 – aujourd’hui disparu, ne cherche pas à théoriser, il s’en défend au motif que « tramer la beauté avec les mots est proprement l’objet de la littérature ». Comme les textes sur la littérature retenus ici restent discrets en dépit de la lecture des Géorgiques de Claude Simon et de la relecture de l’Ulysse grec, on est frappé par les détours de Rolin qui, non sans écho à sa propre littérature, se penche ainsi sur les photos de Blaise Cendrars par R. Doisneau, sur les autoportraits de Rimbaud à Harrar ou raconte son voyage à Vancouver pour découvrir l’endroit où a vécu Malcolm Lowry. Si Rolin aime les fantômes, Thierry Paquot qui pratique l’art de la sieste (titre d’un précédent petit ouvrage très apprécié) déploie beaucoup d’énergie pour lire… De fait, ce « goûteur de livres » n’est pas un rat de bibliothèque et ne court pas après les librairies pour collectionneurs, il n’arrête donc pas de braconner et d’imaginer des stratégies susceptibles de découvrir des livres et de les lire. À croire qu’on peut lire comme on fait la sieste.
O. M.
Raymond Queneau, CONNAISSEZ-VOUS PARIS ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011, 192 p., 4, 60 €
L’auteur d’Exercices de style adorait les énigmes et les questions pièges. Ce n’est donc pas par hasard qu’il a posé quotidiennement aux lecteurs du journal L’Intransigeant trois questions sur l’histoire de Paris entre novembre 1936 et octobre 1938. Ce fut, dit-il, l’une des périodes les plus heureuses de sa vie d’écrivain protéiforme : cette relance journalière d’interrogations oscillant entre le sérieux et le rocambolesque était un rituel quotidien qui permettait de ruser avec la mémoire et de faire apparaître les strates historiques et géographiques de la capitale. Pourquoi les journaux ne renouent-ils pas avec ces « exercices de style quotidiens » qui sont la meilleure manière d’apprendre ce que sont nos espaces urbains (et de les parcourir) dont on veut croire qu’ils n’ont d’autre histoire que leur patrimoine reconnu ? C’est la ville-palimpseste, la ville mémoire de mots et de pierres que ce jeu révèle mais surtout la passion de Queneau pour la toponymie qui est chez lui indissociable de l’« antiopée ». Un terme qui renvoie à Amphion (le fils de Zeus et d’Antiopée) dont Apollinaire a fait le patron des batteurs de pavé. Ce livre, nourri d’antiopées, de promenades sémantiques, rappelle le voyage d’Ulysse et exprime la passion urbaine de l’auteur de Zazie dans le métro. Une passion qui n’est pas celle des surréalistes, des amoureux des Nadja, avec lesquels Queneau a pris des distances polémiques, mais celle d’un homme de dictionnaire qui, en parcourant Paris, fait le tour des bibliothèques tout en croyant faire le tour du monde. Le maire de Paris devrait inventer un concours d’antiopées.
O. M.
Patrick Haenni et Stéphane Lathion (sous la dir. de), LES MINARETS DE LA DISCORDE. Éclairages sur un débat suisse et européen, Gollion (Suisse), Éditions Infolio, série « Religioscope », 2009, 112 p., 12 € (14 chf)
Persuadée que l’initiative populaire helvétique de 2005 « contre la construction des minarets » n’est pas qu’une simple affaire d’architecture, l’institution indépendante et non confessionnelle Religioscope a sollicité des plumes afin de faire le lien entre l’islam, l’islamisme en Europe et l’immigration musulmane en Suisse. Alors même que les minarets ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’architecture musulmane et que les fondamentalistes ne s’en préoccupent pas, la controverse suisse des minarets n’a pas déclenché la colère de « la rue arabe » hors d’Europe comme ce fut le cas des caricatures de Mohamed au Danemark. Dès lors, « il faut comprendre cette initiative sur les minarets non comme une bizarrerie du système politique helvétique, mais comme un indicateur d’une tendance plus liée aux débats idéologiques qu’aux tensions liées aux contextes locaux. Entre réactions épidermiques de certains segments des populations musulmanes contre les caricatures et radicalisations occidentales sur des symboles de l’islam nous baignons dans l’ignorance des sociétés réelles ». Le printemps arabe, inattendu au moment où ce livre a été conçu, en sera la meilleure preuve…
