Pierre Hassner. Le politique face aux passions collectives
Repère
Le politique face aux passions collectives
À propos de…
Pierre Hassner, la Revanche des passions. Métamorphose de la violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015, 368 p., 22 €
La Revanche des passions conclut une série de recueils d’articles commencée avec la Violence et la paix (Le Seuil, 1995, repris en « Points ») et la Terreur et l’Empire (Le Seuil, 2003). S’abritant derrière une citation de Pascal – « Car je ferais trop d’honneur à mon sujet en le traitant avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable » –, Pierre Hassner justifie le caractère éclaté de son ouvrage en soulignant que son domaine, les relations internationales et la dynamique des puissances, « est d’une complexité mouvante, de plus en plus complexe et de plus en plus mouvante ». Les relations internationales ne renvoient pas à une discipline claire et cohérente, et le vocabulaire est dans le fou, à commencer par les notions de guerre et paix. Ce qui le conduit à préciser que la synthèse et la prévision sont impossibles et que les écoles en « isme » sont dépassées (ainsi, il ouvre son introduction par une critique des principaux représentants de l’école réaliste aux États-Unis, de Hans Morgenthau à Joseph Nye). Et que des auteurs plus conscients de la « complexité contradictoire », comme Zbigniew Brezinski et Raymond Aron, sont par contraste de meilleurs analystes de l’évolution de la stratégie et de la guerre. Mais, de même qu’il montre que les Guerres en chaîne de Raymond Aron, un livre publié en 1951 qui porte sur la Première Guerre mondiale et l’entre-deux-guerres et se focalise sur la dialectique de la guerre et de la révolution, éclaire bien le monde contemporain, force est de reconnaître que Pierre Hassner ne cède pas à l’esprit de l’époque et ne se satisfait pas des clichés et arrêts sur images. Dans le premier volume de la trilogie publié après la fin du communisme, il ne prophétise pas l’émergence d’un mode démocratique pacifié. Et dans le deuxième, qui suit les attentats de New York de 2001, il anticipe fort bien que la guerre contre le terrorisme ne va pas mettre un terme à des violences irréductibles.
La Revanche des passions n’est-il qu’un prolongement des deux ouvrages précédents, une traversée des violences et des conflits susceptibles d’alimenter le « pessimisme » historique de l’auteur ? Difficile de le penser. De fait, Pierre Hassner s’insurge contre le brouillage du langage et des notions mises en avant pour saisir les violences contemporaines ; il s’en prend avant tout à un vocabulaire ou à des propos d’écoles qui se font un malin plaisir de prévoir l’imprévisible. Mais comment débrouiller un obscurantisme intellectuel qui n’affecte pas seulement son domaine de prédilection ? Tout d’abord, en n’arrêtant pas de poser des jalons et des balises pour saisir, parfois dans l’urgence, ce qui fait événement, ce qui trouble et fait penser au sens d’Arendt. Dans le sillage d’Aron, il scrute des théâtres de conflits et des tensions stratégiques grâce à des analyses d’une grande clarté. Sont ainsi mis en scène successivement : les institutions liées à l’ordre international, qui ne vont guère dans le sens de la constitution d’un gouvernement mondial1 (deuxième partie) ; une réflexion sur les mutations de la puissance, des violences civiles « passionnelles » et de la guerre (troisième parie) ; les totalitarismes et la transition autocratique poutinienne (quatrième partie) ; la dialectique du terrorisme international et des réactions nationales, et les paradoxes de l’identité européenne (cinquième partie). Le lecteur qui aura pris le temps de suivre Pierre Hassner dans les arcanes d’un début de xxie siècle inquiétant et dans sa découverte d’un monde globalisé et technicisé à outrance (voir ses interrogations récurrentes sur les drones) comprendra sûrement mieux des événements récents, marqués par la violence et le langage de la guerre.
Mais en rester là n’est pas reconnaître à cet ouvrage sur les passions et leur contagion l’originalité qu’il a par rapport aux deux précédents. Homme de la science politique et des relations internationales, Pierre Hassner n’a jamais oublié sa casquette de philosophe, sa rigueur conceptuelle et les cours de Leo Strauss à Chicago, où Aron l’avait envoyé pour achever sa formation. Le philosophe est ici omniprésent puisque le premier chapitre évoque les liens entre la philosophie moderne et les passions politiques. Mais la philosophie est convoquée dans les autres chapitres (voir les textes sur le problème de la légitimation de la force chez Rousseau, Kant et Hegel, et sur la notion de totalitarisme). Ce n’est donc pas un hasard s’il conclut l’ouvrage par un texte sur la crise du politique et un entretien avec son éditeur, Joël Roman, sur les passions et les concepts. La prise en compte des passions est l’occasion de mettre à nu et à vif les questions politiques les plus anciennes et les plus redoutables. Et celles-ci passent par la philosophie : le logos philosophique, aimait dire Éric Weil, consiste à pacifier la violence des passions. La philosophie est une affaire de langue et de débrouillage des concepts.
Au niveau des peuples et de leurs réactions, la mondialisation produit, notamment par les délocalisations et les migrations, une action violente, si bien qu’à l’axe vertical « technocratie-populisme » correspond l’axe horizontal « cosmopolitisme-particularisme », que celui-ci soit national, ethnique ou religieux. Le primat de la politique, contesté dans les faits, n’en est que plus important à ressusciter, en particulier par rapport à la violence physique, économique ou idéologique. L’essence de la politique consiste non pas à supprimer la force, mais à la domestiquer pour la faire servir à sa propre négation.
Ce livre ouvre la piste grecque du politique (les Athéniens de Thucydide évoquent trois passions politiques – l’avidité, la peur et l’honneur – et la phronesis au sens du discernement qui passe par le logos) pour répondre à la violence des passions les plus contemporaines. Mais il valorise aussi l’idée d’un « universalisme pluriel » (Merleau-Ponty parlait d’un universalisme latéral) tout en invitant à proposer des « synthèses contradictoires ». C’est tout l’art de Pierre Hassner que de ne pas s’enfermer dans des contradictions, de les faire bouger, de les tendre et de les déplacer2. C’est l’art politique de la démocratie, celui qui refuse le binarisme de Carl Schmitt et privilégie à la fois la concorde et la discorde, des « jeux à motif mixtes » (Thomas Schelling, un théoricien de la stratégie), bref le « consensus conflictuel » (Paul Ricœur) alors qu’on oscille désormais entre des consensus pacifiés et des dissensus violents.
Le problème du politique, c’est précisément la hiérarchie des passions et leur rapport avec la coexistence possible entre concitoyens ou alliés, voire avec des adversaires à l’intérieur d’un ordre global commun.
Relations internationales ou pas, répondre aux passions quand elles prennent leur revanche exige de refaire confiance au politique et de ne pas le livrer à un gouvernement des experts, ces « fonctionnaires » de l’humanité que fustigeait Husserl.
Antoine Garapon et Olivier Mongin
Librairie
Michaël Fœssel, Le temps de la consolation, Paris, Le Seuil, 2015, 288 p., 21 €
La consolation ne se résigne pas devant la mélancolie qu’elle tente d’éloigner. Acte social, elle est une résistance précaire face à la désolation qu’elle sait entendre. D’emblée, les enjeux éthiques mais aussi politiques du Temps de la consolation se dessinent. Michaël Fœssel révise le procès intenté à la consolation par la philosophie : sa précarité, son inconstance dans la diversité de ses formes ou encore le soupçon de complaisance avec la finitude sont autant d’éléments à charge contre elle. Pourtant, parole ou geste fragile, la consolation prend acte de la désolation de la perte et fait sien le souci d’ouvrir un possible qui en soit respectueux. Qui plus est, la philosophie, en écartant la consolation, ferait l’économie – dommageable – des pertes qui scandent sa propre histoire et la constituent. En effet, alors que la philosophie antique se voulait une consolation possible au malheur des hommes, l’entrée dans la modernité semble abandonner ce projet. Le Temps de la consolation fait la généalogie de ce divorce et réhabilite la consolation en tant que processus heuristique et créateur. Il ne s’agit pas de réinstaurer la philosophie en consolatrice à l’image de la figure de Boèce, mais de l’assigner à une interrogation par le prisme de la consolation sur ce qui ne peut plus être. Si une réponse au besoin de consolation paraît désormais impossible, cette impossibilité est elle-même significative historiquement. Le besoin de consolation est un instrument critique qu’il faut garder pour ne pas laisser le champ libre aux consolations à bon compte et se payant de bons mots.
La confiance dans le pouvoir de la raison et du langage permet à la pensée antique d’établir une rhétorique très codifiée de la consolation. La création d’un horizon de sens – notamment par le détour de la métaphore ou du récit – est un artifice efficace et précieux de la « grammaire » de la consolation. Se dessine ainsi un modèle de la consolation comme acte social d’échange, déployant une inventivité dans la culture à partir d’une lucidité sur ce qui se joue dans l’épreuve de la perte. C’est cette dynamique consolatrice par la force poétique du langage et du signe qui s’est prolongée dans la modernité (notamment dans la littérature et les arts que Fœssel convoque en de beaux intermèdes). En revanche, la dimension argumentative du logos, elle, n’atteint plus la conscience malheureuse qui, prise dans sa douleur, s’en scandalise.
