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Rue de Kigali au Rwanda. Photo par Portraitor de Pixabay.
Rue de Kigali au Rwanda. Photo par Portraitor de Pixabay.
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Quand l’Afrique s’éveillera… (Entretien)

juil./août 2020

Le slogan Africa rising sert à attirer les investissements étrangers. Mais les relations de dépendance ont changé, notamment avec la stratégie impériale de la Chine, contre laquelle des États faibles ne peuvent lutter, et l’influence des Églises évangéliques, avec lesquelles ils tentent de s’allier.

Coordinateur de l’Observatoire de l’Afrique centrale à l’Institut français des relations internationales (Ifri), Thierry Vircoulon travaille depuis vingt ans sur l’Afrique et y a vécu onze ans, notamment en Afrique du Sud, au Kenya et en République démocratique du Congo. Familier de l’Afrique centrale et de l’Afrique australe comme de la région des Grands Lacs, il a collaboré à de nombreuses publications sur la réforme du secteur de la sécurité, la gouvernance des ressources naturelles ou encore les relations entre la Chine et l’Afrique. Pour cet entretien conduit en décembre 2019 (et révisé en juin 2020), nous avons souhaité l’interroger sur les relations contemporaines de l’Afrique avec le reste du monde, et l’inscription de celle-ci dans la mondialisation.

 

Dans le cadre de vos activités de consultant et de chercheur, vous avez constaté ces dernières années le succès du discours sur «  l’Afrique émergente  », puis le reflux de cette vague d’enthousiasme et le repli sur des analyses nettement plus réalistes sur la situation et l’avenir de l’Afrique. Quel lien existe entre ces discours et l’évolution des politiques d’aide internationale ? L’heure est-elle toujours au soutien à des réformes censées favoriser une meilleure «  gouvernance  » en Afrique ?

L’idée d’une «  Afrique émergente  » a d’abord été développée au début des années 2000, dans une perspective macro-économique. Elle a ensuite captivé la finance internationale, toujours intéressée à trouver de nouvelles opportunités d’investissement. Dans un troisième temps, ce discours a été repris par les pouvoirs publics des pays développés, et enfin par les pays africains eux-mêmes. Mais il ne faut pas oublier que la généalogie de ce discours relève de la doxa de l’économie néolibérale : « Africa rising » est un slogan quasi promotionnel, qui suggère que les investissements privés, et non plus les investissements publics, permettront le développement de l’Afrique. La question de la gouvernance reste à l’ordre du jour, mais elle est adaptée à ce nouveau contexte, c’est-à-dire réduite à ce que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international appellent le «  climat des affaires  ». La gouvernance du secteur public est moins importante que le comportement du gouvernement à l’égard du secteur privé, et en particulier des investisseurs étrangers.

L’émergence de l’Afrique est la nouvelle formulation, pour le xxie siècle, de l’ancienne question du développement.

Pour attirer les investissements privés, il faut donner une image favorable aux marchés. Le discours d’Africa rising vise ce but en expliquant que l’Afrique est open for business et qu’elle a un fort potentiel de croissance. Mais ce récit à destination des marchés financiers est en grande partie fallacieux. Le comportement prédateur de nombreux gouvernements africains et les problèmes sociaux et économiques structurels continuent à faire de l’Afrique une zone de risque élevé où existent des niches de croissance mais pas de croissance garantie. À titre d’exemple, une entreprise comme Nestlé, précisément parce qu’elle a fait sur ce point des analyses poussées, a revu à la baisse ses estimations de ventes en Afrique. De même, Samsung a fermé ses bureaux en République démocratique du Congo (Rdc) en raison de la concurrence des contrefaçons chinoises. La trajectoire du Mozambique illustre le mirage de l’émergence. Ce pays a été célébré pour un taux de croissance de 8 % pendant une décennie et sa libéralisation de l’économie ; en 2014, le Fonds monétaire international y a organisé une conférence sur le thème Africa rising ; en 2016, le scandale d’une dette cachée de deux milliards de dollars contractée par les dirigeants du régime a éclaté et, en 2017, le Mozambique était incapable de rembourser ses créditeurs et de nombreux donateurs suspendaient leur aide. L’émergence de l’Afrique est la nouvelle formulation, pour le xxie siècle, de l’ancienne question du développement qui est toujours d’actualité. Il est révélateur de voir qu’avant même la pandémie due au coronavirus le thème de la résilience avait supplanté celui de l’émergence dans le discours sur l’Afrique.