O. M.
Josef Erlich, LA FLAMME DU SHABBATH. Le Shabbat, moment d’éternité dans une famille juive polonaise, Paris, Plon/Cnrs Éditions, coll. « Bibliothèque Terre humaine », 2011, 296 p., 19 €
Ce livre, réédité de la collection « Terre humaine » (Plon, 1978), décrit de l’intérieur, sous forme de fiction, le déroulement du Shabbat : les préparatifs (dès le jeudi soir), les rites, les offices, les prières, le recueillement et finalement le sens humain intense de la fête presque « hors temps », ou qui fait entrer dans un temps autre, que signifie chaque semaine la célébration de cet « instant d’éternité ». Le récit, minutieux, se déroule dans une famille polonaise de Wolbrom, cité ouvrière près de Cracovie (et d’Auschwitz), où vivait depuis quatre siècles une importante communauté juive. Elle a été entièrement liquidée dès 1942. Erlich (issu d’une famille aisée, il était parti en Israël au début des années 1930) fait donc aussi œuvre de mémoire – d’un judaïsme disparu et d’une vie juive traditionnelle, avec une foi, une langue, des coutumes dont il reste, lui, le juif moderne, profondément nostalgique. Le livre contient un gros cahier-photos, des illustrations pleine page, les divers textes liturgiques de la fête en annexe. En quelques pages sobres et fortes, Alexandre Derczansky rappelle ce que furent les communautés juives de Pologne, en particulier celle de Wolbrom.
J.-L. S.
Mathieu Baratier, LES CHINOIS AUJOURD’HUI, Paris, L’Harmattan, coll. « Points sur l’Asie », 2010, 135 p.
La Chine est le pays des chiffres superlatifs. Elle suscite l’admiration et l’effroi. Mais que sait-on des Chinois ? Mathieu Baratier, qui a passé quatre années dans l’Empire du Milieu pour le compte d’une radio internationale, complète utilement les données, surtout économiques, qui nous parviennent de l’espace chinois. Il va à la rencontre de l’homme de la rue, observe et décrit les Chinois au quotidien, les conditions de vie, les habitudes, accumulant des « choses vues » qui permettent de concrétiser, par un procédé de zoom, l’abstraction du pays géant. Les expériences personnelles, narrées avec distance et une ironie parfois enjouée, font entrer dans une logique administrative ou sociale qui déjoue souvent les attentes européennes. La transformation du cadre urbain, les non-dits de la mémoire, les « demi-dits » de la discussion politique, l’immobilité dans le changement permanent, les latitudes de la politique locale et la signification du « pragmatisme » chinois sont ainsi éclairés par des plans rapprochés qui remettent les hommes au centre.
Denis Thouard
En écho
L’HISTOIRE, YVES SAINT-GEOURS ET LE BRÉSIL – Yves Saint-Geours, ambassadeur de France au Brésil (voir son texte sur C. Lévi-Strauss dans ce numéro d’Esprit), intervient en tant qu’historien à deux reprises dans le très riche numéro de la revue L’Histoire (numéro spécial, juillet-août 2011, no 266) consacré à ce pays émergent qui n’est pas « sans histoire ». Tout d’abord, Yves Saint-Geours éclaire le caractère unitaire et pacifié du pays, ce qui n’est pas sans lien avec la colonisation portugaise : « Le Brésil a traversé deux siècles d’histoire sans que son unité soit remise en question. Quant à ses frontières, une diplomatie prudente a pu les préserver, voire les élargir, au début du xxe siècle, sans tirer un coup de fusil. » Dans ce contexte, le nationalisme brésilien n’est pas un nationalisme d’exclusion : « L’identité brésilienne qui ne s’est pas construite contre les autres est profondément pacifique : “on ne craint personne mais on n’attaque personne”. Le pays n’a échangé aucun coup de feu avec ses voisins depuis près de cent cinquante ans. Depuis Rio Branco, le grand diplomate brésilien du début du xxe siècle, le principe d’arbitrage, de non-ingérence prime. Aujourd’hui encore, alors que le Brésil a désormais acquis les moyens d’être une grande puissance internationale, il n’est pas enclin aux interventions internationales. » De même qu’il ne s’est pas tourné vers l’ennemi extérieur, le pays ne s’est pas tourné vers l’ennemi intérieur : « C’est là la grande différence d’un régime autoritaire comme celui de Vargas avec le fascisme : il s’agit d’un autoritarisme d’inclusion, holiste. D’où le corporatisme et la création de structures qui devaient encadrer la société comme les syndicats. Le régime militaire a, quant à lui, versé dans ce travers de l’ennemi intérieur, mais avec une intensité moindre qu’en Argentine, au Chili, en Uruguay. » Et l’historien ambassadeur de rappeler qu’un Brésilien a un lieu pour faire la guerre : le football. Reste à comprendre la violence criminelle et maffieuse, le Brésil étant le pays ayant l’un des taux de criminalité les plus élevés au monde. Dans un deuxième temps, Yves Saint-Geours souligne les paradoxes de ce pays « anthropophage » au sens où il pratique un métissage intense. « Si ce métissage n’empêche pas des rapports de domination très marqués ni des préjugés, plus sociaux que raciaux, les marqueurs culturels sont ceux des dominés : la samba, le carnaval, la capoeira [art martial puisant ses racines dans les méthodes de combat et les danses des peuples africains au temps de l’esclavage], le football. À la différence de la France où le modèle culturel est venu du haut, les grandes inégalités n’empêchent pas l’existence d’un ciment très fort qui unit l’ensemble de la société. » Une éclairante leçon d’historien !