À partir de cette grammaire, Fœssel prend la mesure du divorce moderne entre le discours philosophique et la consolation. En tant qu’acte, elle s’inscrit en effet dans une historicité qu’elle révèle dans ses métamorphoses mêmes. L’avènement du sujet et l’effondrement des ordres classiques (logos, cosmos et communauté unifiée) de la consolation ont neutralisé le logos comme discours consolateur en le dépouillant de ses assises métaphysiques. Pour autant, s’engager dans un processus de consolation donne à entendre la force subversive du chagrin qui signe la perte. Cette vigilance critique permet d’éviter à la pensée de s’empresser de masquer la désolation par un déni de l’ampleur de la perte ou encore une objectivation calculatrice ou techniciste. Dès lors, on comprend que l’exigence d’un « travail de deuil » étouffe la signification de la perte et l’inventivité consolatrice. La force du chagrin est justement de se tenir dans une détresse légitime et somme de prouver la possibilité d’un après. Ainsi, le Temps de la consolation se clôt sur une phénoménologie du toucher dans la consolation : on y lit sa précarité accueillante alors que le consolateur et l’affligé sont désormais dépourvus de modèle consolatoire. La maladresse du geste qui ne sait plus comment s’y prendre entre alors en écho avec le trouble et la désorientation qui habite l’affligé lui-même. Or, en maintenant l’altérité dans son énigme et en faisant l’aveu partagé d’une ignorance quant à la perte, la consolation offre la possibilité d’un « nous » humble. Par la lucidité et l’attention, la consolation est donc une tentative toujours renouvelée d’échapper à la mélancolie qui prend le risque de l’affliction figée et du nihilisme. La consolation véritable, qui est une promesse de transcendance, n’est envisageable que si elle préserve jusqu’au bout le trouble du scandale qui la porte. Et ce, plus encore dans le champ politique :
En faisant entendre l’utopie dans l’expérience, la consolation est un vestige de l’exigence métaphysique au cœur de la politique moderne. Il ne s’agit plus de la métaphysique comme savoir qui réconcilie, mais comme désir d’une altérité radicale.
En effet, l’écueil réactionnaire d’une restauration illusoire guette et manque l’opportunité innovante de la consolation en la trahissant. Le vœu de réconciliation prétend renouer avec ce qui a été perdu, rétablir un avant. Or la véritable consolation prend acte que ce qui a été ne sera plus. Par sa clôture, la réconciliation présente deux dangers selon Fœssel : le premier étant qu’elle prétend savoir ce qui a été perdu et le second qu’elle institue ce prétendu savoir dans des conditions historiques quoi qu’il en soit nouvelles, c’est-à-dire postérieures à la perte. La réconciliation est un « comme si » qui s’ignore, au contraire de la consolation qui se sait dans sa précarité métaphorique. Se fondant sur un passé bien souvent mythique, la réconciliation entend subsumer la douleur de la perte. Face à la désolation, elle propose sommairement un modèle au référent pourtant perdu et toujours déjà dépassé par la perte, niant les nouvelles conditions d’avènement du possible. Ces volontés de réconciliation n’en viennent pas moins d’un fond de désolation que l’ouvrage cerne attentivement. Cette inintelligibilité première de la perte, l’épreuve de l’injustice qu’elle donne à affronter n’y sont pas des motifs de rejet ou de condamnation mais bien au contraire les signes d’un problème à affronter et intimant la nécessité de faire monde dans une urgence pressante mais motrice. À cet égard, le Temps de la consolation fait preuve d’une force prospective et se donne les moyens de poser les conditions de possibilité d’une pensée de cet irréductible de la modernité qu’est l’« énigme du mal » et ce, dans la fragilité perpétuelle – et donc délicate – du geste consolateur.
Nicolas Léger
Gaël Brustier, À demain Gramsci, Paris, Le Cerf, 2015, 72 p., 5 €
En juin dernier, à l’occasion du dernier congrès du Parti socialiste, la motion proposée par Jean-Christophe Cambadélis le reconnaissait : la gauche « n’est plus en situation d’hégémonie culturelle ». C’est le moins qu’on puisse dire !
Comme le résume Gaël Brustier dans son lumineux petit livre, qu’il s’agisse de l’accélération de la mondialisation consécutive à l’entrée de la Chine dans l’Omc, de l’internationalisation d’un salafisme djihadiste toujours plus virulent ou du déclassement qui touche bon nombre de nos concitoyens,
tout cela n’a été anticipé ou compris ni par la gauche radicale, ni, a fortiori, par la social-démocratie.
Or, tandis que la gauche remportait toutes les élections (régionales, sénatoriales, présidentielles, législatives) – et se félicitait de l’excellence de sa stratégie –, la droite, elle, s’emparait d’un pouvoir essentiel : celui des idées, pouvoir qu’Antonio Gramsci nomme, justement, « hégémonie culturelle ». D’où la nécessité pour la gauche de découvrir ou redécouvrir Antonio Gramsci, de s’approprier certains de ses concepts les plus opératoires afin de comprendre la nature de la crise qu’elle traverse et d’imaginer des moyens d’en sortir.
L’une des grandes originalités de la pensée gramscienne est de considérer que dans le combat politique, la question culturelle – le « front culturel » – compte autant que les fronts économiques et politiques. Pour l’auteur des Cahiers de prison, aucune domination politique n’est envisageable dans la durée si elle ne s’accompagne pas d’une domination culturelle, c’est-à-dire de la capacité à « créer un univers d’idées, de symboles et d’images dans lesquelles un peuple se reconnaît » (p. 20). Les conseillers en communication n’y peuvent rien changer, le peuple ne signant jamais un contrat dans lequel il ne croit pas, le pouvoir est toujours contraint d’articuler le consentement des citoyens et la coercition. L’hégémonie culturelle, dans son acception gramscienne, suppose donc la réunion de la « société civile » et de la « société politique », la première disposant des instruments de persuasion et la seconde de ceux de coercition.
Lorsque le système économique et les représentations collectives s’articulent parfaitement, se forme [alors] ce qu’on appelle un « bloc historique », c’est-à-dire l’adhésion de classes sociales différentes à un même projet politique, correspondant à un niveau d’évolution donné du système économique.
Or, les sociodémocrates se sont lourdement trompés en pensant que l’Union européenne pouvait constituer un substitut à un socialisme auquel ils ne croyaient plus. Pouvoir non démocratique fonctionnant grâce à des élites qui se sont autonomisées des peuples et qui prennent de plus en plus de libertés avec la démocratie, théâtre d’une « souveraineté fragmentée » où les lobbys – notamment celui de la finance – font largement la loi, l’Union européenne est dans l’impossibilité de susciter un engouement susceptible de se transformer en « bloc historique ».
Si l’on ajoute à cela que la réponse de la gauche face à l’érosion de son électorat populaire consiste à répéter que les partis de droite et d’extrême droite « trompent » les ouvriers et les employés, on comprend mieux la difficulté qu’elle éprouve à mobiliser ces derniers. Les politiques de gauche ne comprennent pas que l’intérêt des dominés n’est pas donné une fois pour toutes mais « construit ». La gauche « réaliste » parle d’indices, de taux d’endettement, de notations financières et néglige ce qui mobilise l’électeur : une vision du monde. Il est donc urgent pour elle de « proposer des réponses qui donnent sens à l’expérience quotidienne » (p. 48) des citoyens.
Ce n’est donc pas un hasard si la droite a repris l’ascendant idéologique avec des thèmes tels que ceux de l’économie ou de la nation. Le plus navrant dans tout cela, c’est aussi que, face à l’incapacité des politiques d’austérité à sortir l’Europe de la crise, la gauche aura trahi ses idéaux pour rien. « Le social-libéralisme, prévient Gaël Brustier, va sombrer avec le Titanic néolibéral » (p. 38).
Pour l’auteur, la « gauche d’après », celle qui s’enracinera sur le « sens commun » des gens, est en train de naître aux marges de l’Europe : en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Écosse. Et de citer en exemple, comme « héros gramscien », le pape François, qui par son langage simple sait toucher un grand nombre d’hommes et de femmes partout dans le monde.
Le chantier qui attend le camp progressiste est immense et passionnant. Il lui faut élaborer une pensée qui, comme l’écrivait Raymond Aron à propos du marxisme, puisse être expliquée en cinq minutes, en cinq heures, en cinq ans ou en un demi-siècle. Ce fut la force du néolibéralisme. On voudrait croire que rien n’est perdu. Comme l’écrivait le célèbre penseur sarde dans son vingt-huitième Cahier de prison :
Tout écroulement porte en soi des désordres intellectuels et moraux. Il faut créer des hommes sobres, patients qui ne se désespèrent pas devant les pires horreurs et ne s’exaltent pas pour chaque ânerie. Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté.