Si le discours sur l’émergence était sous-tendu par une logique de l’investissement privé, liez-vous son repli à la crise financière mondiale de 2008 ? Quelles ont été les répercussions de la crise sur le continent africain ?

La crise de 2008 a certainement marqué un coup de frein aux investissements vers l’Afrique. Mais le risque systémique de cette crise pour l’économie mondiale a été surmonté et le ralentissement des investissements n’a été qu’un dommage collatéral, l’Afrique étant peu intégrée dans les marchés financiers internationaux. En revanche, la crise des matières premières, qui a eu lieu entre mi-2014 et début 2016, a marqué un tournant. Pour les métaux de base (cuivre, aluminium, nickel, etc.) comme pour le pétrole, le ralentissement de la demande du premier acheteur mondial, la Chine, a pesé sur les cours. La chute des cours n’a jamais été véritablement surmontée et ceux-ci étaient déjà bas avant la pandémie due au coronavirus et la récession mondiale actuelle. La crise actuelle ne fait qu’accentuer le marasme financier dans lequel se trouvaient déjà les pays africains producteurs d’hydrocarbures et de métaux de base.

Ce marasme financier démontre que la dépendance économique n’a pas réellement changé par rapport au xxe siècle. La structure de l’économie de l’Afrique ne diffère pas de ce qu’elle a été auparavant : un continent exportateur de matières premières brutes non transformées et importateur de produits manufacturés. Comme dans les années 1970-1980, les gouvernements africains se sont révélés incapables de diversifier leur économie, c’est-à-dire de transformer la rente des matières premières en une dynamique d’industrialisation. L’Angola, le Gabon, l’Algérie, etc., ont tous eu des velléités de faire de la manne pétrolière un outil de diversification. Or leur économie est encore tragiquement dépendante des hydrocarbures. De ce fait, le rapport économique de l’Afrique avec le reste du monde n’a pas changé, même si les partenaires se sont diversifiés avec la Chine, l’Inde et des pays du Moyen-Orient. Structurellement, l’Afrique reste dans une économie de dépendance avec une clientèle internationale plus diverse aujourd’hui qu’hier. Cette évolution n’est pas tant due aux pays africains qu’aux nouveaux vrais émergents qui «  découvrent  » l’Afrique et organisent leur propre safari économique (Chine, Inde, Turquie, etc.). Ce qui se joue en Afrique aujourd’hui, ce n’est pas son émergence, mais l’émergence des nouveaux acteurs de l’économie mondiale qui semblent tout à fait disposés à répéter les erreurs du passé.

Comment cette réalité économique se traduit-elle, selon vous, en termes politiques ? La diversification des partenaires commerciaux ne facilite-t-elle pas des relations plus équilibrées parce que moins marquées par le passé colonial ?

La Chine n’a pas de passé colonial, et cela sert sa diplomatie en Afrique, mais elle rêve d’un futur impérial, et cela commence à la desservir aussi. La nouvelle relation de dépendance entre l’Afrique et la Chine commence à montrer ses propres contradictions. Plusieurs pays africains n’ont plus de ressources budgétaires et en sont réduits à quémander l’aide internationale, en particulier chinoise. La question qui se pose alors est de savoir comment ces pays pourraient conserver une souveraineté politique lorsque leur principal débiteur est le gouvernement chinois. Plusieurs exemples (comme le chemin de fer construit par des entreprises chinoises au Kenya) montrent que le principe de non-ingérence mis en avant par la diplomatie chinoise n’est qu’un leurre. Pékin joue un rôle clé dans la problématique du surendettement de certains pays africains, récemment mis en lumière par la proposition d’un moratoire sur la dette. Commençant à sentir l’emprise chinoise et l’hostilité populaire antichinoise qui monte à la fois en raison du racisme et de la concurrence chinoise sur le marché intérieur, certains gouvernements africains réagissent et essaient de limiter cette influence. Flairant un parfum de corruption, le Parlement nigérian vient de demander une enquête sur les prêts octroyés par la Chine depuis vingt ans, des lois interdisant aux commerçants chinois de faire concurrence aux commerçants locaux sont votées et la médiatisation du traitement des Africains en Chine pendant l’épidémie due au coronavirus a déclenché une vague de protestation sur le continent.