L’HISTORIEN CARLO GUINZBURG : DES TRACES POUR DES PREUVES – Critique (juin-juillet 2011) part sur les traces de l’un des grands historiens d’aujourd’hui, l’Italien Carlo Guinzburg, l’auteur du Sabbat des sorcières, dont l’érudition va de pair avec la recherche de la preuve. Ce dont témoignent des titres comme le Fil et les traces. Vrai faux fictif et Mythes emblèmes traces. « Tel le Saint Antoine de Flaubert, l’historien veut se blottir sur tous les fronts, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la matière. Ses objets sont multiples, mais l’intention de sa recherche est une : approcher le vrai, trouver le souffle du temps, dans l’équilibre entre l’enthousiasme de l’enquête et la distance critique. » Ce qui veut aussi dire, comme y insiste Krzysztof Pomian, apporter la preuve (voir également des articles de François Hartog, Jacques Rancière, Martin Rueff, H. Merlin-Kajman…).
RÉINVENTER LA VILLE EN ÉGYPTE – Autrement (avril 2011, no 21, sous la direction de Pierre-Arnaud Barthel et Saffa Monqid) propose de voyager (avec textes et photos) dans le Nouveau Caire, un Caire réinventé, un Caire projeté à l’extérieur dans des villes nouvelles (souvent inoccupées), un Caire gentrifié et fragmenté, un Caire bousculé dans sa partie historique, un Caire qui ne peut se passer de son fleuve… Cette reconfiguration urbaine éclaire les trajectoires propres au printemps arabe égyptien, mais il ne peut faire oublier les conditions de vie dans les bidonvilles, à l’image de celui de Mafrouza à Alexandrie (voir l’article de Pierre Veltz sur Mafrouza, un film magnifique qui met en scène les conditions de vie des habitants – sans habitat – d’une nécropole romaine).
L’IDENTITÉ NATIONALE CHINOISE – Perspectives chinoises (no 2011, 1, cefc@cefc.com.hk) consacre son dernier dossier au guoxue qui renvoie à l’identité nationale chinoise : « La place actuelle du guoxue est marquée par deux caractéristiques. Tout d’abord, pour la première fois depuis deux siècles, le succès économique et politique de la Chine a changé sa relation au monde, en renforçant sa confiance en une identité nationale et, avec elle, sa fierté envers un passé dénigré par les libéraux et répudié par les révolutionnaires. Deuxièmement, les revendications culturelles qui, à travers le monde, s’opposent à l’eurocentrisme, y compris au sein de sa terre natale euro-américaine, ont ouvert la porte à la résurgence des héritages culturels marginalisés par le régime de l’euromodernité. » Le numéro contribue à éclairer les définitions identitaires, qui ne vont pas sans ambiguïté, sous-tendant les études nationales considérées dans toute leur variété.
Avis
À l’automne, notre dossier portera sur le travail, après les chocs des suicides dans des grandes entreprises françaises. La réponse qui semble émerger est celle d’une meilleure prise en compte des risques psycho-sociaux. Mais celle-ci permet-elle bien de comprendre la transformation du travail en cours ? Les notions de harcèlement et de stress ne vont-elles pas occulter la description fine des relations de travail, la dimension collective de l’engagement dans une tâche ? Et quelles perspectives de mobilisations, notamment syndicales, voit-on se dessiner pour mieux prendre en compte les changements professionnels ? Dans les prochains numéros, nous proposerons par ailleurs une série d’articles sur la situation politique à travers le monde arabe, aussi bien dans les pays en révolution que chez leurs voisins, à travers des entretiens avec Olivier Roy, Joseph Maïla, Patrick Haenni… Nous publierons également des auteurs (iraniens et non iraniens) qui évoqueront de l’intérieur la situation de leur pays (autour de Ramin Jahanbegloo).
- 1.
www.rferl.org/content/What_Really_Happened_During_The_Dobrovoljacka_Attack/1977945.html
- 2.
“The evidence is insufficient by international standards to provide reasonable grounds for the belief that Divjak, Jovan, son of Dusan, may have committed serious violations of international humanitarian law” (cité par Sense News Agency, La Haye, 4 mars 2011).