Jean-Paul Maréchal
François Dosse, Castoriadis. Une vie, Paris, La Découverte, 2014, 500 p., 25 €
L’ouvrage de François Dosse nous donne l’occasion de prendre la mesure d’une pensée qui ne put jamais être réduite aux frontières d’une discipline. Ce n’est pas la moindre des interrogations que ce livre nous lègue : de quelle matière Castoriadis était-il le spécialiste ? Le politique, pour utiliser un terme abusivement réducteur et imprécis, a bien constitué le souci constant de Cornelius Castoriadis. Pourtant, il n’a cessé de modifier son rapport théorique à celui-ci. Comme si la complexité de l’objet exigeait une approche – on pourrait dire une méthode – multiple et constamment diversifiée.
Il est des pensées que l’on suit, d’autres que l’on poursuit, non parce qu’elles contiendraient une dimension inexplicable et inachevée, mais parce qu’elles se tiennent toujours au-delà d’elles-mêmes, en vertu du dynamisme des objets qu’elles se donnent. De telles pensées ne peuvent bien évidemment se reposer et se laisser enfermer dans les bornes d’un système. Dès ses premières interventions, Castoriadis affirmera l’incomplétude de toute tentative théorique ayant la prétention de subsumer la multiplicité historique dans un système :
La continuation de l’histoire depuis 1830 est la seule réfutation de l’hégélianisme : la suprême et la seule parce qu’elle est la réfutation de l’hégélianisme par lui-même, ou mieux par l’histoire qu’il a voulu absorber et qui se révolte contre lui.
Ce refus de la clôture dans le définitif sera l’une des constantes de ses interventions politiques tant théoriques que militantes. Système et institution sont pour lui ce qui menace en permanence les activités théoriques et politiques. En tant que « philosophe de l’historicité », Castoriadis insistera de plus en plus sur le « non-causal », expression par laquelle il faut entendre le « caractère fondamentalement créateur de l’histoire, des individus, des groupes, des classes et des sociétés » (p. 381). Emprunter l’approche causale en histoire, c’est récuser le radicalement nouveau, comme si tout ce qui survient sur la scène historique pouvait être considéré comme découlant logiquement de ce qui l’a précédé.
La gêne théorique qui motivera la rupture de Castoriadis avec l’orthodoxie marxiste trouve ici sa raison d’être. Comment concilier l’espoir d’émancipation portée par le marxisme avec la clôture d’une pensée systématique solidaire de cette espérance ? Castoriadis refuse de cautionner la captation d’une dynamique émancipatrice au profit d’une bureaucratie fossilisée tournant au bénéfice de quelques-uns. Cette opposition à la glaciation stalinienne ne le fera pourtant pas opter pour une forme de pensée unique qui fait de la démocratie libérale l’horizon indépassable du politique et qui relègue toute visée émancipatrice au simple rang de vue de l’esprit.
Comment préserver la dimension émancipatrice à l’œuvre dans les tentatives des peuples pour abolir tout ce qui peut les aliéner, les dessaisir de leur autonomie ? Telle semble être l’énigme politique à laquelle Castoriadis n’aura eu de cesse de s’attaquer. Toute institution, parce qu’elle instaure une distinction entre gouvernants et gouvernés, constitue une menace pour les individus :
Il ne suffit plus de proclamer l’abolition de la propriété privée, qui permet au régime stalinien de se parer des atours du socialisme ; il faut supprimer la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général.
De ce point de vue, Socialisme ou barbarie mène une critique radicale de la bureaucratie tout en ne cédant rien sur l’exigence socialiste. Un tel positionnement ne pouvait qu’entraîner des controverses au sein d’un groupe dont François Dosse retrace l’histoire tourmentée.
« Grand penseur », « titan de l’esprit », Castoriadis n’a pas eu, selon son ami Edgar Morin, la reconnaissance qu’il aurait méritée : « Hors normes, il n’a bénéficié que de mentions marginales » (p. 504). Il y eut certes « l’intronisation d’un marginal en la personne de Castoriadis à l’École des hautes études qui permit la reconnaissance universitaire de l’originalité et de la qualité de sa recherche » (p. 303). Cette reconnaissance du monde universitaire fut cependant tardive et semée d’embûches, le statut de psychanalyste n’ayant pas facilité les choses. Il est pour le moins exceptionnel de voir un intellectuel occuper successivement de hautes responsabilités à l’Ocde, pour ensuite s’établir psychanalyste, tout en maintenant une activité politique engagée.
Ces métamorphoses sont la conséquence des incertitudes relatives à toute élucidation du monde. La créativité d’une société en mesure de s’auto-instituer au travers d’un imaginaire qui lui est propre est rétive à toute explication causale réduisant l’altérité au même. L’ouvrage de François Dosse parvient à rendre compte d’un parcours et d’une pensée qui respecte le caractère excessif du réel à l’égard de toute théorisation. L’hommage de Jacques Revel à Cornelius Castoriadis est ici éclairant :
Cornelius Castoriadis est mort à 75 ans dans les derniers jours de 1997. Il avait rejoint l’École tard dans sa vie, en 1980, même si sa trajectoire avait rencontré celle de nombre d’entre nous plus tôt. Je me souviens qu’à l’occasion de son élection, l’un de nos collègues, auquel était échue la tâche redoutable de présenter son dossier, avait avoué sans fausse honte l’incapacité où il se sentait de rendre compte d’une entreprise intellectuelle aussi vaste, aussi diverse et proliférante.
Cette biographie nous donne l’occasion de comprendre les enjeux d’une pensée aux prises avec la complexité de l’histoire que Castoriadis pensera toujours comme ouverte et créatrice.
Emeric Travers
Mathieu Sapin, Le Château. Un an dans les coulisses de l’Élysée, Paris, Dargaud, 2015, 134 p., 20 €
Durant presque un an et demi, de l’été 2013 à janvier 2015, l’Élysée et l’équipe de François Hollande se sont livrés à un exercice de transparence en invitant dans leurs murs un auteur de bande dessinée, Mathieu Sapin. En cohérence avec son souhait d’exercer une « présidence normale » annoncé durant la campagne présidentielle de 2012, François Hollande résume bien, lors d’une rencontre liminaire avec Mathieu Sapin, l’objectif qui motive cette invitation : « l’Élysée appartient à tous » et il convient de faire connaître « le lieu, les gens qui y travaillent, l’action politique » ; « cela permettra de montrer qu’il est inutile de chercher à dévoiler des secrets puisque ici il n’y en a pas ».
Mathieu Sapin s’attelle avec talent à la peinture du lieu et des personnes qui y travaillent, dressant un plan des étages, consacrant à chacun des services de l’Élysée plusieurs vignettes. Il recycle d’ailleurs, dans l’esprit d’Hergé, sa quête du « secret » à travers l’exploration des services généraux de l’Élysée, dévoilant le « téléphone bleu » de Bernard Vaussion, chef des cuisines, qui permet de vérifier les goûts culinaires des chefs d’État, la mallette kevlar du groupe de protection et de sécurité qui vise à protéger le corps du président en cas de tir, l’interdiction portée par la chef fleuriste, Marianne Fuseau, de prendre des photos des bouquets préparés pour les réceptions afin que nul ne se vexe des comparaisons… En revanche il ne trouvera, malgré ses fantasmes, ni base militaire, ni salle de gym secrète dans les sous-sols.
Mais de peinture de l’action politique, il sera peu question. On saura simplement qu’après la nomination de Manuel Valls à Matignon fin mars 2014, une nouvelle table a été choisie pour le Conseil des ministres, « recouverte d’un drap en alcantara couleur chamois », pour être installée salon des ambassadeurs. L’auteur assiste le mercredi matin dans le salon vert à la réunion des « proches collaborateurs » du président – dont les « tullistes » – mais, curieusement, ce qu’il entend ne l’inspire pas. Certains conseillers du cabinet voient aussi leur rôle relativisé : Fabien Penone, en charge de la diplomatie pour les Amériques et la grande Russie est « collé » par Sapin sur le nombre d’habitants à Erevan à l’occasion d’un voyage d’État en Arménie.
Que reste-t-il alors à montrer de l’action politique si le pouvoir ne donne pas plus accès à son univers et que les observateurs se contentent de leur cantonnement à la périphérie des délibérations et des arbitrages ? D’une part, le protocole : par exemple, une remise de Légions d’honneur en mars 2014, tout juste « retardée » par un échange téléphonique entre le président et Barack Obama au sujet de l’annexion de la Crimée qui n’apparaît qu’en creux. D’autre part, la machine communicationnelle du pouvoir : Sapin est très souvent en compagnie des deux conseillers presse successifs de l’Élysée, Christian Gravel et Gaspard Gantzer, plus présents dans la Bd que le président lui-même.
Cette présence excessive de la sphère médiatique inspire au lecteur deux sentiments malsains : en premier lieu, l’action politique se résumerait désormais totalement à la communication. Sapin rend compte d’une scène frappante, également visible dans le film d’Yves Jeuland3 : au soir de l’attentat contre Charlie Hebdo, le président intervient à la télévision devant les Français. Sa sincérité est à la mesure du caractère exceptionnel des circonstances. Pour autant, le voilà qui, après la captation vidéo, refait dans le crépitement des flashs des photographes quelques gestes similaires, prononce à nouveau les mêmes formules… Où donc est le partage entre vérité et fausseté dès lors que l’agile Gantzer, tel un Scapin, semble tirer toutes les ficelles de la pièce ?