En réalité, la dépendance économique n’est pas la seule continuité par rapport au xxe siècle. L’Afrique reste le théâtre de compétitions internationales comme le démontrent les sommets africains organisés par plusieurs pays qui veulent créer une clientèle dans l’Afrique subsaharienne. Dans ces conférences, on retrouve souvent un continent entier face à un seul pays, et cette dissymétrie montre bien la position minoritaire de l’Afrique sur le plan politique international.

On serait donc passé de la vision d’un «  continent à sauver  » à celle d’un «  continent des possibilités  », puis de nouveau à une vision plus sobre, sans que la relation de l’Afrique avec le reste du monde en soit réellement modifiée ?

Malgré tous les effets d’annonce, il n’y a eu d’inversion des tendances de fond ni sur le plan économique ni sur le plan politique. Sur le plan économique, la diversification, l’amélioration de l’agriculture et le développement de l’industrie restent toujours hypothétiques et fragiles : rappelons à titre d’exemple que l’ensemble de l’Afrique subsaharienne produit autant d’électricité que la Corée du Sud. Au Cameroun, les gens dans la rue rient quand on leur parle du plan Émergence 2035 ! Et sur le plan politique, l’autoritarisme se porte bien. Dans les années 1990, de nombreux États avaient inscrit dans leur Constitution une clause limitant à deux le nombre de mandats pour un même président. Mais depuis le début du xxie siècle, nous assistons à un mouvement de révision ou de suppression de cette clause dans plusieurs pays (Djibouti, Congo-Brazzaville, Rwanda, Cameroun, Tchad, etc.) pour permettre aux dirigeants de se maintenir ad vitam aeternam au pouvoir. On assiste aussi au retour de l’autoritarisme dans certains pays que l’on pensait définitivement acquis à la démocratie, comme la Tanzanie et la Zambie. L’autoritarisme est même célébré sur la scène internationale à travers ses rares succès économiques sur le continent : le Rwanda de Paul Kagame et l’Éthiopie de Meles Zenawi. Ces deux pays sont régulièrement invités dans des forums internationaux (comme Davos) en raison de leurs performances économiques, en oubliant qu’il s’agit de dictatures durables. Ce n’est que depuis 2018 que le nouveau Premier ministre éthiopien essaie de tourner la page de la dictature et a entrepris un processus de libéralisation à la fois politique et économique. La question de la démocratisation des régimes africains est un dommage collatéral de l’accentuation des tensions géopolitiques mondiales entre la Russie, la Chine et les États-Unis. Dans ce contexte, elle n’est plus à l’agenda international comme cela avait été le cas dans les années 1990.

Il n’y a eu d’inversion des tendances de fond ni sur le plan économique ni sur le plan politique.

De même que la croissance économique n’entraîne pas mécaniquement l’avènement d’un régime démocratique, les crises financières ne provoquent pas forcément des révolutions. Dans plusieurs pays d’Afrique, la croissance a ralenti par rapport aux années 2000, mais le mouvement des printemps arabes ne s’y est pas développé pour autant, à l’exception notable du Burkina Faso, où la population s’est mobilisée contre un nouveau mandat du président Compaoré et l’a fait chuter en 2014 alors qu’il était président depuis 1987. Cependant, les crises financières ont un effet insidieux : l’évidement progressif des États. C’est une bombe à retardement : à force d’appauvrissement, la Centrafrique est devenue un État fantôme et d’autres pays (Tchad, Soudan, etc.) sont actuellement sur une trajectoire similaire d’effondrement et sont sous perfusion internationale. Ils n’ont tout simplement plus les moyens financiers d’exister en tant qu’États.

Est-ce qu’il ne faudrait pas malgré tout distinguer les situations selon les pays ? Une partie du problème n’est-elle pas que l’on continue de parler de l’Afrique comme d’un seul bloc ?

En Afrique comme ailleurs, il y a des unités faites par la géographie et l’histoire, et il y a aussi des singularités. L’Afrique centrale est en plein marasme économique tandis que l’Afrique australe stagne et que l’Afrique de l’Est se porte bien. Mais au sein de ces ensembles régionaux, il y a des contrastes forts. Le Burundi connaît une vraie régression politique et économique dans une Afrique orientale dynamique. En Afrique australe, le Zimbabwe est enfermé dans une crise politico-économique qui a débuté en 2000 et semble sans fin. Le Rwanda et l’Éthiopie se sont aussi singularisés en optant pour l’autoritarisme développementaliste.

