
Capital responsable : croire à l’incroyable
Le discours de la « responsabilité sociale des entreprises » encourage la croyance en une réforme du capitalisme qui pourrait venir de son intérieur même. Est-ce qu’il ne justifie pas ainsi la poursuite de politiques de croissance insoutenables dans la durée ?
Au regard de la montée des inégalités et de la dégradation de l’environnement, le monde des affaires plaide pour une responsabilisation généralisée. Chacun de nous est appelé à faire preuve de « responsabilité » dans l’exercice du rôle économique qui lui est imparti : les entreprises en adoptant des pratiques dites de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE), les employés en se montrant exigeants à l’égard des normes morales affichées par leurs employeurs, les investisseurs en intégrant des critères sociaux et environnementaux dans leurs décisions de placement, et les consommateurs en se transmuant en « consom’acteurs » soucieux des implications socio-écologiques de leurs décisions d’achat.
Cette injonction à la prise de « responsabilité » s’est diffusée dans notre société dès la fin des années 1980, avec une intensité qui s’est accrue au fil du temps. Portée par d’importantes coalitions d’entreprises telles que le « pacte mondial » chapeauté par les Nations unies, relayée dans les formations au management et assénée par les services de communication et de marketing des entreprises, elle imprègne aujourd’hui notre quotidien.
Cela a indéniablement fait évoluer notre manière de produire, de travailler, d’investir et d’acheter : désormais, plus de 90 % des 250 plus grandes entreprises multinationales mènent des activités de RSE, 60 % des personnes de la génération Y (nées entre 1984 et 1996) déclarent préférer travailler pour une entreprise qui aurait pris des engagements fermes en la matière, 30 billions d’actifs financiers sont gérés selon les principes de l’« investissement socialement responsable » (ISR), et 80 % des consommateurs européens estiment que leur comportement d’achat est en partie guidé par des considérations environnementales. Le « capitalisme responsable » – prôné de longue date par le libertarien américain Edward Freeman, qui voit en la « responsabilisation » des acteurs économiques le seul correctif admissible aux dérives d’un marché tout-puissant – est donc largement devenu une réalité.
Force est pourtant de constater que ce « capitalisme responsable » ne produit pas les effets escomptés. Prises individuellement, bon nombre d’actions conduites au nom de la « responsabilité » sont tout à fait louables. Mais dans leur globalité, elles n’ont aucunement enrayé l’aggravation des problèmes climatiques et sociaux que nous connaissons.
Au vu de l’inefficacité patente de cette vaste entreprise de responsabilisation, l’emphase du discours qui le promeut a de quoi surprendre. À propos des aspirations affichées, il est par exemple régulièrement question de « grands défis » à relever, de « visions inspirantes » à embrasser et d’« épopées audacieuses » à entreprendre. Le constat de la récurrence et de l’emphase vaut aussi pour le langage visuel qui dessine, au travers d’une imagerie ostensiblement factice et puérile, l’utopie fantaisiste d’un capitalisme « vert et équitable », sillonné d’éoliennes et peuplé d’« écocitoyens » bienheureux.
Ces éléments de langage participent d’un schéma narratif récurrent : le « métarécit de la responsabilisation1 ». Ce récit s’efforce de présenter la prise de « responsabilité » des acteurs économiques comme remède aux maux de notre époque. Mais il est confronté à son invraisemblance manifeste. Or ce récit parvient à surmonter cette difficulté au moyen d’un tour de force discursif, par lequel il tourne sa faiblesse en son avantage : il assume son propre irréalisme tout en valorisant la persévérance à y croire.
Le « métarécit de la responsabilisation » assume son propre irréalisme tout en valorisant la persévérance à y croire.
Si le métarécit de la responsabilisation laisse entrevoir la possibilité d’une issue favorable aux problèmes engendrés par le capitalisme mondialisé, il n’en cache pas pour autant l’invraisemblance : un « grand défi » est évidemment redoutable à affronter, une « vision inspirante » quasi impossible à atteindre, et une « épopée audacieuse » très incertaine. Cette invraisemblance est paradoxalement présentée comme la raison même d’y croire : c’est parce que le métarécit de la responsabilisation semble improbable qu’il faut y adhérer. À travers ces mécanismes discursifs, le métarécit de la responsabilisation établit une série d’équivalences entre l’irréalisme auquel il nous somme d’adhérer et toutes sortes de qualités et de vertus que cela requerrait (inspiration, courage…). Au bout de cette série, et la résumant, nous retrouvons la « responsabilité » que nous sommes incités à assumer : l’irréalisme, c’est la responsabilité !
Hans Jonas estimait qu’il était « responsable » de modifier le cours de l’action humaine s’il s’avérait que celle-ci pourrait engendrer des effets néfastes2. Selon le métarécit de la responsabilisation, il est au contraire « responsable » de refuser par principe tout changement radical (notamment toute inflexion de l’impératif de croissance régissant l’activité économique) et de s’obstiner à croire, à l’encontre de toute évidence, aux vertus improbables d’un simple aggiornamento moral du capitalisme. C’est le sens même de la « responsabilité » qui est retourné par l’irréalisme affiché de ses visées : au nom même de la responsabilité, ce discours déresponsabilise.
Nous aurions tort de penser que le métarécit de la responsabilisation cherche à nous duper, c’est-à-dire à nous faire croire en la réussite d’un accommodement moral de notre régime économique. Plus subtilement, il nous incite à nous faire croire qu’il est bon d’y croire. De manière courante, nous tentons de réprimer l’invraisemblance de la chose en laquelle nous voulons croire en nous efforçant de la rendre plus crédible à nos yeux. Mais en ces temps de post-vérité3, il devient possible de faire fi de la vraisemblance : on peut, comme le fait le langage emphatique de la responsabilisation, faire croire qu’il est bon de croire en l’incroyable. Le sous-texte qui accompagne les visions d’un capitalisme « vert et équitable » est donc une injonction paradoxale, typique du discours managérial contemporain4 : « Croyez-y car ce n’est pas crédible ! »
Un tel embrouillage de l’esprit est nécessaire pour préserver une croyance qui, pour sa part, est fortement ancrée dans la pensée collective : l’idée thatchérienne selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » à la perpétuation d’un capitalisme mondialisé, en dépit de ses effets délétères. Le métarécit de la responsabilisation nous dispense d’admettre les limites manifestes du projet d’autorégulation morale du capitalisme et nous dissuade d’envisager des réponses plus radicales aux problèmes qu’il engendre (démarchandisation, mutualisation, régulation, nationalisations, territorialisation…). L’inspiration et le courage bien compris consistent à explorer et à entreprendre de telles mesures, plutôt qu’à persévérer dans l’illusion que nous pourrions nous en passer.
- 1.Nous empruntons le terme de métarécit à Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
- 2.Voir Hans Jonas, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique [1979], trad. par Jean Greisch, Paris, Flammarion, 1999.
- 3.Voir Sebastian Dieguez, Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité, Paris, Presses universitaires de France, 2018.
- 4.Voir Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique, Le Capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Paris, Seuil, 2015.