Question d’autant plus prégnante que les journalistes semblent pris dans une relation de dépendance à l’égard de l’Élysée dont les ressorts sont bien décrits : existence d’un « pool image » qui réalise et distribue les images, avion de l’armée pour transporter la presse lors d’un déplacement à Carmaux, point presse de la porte-parole du gouvernement qui diffuse les éléments de langage, storytelling de Gravel et Gantzer (« L’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault a embrassé le président le 11 janvier ! ») pour infléchir les commentaires.
Pittoresque, honneurs, cérémonies, communication : le piège de cristal de la transparence semble se refermer sur ceux qui l’ont posé avec maladresse. Mathieu Sapin illustre cet « effet de réduction » avec humour à l’occasion du Noël des enfants organisé à l’Élysée en décembre 2013 : François Hollande se retrouve côte à côte avec la Schtroumpfette et un lapin crétin, comme finalement absorbé par l’univers de la Bd…
Qu’advient-il au final des fameux secrets de l’Élysée, dont le président Hollande niait l’existence et que Mathieu Sapin désirait malgré tout dénicher ? Pour Sapin, le secret résiderait dans le contenu de cet agenda privé du président qui a fuité dans le Journal du dimanche du 16 mars 2014, fuite qui coûtera sa place à Christian Gravel. Lors du pot de départ de ce dernier, le dessinateur déduit « qu’il y a bel et bien des secrets à l’Élysée ». Pour le film de Jeuland, le secret serait plutôt la vie privée du président : décrit comme « avare de mots », on le voit se renfoncer dans sa voiture, tout en rétention émotive, lorsqu’il apprend sur son portable la nouvelle de la publication du livre de Valérie Trierweiler.
Pauvres secrets car ce qui demeure opaque malgré le projet initial sur la scène de l’Élysée, c’est bien l’« action politique ». Durant la période dessinée, les événements politiques intérieurs et extérieurs n’ont pourtant pas manqué : crise de l’écotaxe, fin du cumul des mandats, intervention en Centrafrique, interdiction des spectacles de Dieudonné, mise en œuvre du Pacte de responsabilité, création de grandes régions… On ne saura rien des débats qui ont animé l’exécutif sur ces sujets ni des motifs et circonstances des décisions prises alors.
Seuls les événements du 11 janvier 2015 semblent finalement retenir l’attention politique de Sapin : enfin téméraire, il parvient à s’introduire dans le salon où le président reçoit les responsables français des cultes et décide avec eux de l’opportunité d’un « grand rassemblement » ; il consacre la quatrième de couverture de son livre à la conversation téléphonique au cours de laquelle François Hollande annonce à Lassana Bathily, héros de l’Hyper Cacher, sa prochaine naturalisation, parole il est vrai ô combien performative et politique. Mais faut-il se résoudre à ce que l’action politique se résume dans notre démocratie à la gestion des circonstances exceptionnelles ? Ne sommes-nous pas collectivement assez mûrs pour peindre les ressorts de la décision politique en climat tempéré ?
Jérôme Giudicelli
Damien Cru, Le risque et la règle. Le cas du bâtiment et des travaux publics, Toulouse, Érès, 2014, 224 p., 14 €
Après avoir exercé pendant une dizaine d’années le métier de tailleur de pierre, Damien Cru travaille à partir de 1981 dans un organisme de prévention des risques professionnels du secteur du bâtiment et des travaux publics. Il découvre que les praticiens de la prévention regardent les travailleurs comme des enfants ignorants auxquels il faudrait inculquer des règles dont les préventeurs, du haut de leur savoir, seraient les instituteurs et les seuls garants. Relisant sa propre expérience et celle de ses collègues tailleurs de pierre à la lumière des concepts de la psychopathologie du travail alors naissante, Damien Cru opère, dans un mémoire soutenu à l’Ephe en 1995 et désormais publié (avec un avant-propos passionnant de l’auteur autour de l’idée d’un refoulement du jeu dans le travail), une critique radicale de cette manière d’instituer la prévention.
Les tailleurs de pierre, et plus largement les travailleurs du bâtiment et des travaux publics, déploient des « savoir-faire de prudence ». Leurs manières d’agir et d’interagir dans l’exercice pratique du métier, et leur rapport – ambivalent – au risque ont pour soubassement des règles de métier. Elles règlent les rapports de travail (à la différence des règles de l’art, qui visent les qualités de l’œuvre finale, et des règlements de corporations et des conventions collectives, qui règlent des statuts).
Quatre règles de base sont propres au métier du tailleur de pierre : « chacun termine le caillou qu’il commence » (règle d’or), « chacun travaille avec ses propres outils » (règle de l’outillage) ; « ni courir, ni s’endormir » (règle du temps) ; « chacun peut circuler sur tout le chantier » (règle de libre passage). Ce qui assure la transmission de ces règles, c’est le collectif de travail au sein duquel le novice « se frotte » aux hommes de métier. C’est là que « quelque chose se transmet qui finit par se savoir sans s’être transmis comme savoir » : l’expérience, « savoir y faire » dans lequel « y » assure une médiation symbolique au réel.
Les règles de métier introduisent une symbolique de la loi. Elles constituent un tiers impersonnel, « la référence commune à partir de laquelle chacun effectue son travail de façon personnelle ». Pour chacun, il s’y joue « quelque chose » qui libère de la tendance à se replier sur soi-même, son intérêt personnel ou sa jouissance immédiate parce que les règles s’adressent à la persona du droit romain, c’est-à-dire le masque :
Peu importe celui qui le porte, l’important est ce que le masque représente.
Les règles de métier stipulent « ce qui est admis, toléré, autorisé » et constituent ainsi le groupe professionnel en un collectif :
Il y a collectif lorsque plusieurs travailleurs concourent à une œuvre commune dans le respect de règles.
Enfin, les règles de métier organisent la division du travail : en stipulant que chacun termine le caillou qu’il a commencé, elles limitent le fractionnement des tâches. Mais l’œuvre commune « invite chaque tailleur de pierre à entrer dans l’échange avec le groupe ». Les règles médiatisent le conflit entre pairs : en garantissant que le travail ne sera pas perturbé par l’intervention impromptue des autres, elles protègent contre « l’ingérence, l’arbitraire, les variations d’humeur, les coups de gueule… » – ou, du moins, contiennent les excès. Vue sous cet angle, la réflexion de Damien Cru permet de mieux cerner ce qui se joue dans l’intense micro-conflictualité qui caractérise les relations de travail aujourd’hui.
Loin d’une incantation à la restauration d’on ne sait quel « collectif » ou « droit d’expression » aux vertus magiques, Damien Cru plaide pour « un travail individuel en groupe » propice à la formation de capacités des sujets à s’exprimer, à argumenter, à « dire non », à élaborer les conflits, à s’affirmer comme sujet professionnel. Le dialogue social est bien à la peine aujourd’hui pour saisir ce qui est en jeu dans la micro-conflictualité. Il est resté focalisé sur l’emploi, le salaire, la protection sociale et les statuts, sans repenser l’articulation entre ces enjeux, évidemment légitimes, et les profondes transformations qui affectent les rapports de travail. Dans la période actuelle, les individus ont besoin de pouvoir acquérir et affirmer une expérience personnelle résistante à des conflits de rôles, à des sollicitations excessives, à des changements techniques et organisationnels, à des périodes de chômage, à tous les « risques du métier ». Quels sont, dans le syndicalisme, dans les milieux dirigeants, et bien plus largement au sein des entreprises et des services publics, les acteurs acquis à l’idée que la question de l’organisation du travail passe par la réinvention des métiers et de leurs règles ?
Francis Ginsbourger
Laurent Quintreau, Le moi au pays du travail. Un état des lieux, Paris, Plein jour, 2015, 144 p., 16 €
Les lecteurs d’Esprit se souviennent sans doute de quelques pages saisissantes de Laurent Quintreau publiées dans le dossier « Peut-on raconter le chômage ? », en novembre 2014. On les retrouve, retravaillées et insérées au sein d’un ensemble plus ample, dans ce magnifique petit livre consacré à ce qu’on pourrait décrire comme des états limites de la condition salariée : les moments de bascule où le statut craque, le corps se brise, la volonté cède, où la subordination inscrite dans la relation de travail se révèle domination.
La presse, spécialisée ou non, s’est depuis longtemps penchée sur ces petits drames sociaux que sont l’annonce d’un licenciement, la découverte d’une maladie professionnelle, ou plus récemment des situations critiques comme le harcèlement ou le syndrome d’épuisement professionnel (burn-out). Mais le regard du journaliste peine à saisir ce qui se joue dans ces drames, quand il n’est pas voilé par les affects ou les représentations propres aux salles de rédaction. On s’y retrouve rarement. L’expérience vécue est vite recouverte par les propos des « experts » (souvent des psychologues), et le récit proprement dit n’est jamais qu’une reconstitution au second degré, souvent empathique, mais rarement exacte.