La logique néolibérale de soutien à l’investissement privé et à l’entreprenariat semble très compatible, en plusieurs endroits du monde, avec l’autoritarisme, mais aussi avec la religion. L’Afrique est-elle un terrain favorable à ce type d’alliance politique ?

Le religieux est omniprésent dans la politique africaine, au point parfois d’être la seule matrice idéologique pour beaucoup d’Africains. En pleine expansion, les Églises néo-évangéliques sont, selon moi, le nouvel opium du peuple. Ces Églises instaurent entre leurs membres un système de solidarité financière qui tient lieu de sécurité sociale, mais ce rôle d’amortisseur social leur donne ensuite une influence populaire qu’elles peuvent être tentées de transformer en capital politique en se rapprochant de l’autorité gouvernementale, voire en pactisant franchement avec elle – comme on le voit au Brésil avec le régime de Jair Bolsonaro. Elles participent au système de servitude volontaire qui conduit les populations à accepter la situation et à ne pas revendiquer des systèmes politiques plus justes.

Les premières portes d’entrée des Églises néo-évangéliques venues du Brésil et des États-Unis ont été l’Angola, le Nigeria, le Kenya ou l’Afrique du Sud, mais elles sont désormais présentes partout, et quelles que soient les traditions religieuses du pays. Elles commencent à s’implanter dans les pays musulmans, où elles essaient de repousser les frontières religieuses. La géopolitique religieuse est en pleine évolution et les dynamiques de l’islam et du néoprotestantisme à l’œuvre en Afrique montrent que la mondialisation n’est pas seulement économique, elle est aussi religieuse.

Parmi les enjeux d’avenir souvent évoqués en lien avec la mondialisation, comment situez-vous le rôle que pourrait jouer en Afrique le développement des nouvelles technologies ? Et l’écologie ? Se pourrait-il que dans certains de ces domaines, l’Afrique ouvre de nouvelles voies ?

La révolution numérique et la diffusion de nouvelles technologies de communication faisaient partie du discours triomphal de l’Afrique émergente. Le modèle des start-up technologiques était censé se répandre, et plusieurs multinationales ont promis d’importants investissements dans le domaine, mais tout cela s’est révélé un miroir aux alouettes. Et comme souvent, la politique s’est aussi mise en travers de l’initiative économique. La Silicon Valley camerounaise à Buea a ainsi été victime du conflit qui embrase la région anglophone du Cameroun depuis 2017. Après avoir fait la promotion des start-up technologiques de Buea, le gouvernement a privé toute cette région d’Internet pendant plusieurs mois ! Sans être le secret du développement, le progrès technologique continue néanmoins à se diffuser en Afrique et donne lieu à des applications innovantes, c’est-à-dire adaptées aux besoins locaux.

L’autre déception vient de la démocratie numérique ou des nouvelles technologies comme outil de démocratisation. En fait, si les nouvelles technologies favorisent la liberté d’expression et l’extension de l’espace public à tout détenteur d’un téléphone portable, cela ne suffit pas à garantir des progrès démocratiques. La cyberdémocratie est encore un rêve. Les réseaux sociaux ne sont qu’un outil dont se servent aussi les régimes autoritaires, quand ils ne les interrompent pas purement et simplement. L’année 2019 a vu le nombre de coupures d’Internet en Afrique doubler par rapport à 2018. En Rdc, au Gabon, au Togo, au Tchad, au Soudan et au Cameroun, le gouvernement a suspendu Internet selon son bon vouloir lors de périodes de tensions politiques (périodes électorales, manifestations de l’opposition, etc.). Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, les opérateurs de téléphonie mobile ne s’insurgent pas contre ces pratiques, de peur de perdre leur licence d’exploitation.

L’écologie est perçue comme une nouvelle ruse des pays riches pour contraindre le développement des pays pauvres.