- 3.
“I have not been provided with any new evidence that could be described as `striking’ or substantial. […] I am therefore satisfied that extradition is barred by reason of extraneous considerations by virtue of Section 81(a) and (b) in due course I will be ordering that the defendant be discharged” (Tim Workman, Senior District Judge, City of Westminster Magistrates’ Court, Londres, 27 juillet 2010).
- 4.
Parmi les signataires de cette lettre, on relève les noms de deux anciens présidents du parlement de Strasbourg (Nicole Fontaine, Jose-Maria Gil-Robles), d’une ancienne secrétaire générale du Conseil de l’Europe (Catherine Lalumière), d’un ancien Premier ministre français (Michel Rocard) et de trois anciens commandants de la Forpronu (les généraux à la retraite Jean Cot, Bertrand de Lapresle et Hugues de Courtivron).
- 5.
Voir « L’honneur d’un général », Libération (« Rebonds »), 12 avril 2007.
- *.
Texte cosigné par Philippe Herzog, président fondateur de Confrontations Europe, Louis Joinet, magistrat, premier avocat général honoraire à la cour de Cassation, Maguy Marin, chorégraphe, Ariane Mnouchkine, directrice du Théâtre du Soleil, Olivier Py, metteur en scène, François Tanguy, metteur en scène, Théâtre du Radeau. Francis Bueb, fondateur et directeur du Centre culturel André Malraux à Sarajevo, Monique Chemillier-Gendreau, professeur émérite de droit public et de sciences politiques à l’université Paris Diderot, Georges-Marie Chenu, ministre plénipotentiaire hors classe, ambassadeur (en retraite), Pierre Bayard professeur de littérature française à l’université Paris Saint-Denis, Jean-Louis Fournel, professeur de littérature italienne à l’université Paris Saint-Denis, Claude Fischer, présidente de Confrontations-Europe, Jack Ralite, sénateur de Seine-Saint-Denis, vice-président du groupe interparlementaire France-Balkans occidentaux, ancien ministre, Bernard Faivre d’Arcier, ancien directeur du Festival d’Avignon, Marcel Bozonnet, ancien administrateur général de la Comédie-Française.
- 6.
Kingsley Amis, The Old Devils, Londres, Hutchinson, 1986.
- 7.
Parmi les récipiendaires précédents, on peut noter le Sud-Africain J. M. Coetze, en 1983, pour Life and Times of Michael K. et, en 1999, pour Disgrace, l’Australien Peter Carey, en 1988, pour Oscar et Lucinda et, en 2001, pour True History of the Kelly Gang, la Canadienne Margaret Atwood, en 2000, pour The Blind Assassin, l’Indienne Kiran Desai, en 2006, pour The Inheritance of Loss et, tout récemment, en 2009, Hilary Mantel pour son roman historique Wolf Hall.
- 8.
Dans la version originale, l’association se nomme Ashamed Jews et l’acronyme est ash : la difficulté de la traduction est évidente.
- 9.
C’est la seizième apparition de cet alter ego de l’auteur depuis la Pluie de néon paru en 1987. Le public français connaît surtout Dans la brume électrique porté à l’écran en 2009 par Bertrand Tavernier avec Tommy Lee Jones dans le rôle de Dave Robicheaux. Toute l’œuvre de James Lee Burke est publiée aux éditions Rivages.
- 10.
À propos de la marée noire causée par BP en Louisiane en 2010, James Lee Burke déclarait : « Certes [l’industrie pétrolière] a fourni des emplois même s’ils sont mal rémunérés. Mais le pétrole exploité ici est envoyé en Floride et en Californie, qui ne veulent pas de forages off-shore au large de leurs belles côtes. La Louisiane est la poubelle de l’Amérique, son histoire est une tragédie » (Télérama, 12 mai 2010).
- 11.
Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2006. Voir ma note dans Esprit, décembre 2006.
- 12.
Nicolas Bouleau, « Les réticences de l’opinion envers la finance », Esprit, novembre 1998.
- 13.
Id., « Malaise dans la finance, malaise dans la mathématisation », Esprit, février 2009.
- 14.
Voir notamment Bernard Perret, Pour une raison écologique, Paris, Flammarion, 2011, et le compte rendu dans Esprit, juillet 2011, p. 190.
- 15.
Francis Wolff, Dire le monde, Paris, Puf, 1997 (rééd. 2004).
- 16.
Voir le dossier d’Esprit en mai 2003 (« Günther Anders, le surarmement et les trois guerres mondiales ») et la préface de Jean-Pierre Dupuy à Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil, 2008.
- 17.
Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme. Tome 1, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2002 ; les éditions allemandes sont respectivement de 1956 et 1980.