La littérature, quand d’aventure elle s’intéresse au social ou au monde du travail, peine à convaincre, elle aussi. François Bon (Sortie d’usine, Minuit, 1982) ou Thierry Metz (Journal d’un manœuvre, Gallimard, 1990) avaient il y a quelques décennies donné des œuvres fortes, où le travail écorchait l’écriture. Il est aujourd’hui recouvert par des fictions qui l’escamotent ou le travestissent. Des épopées sur les « salariés en lutte » aux représentations intimistes interrogeant la fragilité des êtres, le travail n’est guère qu’un décor, le travailleur n’est guère que le masque d’une idéologie ou d’une psychologie. Aux nombreuses fictions qui fleurissent chaque année sur ce thème, quelque chose manque : une connaissance intime de l’expérience relatée, articulée à une réelle intelligence de la situation.
C’est précisément cette articulation qui donne au livre de Laurent Quintreau sa force et sa justesse. Sauf une ou deux exceptions, les récits qui scandent son livre sont tirés de son expérience personnelle de conseiller du salarié. Ce sont des « choses vues », certes retravaillées, mais qui ont été vécues avant d’être écrites. Tout comme le conseiller tient son rôle et veille à ne pas se mettre à la place du salarié, l’auteur assume une position de témoin qui impose une très rigoureuse éthique de l’écriture : Laurent Quintreau observe, note, mais s’interdit rigoureusement d’aller au-delà de ce qui est dit, de ce qui est montré. Pas de focalisation interne : on ne sait pas, on ne saura pas ce que pensent, ce que vivent les héros de ces histoires, hormis ce qu’ils en disent ou ce que leur corps signale.
Cette façon d’écrire au plus près, sans jamais prétendre se mettre à la place de son personnage, s’appuie sur une extrême attention à l’autre. Quand le conseiller du salarié « ne devrait jamais se départir d’un état émotif faible, non marqué, non empathique, sur lequel le salarié puisse s’appuyer », l’auteur de son côté s’engage plus vivement dans l’expérience et ouvre la porte à l’émotion – la sienne parfois, celle du lecteur toujours, car ces récits sont des coups de poing dans l’estomac.
Ainsi s’établit une circulation entre les affects des salariés (devinés, souvent confus, parfois isolés sous forme de verbatim), ceux du conseiller (tenus sous clé), puis du narrateur (laissés un peu plus libres) et au final ceux du lecteur, qui bénéficie de la prudence d’un auteur ayant retenu la leçon de Hemingway et de Camus. À nous, lecteurs, de nous débrouiller avec une charge émotive qui nous est communiquée sans effets de manche. L’éthique du conseiller, celle de l’écrivain, qui tiennent en laisse leurs affects, font de cette lecture une expérience humaine extrêmement forte.
Ce travail d’écriture à basse intensité permet la circulation de l’émotion, mais surtout donne accès à une réalité à peine dégagée de sa gangue de brutalité peu intelligible. Car la confusion règne : les hommes et les femmes qui sont pris dans ces drames tournent en rond, s’égarent, se perdent, littéralement, dans une situation qui les dépasse.
Quand la peur guide chaque geste et tient lieu d’unique mode de pensée, il n’existe aucune justice possible, pour la simple et bonne raison que le sujet susceptible de faire valoir ses droits n’existe plus.
Cette disparition du sujet rendrait vain tout essai d’en rendre compte à la première personne : le salarié, incapable ici de se faire plaignant, est confiné dans un en-deçà de la personnalité juridique, et de la personnalité tout court. Il s’efface. Un romancier serait bien mal inspiré de prétendre se mettre à sa place. Seul un témoin assumant son rôle de tiers peut, à défaut de faire surgir et de porter sa parole (le salarié s’est enfermé dans un « mutisme contrarié »), attester sa présence et son humanité.
L’éthique de l’écriture s’impose ainsi comme une façon de rendre justice à la personne en la prenant en considération. Plusieurs récits montrent la manière bouffonne ou cruelle de dénier la personnalité : séminaire de leadership dans l’Ariège à base de grotesques « jeux de rôle », rapports de séduction et de harcèlement dans le milieu de la mode… Cette entreprise de dépersonnalisation renvoie à un autre évidement, celui du travail vidé de sa substance pour être réduit à des chiffres, des durées et des coûts. Des coûts qu’on peut tuer, puisque ce ne sont plus des gens. Contre ce double mouvement de négation de la personne et de son travail, l’écriture érige un fragile rempart, quelques paragraphes qui tentent de faire vivre une présence.
Précis et retenu dans ses récits, attentif à ne pas trop en dire, Laurent Quintreau ne s’interdit pas, hors champ, un propos plus réflexif, pour mettre en perspective les scènes qui rythment son livre. L’écriture adopte alors un régime différent, nourri de références et d’une connaissance plus experte, celle du dirigeant syndical Cfdt ayant à cœur de ressourcer son engagement militant dans des lectures. Les neuf chapitres de l’ouvrage (écho discret aux neuf cercles de l’enfer de Marge brute, son premier roman) sont ainsi introduits par des réflexions qui éclairent les éclats du réel et lui donnent un sens. Mais les silences des principaux acteurs et ceux du narrateur en disent bien davantage encore.
Richard Robert
Michel Malherbe, Alzheimer. La vie, la mort, la reconnaissance, Paris, Vrin, 2015, 298 p., 15 €
La maladie d’Alzheimer, qui touche près d’un million de personnes en France, fait peur. Aucune thérapeutique efficace n’est disponible pour lutter contre cette maladie dégénérative qui perturbe et finit par anéantir les facultés mentales, et d’abord la mémoire. C’est, sans nul doute, une épreuve douloureuse au départ de la maladie pour ceux qui, atteints par les premiers symptômes du mal, assistent au déclin progressif et irréversible de leurs capacités cognitives. Mais c’est assurément une épreuve, peut-être plus cruelle encore, pour les proches, témoins impuissants de l’évolution inexorable de la maladie, qui s’épuisent à se tenir aux côtés des êtres chers et finissent par se résigner au placement en institution. Cette épreuve, Michel Malherbe n’est pas le seul à la connaître, ni à la raconter. Mais c’est probablement le premier à en parler en philosophe de métier, croisant sa culture philosophique et son expérience vécue d’époux d’une femme, Annie, atteinte de la maladie.
C’est ce qui donne à son livre une tonalité singulière, reflétée dans sa structure, puisque chaque chapitre, qui entre en débat avec un des aspects de la pensée contemporaine, est ponctué par « une visite » dont la forme est tout à la fois existentielle, narrative et philosophique. Ces visites, dans l’institution qui accueille l’épouse, forment un ensemble à l’intérieur du livre qu’on pourrait, dans une première approche cursive, découvrir les unes après les autres. Car ces fins de chapitres, vivantes et émouvantes, se lisent comme une sorte de représentation théâtrale, où Annie est le personnage principal, bien sûr, mais où est présentée une galerie de portraits sans complaisance, mais avec tendresse et, parfois, humour. Il y a, par exemple, « la petite dame au doux visage et au regard étonné », « le buveur de bière », « la dame qui roucoule », « le dragueur à la triste mine », « le monsieur distingué » (mais qui le sera moins au fur et à mesure de l’évolution de la maladie).
Ce qui hante Michel Malherbe n’est pas de savoir si son épouse le reconnaît :
La vraie question est autre, elle est : est-ce que, moi, je la reconnais ?
Et sa thèse, annoncée dès la première page, est que la maladie d’Alzheimer n’est pas une maladie comme les autres, comme le serait une cardiopathie que l’on soigne sans toucher à l’être, c’est une maladie ontologique qui déshumanise la personne en la rendant absente à elle-même et à autrui. Le mal de la maladie n’est donc pas simplement une défectuosité organique.
La maladie d’Alzheimer est dans notre société contemporaine une des manifestations du mal. […] Elle est plus qu’une maladie, elle est le mal ayant installé dans le vivant ses quartiers. La mort aussi sait prendre son temps. Le vivant est en bonne santé, le cœur va bien. Mais en même temps le vivant se défait inexorablement, il est touché jusque dans son intégrité d’individu et sa dignité de personne responsable.
Et puisqu’il n’y a rien à « faire » face à cette dévastation de l’être, il reste à tenter, dérisoirement mais philosophiquement, de la « penser ». Le parcours de Michel Malherbe parmi les penseurs contemporains paraît accablant. Ni Levinas proposant de reconnaître l’altérité du vulnérable qui m’oblige, ni Scheler qui déplace la question de l’identité du toi et du moi en direction de leur relation, ni Ricœur et sa fine élaboration leibnizienne de l’identité-mêmeté ne parviennent à atténuer la dramatique du mal. Reste bien sûr la morale du devoir, utile à l’époux, quand toutes les autres voies ont échoué. Mais Michel Malherbe, le philosophe, n’est aucunement tenté par le kantisme.
On l’a compris, c’est la question de l’identité qui noue ici la question philosophique et l’épreuve existentielle à laquelle Michel Malherbe, Job laïc des temps modernes, s’affronte. Est-ce encore « elle », se demande-t-il de façon lancinante à propos d’Annie, se référant, lui le spécialiste de la philosophie britannique des xviie et xviiie siècles, aux conceptions de John Locke sur l’identité personnelle. L’identification est chose simple assurément, mais la question est bien celle de l’identité du sujet, quand sa mémoire fait défaut : À « qui » ai-je affaire ?
Alzheimer est la faillite de l’incarnation. Le corps fait défaut à l’âme et l’âme se défait. Comment reconnaître comme une personne, celui ou celle qui n’est pas à même de se reconnaître comme une personne ?
La consolation a été récusée, la désespérance, assumée. Alors que reste-t-il à l’homme qui, fidèlement, rend visite à son épouse chaque jour ? Il reste ce geste minuscule d’Annie qui, après un long moment, parvient à frapper la touche d’un xylophone :
Je la reconnais enfin. Elle qui le premier jour posa sa main sur ma main. C’est elle, je n’en doute pas, assurément, cela est certain, non, non, c’est elle, je ne saurais en douter.
Michel Malherbe ne prend pas son parti de la victoire du mal et cela sans en connaître les raisons et les fins. Dans deux superbes pages, il délivre une conclusion qui sonne comme un engagement : il suffit de savoir que « le mal n’est pas ce qui est vrai, juste et bon » pour persévérer dans les visites à Annie, parce que l’humanité n’est rien d’autre que l’art de « convenir ensemble ». Si nous ne savons pas dire ce qu’est le vrai, le juste et le bon, Michel Malherbe, dans son épreuve, sait dire ce qui est faux, injuste et mal : « Je sais, dit-il, ce qui ne convient pas. »
Jacques Ricot
Robert Seethaler, Une vie entière, Paris, Sabine Wespieser, 2015, 157 p., 18 €
Dans son cinquième roman, le second à être traduit en français, Robert Seethaler, écrivain viennois résidant à Berlin depuis les années 1990, également acteur et scénariste, se glisse dans le cœur d’un homme simple, blotti dans une vallée isolée au milieu de montagnes vertigineuses. Résigné quand il est meurtri par des blessures tant physiques que morales, s’adaptant quand le monde extérieur se transforme, Andreas Egger promène un regard innocent teinté d’indifférence sur le temps qui passe. Au fil des pages, au hasard d’une anecdote, le silence pesant, fait de toutes ses pensées inabouties, de tous ses gestes à peine esquissés, s’interrompt. Les mots enfin trouvés permettent aux souvenirs de se construire, à une histoire de vie anodine de prendre sens et de résonner autrement. La beauté de ce roman tient en l’écho pénétrant que génèrent les thèmes de la mort, de la foi, de la modernité, de la nature, alors même que le héros ne les questionne pas.
Robert Seethaler ancre ses romans dans la pluralité de formes que peut prendre la rencontre entre le collectif et l’intime. Une vie entière est construit comme en miroir à son livre précédent. Dans le Tabac Tresniek4, Franz Huchel, jeune homme sans expérience aucune, quitte les montagnes de Haute Autriche pour travailler à Vienne chez un buraliste ami de sa mère, parcourt le paysage urbain, s’amourache d’une prostituée, découvre le nazisme et dialogue longuement avec Sigmund Freud, avant d’être arrêté par la Gestapo et de disparaître. Dans Une vie entière, Andreas Egger, petit orphelin de la ville envoyé dans les montagnes, traverse près d’un siècle dans un anonymat complet, ne s’émeut pas quand il est envoyé dans le Caucase pendant la Seconde Guerre mondiale et y est fait prisonnier, assume son isolement et se heurte à une nature souvent hostile. Une même exigence d’authenticité habite ces deux courts textes, Robert Seethaler s’attachant, en une écriture à la fois épurée et voluptueuse, à traquer jusque dans leurs retranchements extrêmes les enseignements d’un cheminement singulier.
Le contexte dans lequel évolue Andreas est toujours défini avec une précision saisissante. Les données temporelles – date de naissance pourtant incertaine du héros, nombre d’années en Russie, jour de sa libération, apparition de Grace Kelly sur un écran de télévision –, la topographie et le nom des lieux – distance à vol d’oiseau de l’arête aux Vautours jusqu’au village, la gorge de l’Hermite, le pic du Clocher, la combe du Pichler, le Crâne-du-Géant –, le nombre de personnes impliquées dans un événement – deux cent soixante ouvriers, douze mécaniciens, sept cuisinières italiennes, quatre ingénieurs travaillent à la construction du premier téléphérique de la région –, la diversité des activités – charger le fumier, ramasser les caillasses pour les fermiers, creuser des trous dans le granit, participer au dynamitage des rochers, servir de guide aux touristes dans les montagnes –, tous ces éléments disséminés à travers le récit participent à l’image d’un homme soumis à son destin et en accueillant toutes les violences.
Le sort n’épargne guère Andreas Egger : recueilli par un membre de sa famille, fermier de son état, il est si fréquemment battu qu’il finit atrophié d’une jambe et, boiteux, devient l’objet de moqueries incessantes. La nature lui est tout aussi cruelle : la neige l’empêche d’emmener jusqu’au village le chevrier Jean des Cornes, l’ami blessé qu’il transporte sur son dos ; une avalanche emporte sa jeune épouse enceinte et détruit sa maison ; jusqu’aux oiseaux qui cessent de chanter quand il s’en approche. Les séquences se succèdent, brutales et douloureuses, rendant toujours plus attachant ce personnage qui semble avancer dans la vie en la prenant telle qu’elle se présente, sans la questionner, sans rien attendre de l’avenir.
Cette abnégation aveugle finit par imprégner la narration d’une force étrange, dénuée de toute tristesse devant cette accumulation de malheurs, de toute nostalgie face à ce temps qui s’écoule sans autre but que celui de survivre au moment présent. Elle devient le vecteur de thèmes qui touchent à la condition humaine : la croyance en Dieu, la notion de progrès, le pouvoir de l’amour. Relayées par des personnages secondaires tel Jean des Cornes agonisant qui interpelle Andreas Egger sur la mort, « la Femme froide » comme il la nomme, ces questions ne peuvent être saisies par Andreas tant qu’il n’a pas les mots pour les faire siennes. Le désarroi d’Andreas quand il veut demander Marie en mariage, incapable de verbaliser autant que d’écrire, en est un témoignage bouleversant.
Le livre devient le récit de l’apprentissage des mots, de la nécessité de la parole pour s’approprier une histoire de vie. Parce qu’il apprend à mieux dire sa douleur, à exprimer ses pulsions, comme celle de se précipiter soudain dans un bus pour tenter vainement d’aller ailleurs, parce qu’il réussit à expliquer sa difficulté à partager certaines émotions, Andreas sait trouver refuge en sa mémoire et faire de ses fragments de souvenirs une vie entière, emblématique de toutes les autres, même si « on boite chacun pour soi ».
Sylvie Bressler
Hannah Arendt, Heureux celui qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée, Traduction de François Mathieu, postface de Karin Biro. Paris, Payot, 2015, 240 p., 20 €
Ni texte journalistique, ni ouvrage philosophique, Heureux celui qui n’a pas de patrie réunit en un recueil, en version bilingue, les poèmes écrits par Arendt tout au long de sa vie. « La poésie, confiait Arendt à Günter Gaus en 1964, a toujours joué un grand rôle dans ma vie. » Tout lecteur attentif d’Arendt sait en effet combien l’œuvre de celle-ci emprunte au langage poétique le pouvoir heuristique des métaphores, leur capacité tout à la fois innovante et révélatrice à produire un sens nouveau, à redécrire la réalité. Parce qu’ils opposent au nihilisme et à la perte en monde modernes la puissance créatrice du langage, seuls les poètes, selon Arendt, sont en mesure d’éclairer les périodes les plus noires de l’histoire, de rendre toute leur lumière aux « sombres temps ». Penser poétiquement, cela signifie ainsi, comme le remarque fort justement Karin Biro, « se laisser porter jusqu’aux limites du langage », rendre aux « mots dont nous vivons » leur pouvoir de dévoilement. Cela signifie aussi, et peut-être plus fondamentalement, résister au déracinement :
Ce qu’un lecteur d’Arendt ignore peut-être, c’est l’existence d’une œuvre poétique indépendante, trop souvent considérée comme anecdotique, qui donne à voir une Hannah Arendt tourmentée et révoltée, passionnée et mélancolique, inconsolable et enjouée. À la lecture des poèmes, il est difficile de ne pas faire entrer en résonance les deux versants de l’œuvre d’Arendt ; ce serait, cependant, manquer toute l’originalité de ce projet créatif et l’étrange beauté des correspondances baudelairiennes qui y sont déployées. Par l’évocation de thèmes divers, par une variation des formes lyriques, la voix poétique d’Arendt chemine du « je subjectif » au « tu », du « nous » jusqu’au « monde ». L’intérêt de cette nouvelle publication ne réside pas tant dans la qualité de ces vers demeurés cachés jusqu’à présent. Elle rappelle surtout au lecteur, familier ou non de la pensée d’Arendt, toute l’importance d’avoir des yeux et des oreilles pour le monde afin de s’y orienter, de s’en soucier. « Notre œil, notre monde » ou le secret de l’amor mundi tant célébré par Arendt.
Marianne Fougère
Brèves
Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina. Paris, Gallimard, à paraître en janvier 2016, 372 p.
On ne peut en rester à une approche strictement démographique ou économique des mouvements migratoires. Expulsions, le dernier ouvrage de Saskia Sassen, à qui on doit la Ville globale (un classique publié il y a déjà trente ans), en examine la diversité des causes. Ne se contentant pas d’actualiser la carte géographique des migrations, elle met en avant des facteurs, insuffisamment pris en compte, qui sont à l’origine des mouvements migratoires : à côté de l’emploi, de l’émigration économique, des saisies, de la pauvreté et des populations déplacées, elle s’attarde ainsi sur le nouveau marché global des terres (acquisition par la force, acquisition de terres à l’étranger dans le cas de Dubaï, à quoi on peut ajouter les guerres pour l’appropriation des terres sur la côte pacifique en Colombie). Mais elle insiste également sur la financiarisation des conditions d’accès au foncier et à l’immobilier. Par ailleurs, elle fait la lumière sur les pratiques d’empoisonnement de l’air et de la terre : aux « terres mortes », elle ajoute les « eaux mortes » (voir l’exemple de la mainmise sur l’eau de Nestlé). Ces éléments d’analyse dessinent une situation globale qui n’est pas le seul produit de l’action des États, mais celui d’une dynamique globalisée où converge une pluralité de flux. Les flux physiques de la migration la plus visible (et la plus dramatique) sont indissociables des multiples ressorts de la mondialisation contemporaine. Toutes ces analyses conduisent Saskia Sassen à parler d’une migration marquée par la généralisation des expulsions.
O. M.
Chantal Pelletier, Signoret ou la traversée des apparences, Paris, Éditions des Busclats, 2015, 108 p., 12 €
Premier souvenir, la photo de la star qui incarne Casque d’or de Jacques Becker en 1952 exprime toute la beauté d’une femme qui vit à l’écran l’amour d’une « putain » pour un ouvrier. Tout prédestinait Simone Signoret à être une « star » en France, mais les auteurs de la nouvelle vague ne l’ont pas sollicitée (en dépit de l’admiration de Truffaut). Ce qui l’amena à faire carrière aux États-Unis où elle reçut à Hollywood un oscar pour son interprétation dans les Chemins de la haute ville (Jacques Clayton, 1959). Elle a connu le grand amour avec un chanteur populaire d’origine italienne qui était, lui, une star masculine aimant les femmes. La vie à deux qui passait par les passions furtives de Montand s’appuyait sur un compagnonnage politique qui devait les conduire, l’un et l’autre, de l’aveuglement des compagnons de route du Saint-Germain-des-Prés littéraire à une critique du goulag et des procès staliniens. L’Aveu, le film de Costa Gavras où Montand joue le rôle d’Arthur London durant les grands procès, et la publication de La nostalgie n’est plus ce qu’elle était ont été deux étapes décisives. L’auteur de ce livre discret insiste ensuite sur la seconde carrière de Signoret, celle qu’inaugure le Chat en 1971 où elle incarne, avec Jean Gabin, un couple vieillissant qui ne s’adresse plus la parole, vit avec les rides de la vie et les traces de l’alcool. Voilà une star qui n’est pas déchue et qui montre à son public qu’elle sait vieillir. Elle joue un personnage qui habite le corps de la comédienne, et non l’inverse. Ont suivi un film adapté de la Vie devant soi qui parle là encore d’une putain vieillie (l’envers de Casque d’or), une traduction et un roman, Adieu Volodia. Comme elle l’a toujours désiré, et sans jamais trahir Montand, Signoret se mettait en scène sans maquillage et, devenue femme écrivain, elle écrivait une vie qui était la sienne. Les femmes et les hommes ne vieillissent pas bien au cinéma (sauf peut-être Isabelle Huppert en France aujourd’hui) ou jouent ces rôles de stars déchues que Hollywood adore. Autrement, seuls les vieux machos comme Gabin ou les cinglés comme Depardieu vieillissent à leur manière.
O. M.
Srdja Popovic (avec Matthew Miller), Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes, Traduction de Françoise Bouillot. Paris, Payot, 2015, 288 p., 15 €
Ce n’est pas un hasard s’il existe un certain air de famille entre les mouvements de révolte qui ont permis de renverser Milosevic en Serbie, la révolution orange de Kiev en 2004 ou l’occupation de la place Tahrir au Caire… Militant du mouvement Otpor ! (« Résistance ! ») à Belgrade, l’auteur explique ici en effet comment les pratiques non violentes, inspirées de l’universitaire américain Gene Sharp, ont été diffusées par son groupe auprès de militants démocrates dépourvus de toute organisation. Ce livre se présente à la fois comme un manuel de subversion politique non violente à destination de ces militants (« Voyez grand mais commencez petit », « Rire jusqu’à la victoire ») et comme une passionnante histoire politique parallèle de la dernière décennie puisqu’il met en lumière les relations souterraines entre la fin de la démocratisation de l’Europe de l’Est et le début du printemps arabe. Alors qu’on a beaucoup parlé de l’usage des outils numériques dans ces mouvements, le livre met plutôt l’accent, pour une génération qui baigne naturellement dans les technologies nouvelles, sur l’usage de l’humour et le refus d’héroïser une petite minorité activiste. Il s’agit en effet d’élargir l’action non violente en proposant à des cercles toujours plus larges de citoyens, apeurés par l’habitude de la répression, des modes d’action réalistes et accessibles, qui finissent par emporter un nombre critique de manifestants dans le refus du régime en place. A contrario, ces recommandations font aussi comprendre l’échec de mouvements qui n’ont pas su entrer dans cette dynamique comme Occupy Wall Street ou la révolution syrienne.
M.-O. P.
Ernst Sellin, Moïse et son importance dans l’histoire de la religion israélo-juive, Traduction et présentation de Rodolphe Albert Gerber. Paris, Le Félin, 2015, 430 p., 25 €
Dans l’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Freud dit s’inspirer d’un ouvrage d’Ernst Sellin paru en 1922. Il est traduit seulement aujourd’hui. Sellin, luthérien allemand, bon connaisseur de l’hébreu ancien, archéologue actif de surcroît, enseignait l’Ancien Testament à l’université de Vienne depuis 1898, au moment exact donc où la psychanalyse naissait. Très opposé aux doctrines aryennes dans les années 1925-1930, Sellin, admirateur de Bismarck, n’en tint pas moins des propos patriotiques très ambigus dans les années 1930. Le titre de son livre en indique l’intention : « atteindre historiquement la personnalité de Moïse lui-même ». Ce faisant, il pense, en se fondant largement sur des traditions prophétiques, avoir découvert et pouvoir prouver que Moïse a été assassiné, une vérité occultée dans les textes, recouverte « d’une couche de peintures diverses », et pourtant transmise dans les quatre traditions bibliques censées parler de lui (selon Sellin). La conséquence de cette conviction est que « le peuple, soit en entier soit en sa majeure partie, n’a jamais compris son fondateur de religion ». Une thèse hardie, que la plupart des exégètes ne suivent pas. Le traducteur, qu’elle séduit, a fait un gros travail de présentation historique et psychanalytique pour contextualiser un livre ancien.
J.-L. S.
Adonis, Violence et islam. Entretiens avec Houria Abdelouahed, Paris, Le Seuil, 2015, 189 p., 18 €
Dans ces entretiens, proches d’une conversation à bâtons rompus entre deux interlocuteurs qui apportent chacun de l’eau au moulin de leurs convictions partagées, le poète arabe Adonis et H. Abdelouahed, sa traductrice, par ailleurs psychanalyste et enseignante en université, se livrent à un réquisitoire sans réserves ni concessions contre l’islam comme religion. L’arbre se juge à ses fruits, telle est la ligne d’argumentation, et ces fruits sont catastrophiques. L’islam n’aurait, depuis ses origines, rien apporté à la création, à l’art, à la culture, à la pensée. Il a corrompu et détruit la civilisation et même la langue arabe. Les créateurs arabes ont toujours dû s’émanciper de la chape de plomb imposée dès le temps du Coran. L’histoire de l’islam est celle de la violence contre l’autre en lui et hors de lui (les femmes, les croyants différents – tels les mystiques –, les croyants des autres religions, les non-croyants, les philosophes, les écrivains, les artistes…). Même couverte par l’autorité et le talent du poète, une accusation aussi globale et indifférenciée, soutenant « que toute notre histoire a été falsifiée », laisse un malaise au lecteur : si ce bilan d’un si long passé et d’une religion si considérable – ne fût-ce que par le nombre – comporte certainement du vrai, sa radicalité sans nuances décourage jusqu’à l’idée d’une réforme.
J.-L. S.
Paul Valadier, Sagesse biblique, sagesse politique, Paris, Salvator, 2015, 190 p., 20 €
Depuis Machiavel, la théorie ou la philosophie du politique moderne s’est inspirée avant tout de l’Antiquité grecque et romaine. Même quand des auteurs, comme Hobbes et d’autres, restent marqués par la tradition biblique, ils la critiquent, voire la rejettent, comme néfaste ou inutile en politique. Dans ce livre, P. Valadier s’efforce de réhabiliter, au contraire, l’apport de la ressource biblique – Ancien et Nouveau Testaments – pour la politique moderne, y compris la plus contemporaine. La critique moderne a trop souvent retenu seulement le négatif (l’obéissance inconditionnelle aux autorités légitimes, la volonté de « théocratie », la faiblesse de la « vertu » pour gouverner…). La Bible a pourtant des « avantages » non négligeables : elle remet le pouvoir à sa juste place (il ne s’exerce que par « délégation »). Le Nouveau Testament plus encore que l’Ancien en a une vision plutôt pessimiste. En tout cas, pour le chrétien en particulier, tout n’est pas politique (un aspect loué notamment par Hannah Arendt). C’est un chemin de sagesse qu’au fond la Bible indique, entre nécessaire soumission et nécessaires résistances, donc un discernement dans une actualité historique toujours nouvelle. Mais il est intéressant aussi de lire la vive critique de l’auteur contre l’idée de « structures de péché », qui entretient la culpabilité chrétienne en même temps qu’un défi insurmontable, et plus généralement contre l’usage de la catégorie de « péché » en matière d’analyse du politique.
J.-L. S.
En écho
UN SILENCE – Philippe Juvin, chef du service des urgences à Georges Pompidou, témoigne sur I-Télé le 16 novembre 2015 de l’ambiance à l’hôpital dans la nuit des attentats. Après avoir évoqué le plan blanc qui permet aux hôpitaux de se mobiliser rapidement en cas d’afflux massif de blessés, il insiste sur le fait qu’on ne peut jamais être « préparé » à ce genre de choses. Il rapporte que de nombreuses personnes se sont présentées spontanément dans son service afin de prêter main-forte. Pris par l’émotion, il veut continuer à parler malgré le sanglot qui point. On devine le caractère cathartique de son récit qu’il répétera presque à l’identique sur d’autres chaînes. La présentatrice, qui pense à son audimat, essaie de le faire craquer. Il tente d’expliquer son émotion. Ce n’est pas la fatigue physique liée aux longues heures de travail. Ce n’est pas non plus le caractère impressionnant des « blessures de guerre », dans la mesure où les « blessures par balle » sont choses communes à Paris : « ce n’est pas ça qui sort de l’ordinaire ». Il cherche à nous faire imaginer l’ambiance, à l’inverse de ce que « les mauvais films américains » pourraient nous laisser croire. Ce qui le frappe, c’est le silence des gens : « personne ne parle », « même les blessés les plus graves sont silencieux ». Est-ce le sentiment de l’horreur qui fait taire les hurlements de douleur ?
DES SONNERIES – Jean-Pierre Tourtier, médecin chef des sapeurs-pompiers de Paris, témoigne sur Lci le 18 novembre. Quand il arrive rue Bichat, il reconnaît une scène de guerre. Il se dit qu’il y a encore « l’opportunité de sauver des vies » en réalisant des garrots de fortune, parfois avec la ceinture des pompiers. Il organise les secours. Le matin même, les sapeurs-pompiers menaient avec les Samu un exercice de réponse à une situation de « fusillades sur lieux multiples ». Il regrette « toutes ces vies qui ont disparu ». Il regrette de pas avoir su rassurer les blessés les plus légers, « de ne pas voir su trouver les mots ». Sans avoir pu remercier ceux qui ont aidé, il doit partir pour le Bataclan. Ce qui l’a marqué alors qu’il entre dans la salle de concert, c’est « le son des portables sur les morts ». Il pouvait lire l’origine des appels : « Maman », « Papa », « Mon cœur ». Et il gardera en mémoire « ce couple de jeunes qui sont morts enlacés l’un dans l’autre ». Curieux requiem que ces portables qui sonnent dans le vide, les rappels insistants et vains des proches qui ont encore l’espoir de parler à ceux qu’ils aiment.
Avis
À nos lecteurs : une nouvelle étape dans l’histoire d’Esprit
Esprit est, dès ce mois de janvier 2016, entré dans une nouvelle phase de son histoire que les changements de la deuxième de couverture manifestent déjà. La revue est en effet confrontée aujourd’hui à des urgences rédactionnelles et à des défis économiques importants. La plupart d’entre vous le savent déjà : Alice Béja, rédactrice en chef, ayant annoncé en juin son désir de quitter la revue pour un poste en université, a pu être remplacée rapidement par Jonathan Chalier. Philosophe de formation et ancien secrétaire de rédaction de la revue Incidence, celui-ci est tout à fait qualifié, intellectuellement et techniquement, pour le poste de secrétaire de rédaction d’Esprit. Parallèlement, Marc-Olivier Padis, directeur de la rédaction depuis janvier 2013, a exprimé à son tour le souhait d’orienter autrement son avenir professionnel et de quitter ses fonctions le 31 décembre 2015. En conséquence, il est remplacé, dès janvier, pour le poste de rédacteur en chef, par Anne-Lorraine Bujon, américaniste de formation littéraire qui, parmi d’autres tâches, a assuré la direction éditoriale de l’Ihej (Institut des hautes études sur la justice). Je tiens, au nom de tous, à remercier Marc-Olivier pour le travail considérable, de forme et de contenu, qu’il a réalisé à la revue durant ses vingt-deux ans de présence, d’abord comme secrétaire, puis comme rédacteur en chef et plus récemment comme directeur de la rédaction. Tout le monde sait aussi ce que la revue doit à Alice Béja, comme rédactrice et « contact » de la revue, durant les années qu’elle a passés avec nous. Bonne chance à tous les deux.
En tant que directeur de la publication (non salarié), garant de la pérennité de l’institution, et compte tenu du fait que les deux « nouveaux » permanents, Anne-Lorraine Bujon et Jonathan Chalier, se trouvaient ainsi placés « en urgence » à la tête rédactionnelle de la revue, j’ai demandé à Antoine Garapon et Jean-Louis Schlegel – deux compagnons au long cours d’Esprit, éditeurs et animateurs de notre vie intellectuelle –, d’assumer, conjointement et durant un temps donné, le rôle de directeurs de la rédaction, pour assurer la transition pratique de la revue. Il nous faut en effet réfléchir plus intensément à l’identité actuelle de la revue sur le fond et la forme. Ce travail se développera dans un esprit commun avec les nouveaux permanents et les divers membres de la rédaction qui vont s’impliquer.
Sans tarder, les numéros à venir devront intégrer ces changements placés sous le signe de l’urgence. Cette étape historique intervenant dans une époque plus que troublée et choquée (voir l’éditorial : « Après le 13 novembre… Après le 13 décembre… »), il est évident que nous pensons fermement qu’une revue comme Esprit a toutes les raisons de continuer sa longue aventure. Vous serez tenus au courant dès février des changements à venir par les responsables de la rédaction. En tout cas, nous comptons comme toujours sur le désir de nos lecteurs d’accompagner ces évolutions au long cours d’une revue née en 1932, dont le sous-titre est toujours « revue internationale » et qui, jusqu’à aujourd’hui, a toujours su passer le témoin et conserver une totale indépendance économique. Merci de votre fidélité et longue vie à Esprit.
Olivier Mongin, directeur de la publication
Le prix Paul Ricœur 2015 a été remis en décembre à Alain Mahé pour saluer sa réédition de De la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie publié par les Éditions Bouchène en 2015. Cette remarquable réédition se présente en deux temps : tout d’abord Alain Mahé a établi, traduit en français contemporain et commenté le texte du xvie siècle. Ensuite, l’ouvrage présente des traductions inédites (en kabyle, en arabe algérien et en arabe classique) de De la servitude volontaire. En remettant le prix à Alain Mahé, Laure Adler (membre du jury avec François Dosse, Michaël Fœssel, Myriam Revault d’Allonnes et Olivier Mongin) a souligné l’importance de cet ouvrage sur le plan de la traduction, de l’interprétation et de la double thématique de l’amitié et de la servitude. La remise de ce prix a également été l’occasion de saluer le travail éditorial au long cours des éditions Bouchène. Les deux premiers prix Paul Ricœur avaient été remis à l’économiste André Orléan pour l’Empire de la valeur. Refonder l’économie (Le Seuil, 2011) et à Charles Taylor pour l’ensemble de son œuvre.
- 1.
Hassner n’observe guère l’émergence d’une « communauté » internationale.
- 2.
Voir Olivier Mongin, « L’art de mettre en scène la relation internationale », dans Entre Kant et Kosovo. Études offertes à Pierre Hassner, sous la direction d’Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smolar, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
- 3.
Yves Jeuland, À l’Élysée. Un temps de président, diffusé sur France 3 le 29 septembre 2015.
- 4.
Robert Seethaler, le Tabac Tresniek, Paris, Sabine Wespieser, 2014.