En Europe et aux États-Unis, la crise de 2008 a pu provoquer une prise de conscience écologique, voire nourri, une méfiance à l’égard de la société de consommation, mais il faut bien comprendre que si nous remettons en cause ce modèle, les Africains, eux, aspirent à y entrer. La question du développement durable n’a pas réellement «  pris  » dans ce continent, qui démontre des préoccupations et des intérêts plus axés sur la «  fin du mois  » (voire la fin de la journée pour les plus pauvres) que sur la «  fin du monde  ». Le développement durable qui est inscrit dans les plans d’émergence de nombreux pays africains est plus un slogan opportuniste destiné aux bailleurs du Nord qu’une conviction partagée par les politiques et peuples africains. Non seulement l’Afrique ne se voit pas en champion environnemental, mais elle est au contraire en train de se lancer dans une urbanisation très importante, polluante, anarchique et non contrôlée. En général, l’écologie est perçue comme une nouvelle ruse des pays riches pour contraindre le développement des pays pauvres et maintenir leur domination. La question de la préservation des parcs naturels, par exemple, devient de plus en plus épineuse, les Africains étant loin de partager notre inquiétude face à la diminution de la biodiversité. Du fait de la croissance démographique et de l’explosion du braconnage pour le marché asiatique, la pression humaine sur les parcs africains augmente, tandis que les efforts de l’Union européenne et des fondations anglo-saxonnes pour sauver les parcs existants et en créer de nouveaux s’intensifient et prennent une tournure militaire. Cette militarisation de la protection de l’environnement due à la militarisation du braconnage va justifier la critique de l’écologie comme nouvelle forme du néocolonialisme. À terme, il y a une contradiction inévitable qu’il faudra bien résoudre.

Pourrait-on parler des échanges en sens inverse, de l’Afrique vers le reste du monde ? Culturellement, quel rôle joue la diaspora africaine ?

La diaspora africaine, présente du Canada à l’Australie en passant par la Chine, joue un grand rôle économique. Ses transferts financiers ont été évalués en milliards de dollars et servent à financer des projets de développement local, des services de base, la consommation essentielle ou des petits commerces en fonction des circonstances. La diaspora facilite aussi évidemment la diffusion mondiale d’une certaine culture africaine et les hybridations culturelles. La musique touarègue est aujourd’hui plus appréciée en France qu’au Mali où le contexte politique joue contre elle. Mais la «  diasporisation  » de la population africaine ne concerne pas toute l’Afrique de la même façon. Le Sénégal, par exemple, a une forte tradition de migration, mais au Tchad, l’émigration est faible et limitée aux pays du voisinage immédiat, surtout depuis la guerre civile en Libye. Il faut aussi dire qu’une grande majorité des migrations s’effectuent entre les pays africains, notamment vers le sud du continent, où arrivent des millions d’immigrés depuis que l’Afrique du Sud a mis fin à l’apartheid. La population africaine est très mobile, à l’intérieur comme à l’extérieur du continent, et c’est aussi évidemment un vecteur de métissage culturel.

Y a-t-il une insertion de l’Afrique dans la mondialisation qui est ignorée, invisible ?

Alors que la faible présence de l’Afrique dans le commerce mondial (environ 5 %) est mise en avant pour déplorer sa marginalisation dans la mondialisation, l’Afrique est de plus en plus intégrée dans la mondialisation criminelle – celle qui échappe aux statistiques. L’Afrique est maintenant intégrée dans les routes du trafic international de drogues : l’une des routes de la cocaïne passe par l’Afrique de l’Ouest tandis que l’une des routes de l’héroïne passe par l’Afrique de l’Est. La hausse des saisies observée ces dernières années démontre moins l’efficacité des services de police que l’augmentation du trafic (en décembre 2019, 1, 5 tonne d’héroïne a été interceptée au large du Mozambique). Les acteurs du trafic d’armes, de drogues, de contrefaçons, de faux papiers, etc., font de l’Afrique leur plateforme logistique. Mais le continent n’est pas qu’un lieu de transit. La pénétration d’intérêts criminels ayant une grande capacité de corruption aboutit à deux conséquences : la criminalisation de l’économie et celle de l’État. La corruption des services de sécurité et des responsables politiques aboutit, dans certains cas, à une véritable capture de l’État par le crime organisé. L’argent de la drogue irrigue certains milieux politiques en Afrique de l’Ouest et en Afrique de l’Est, des régimes se spécialisent dans la vente de papiers d’identité (les Comores, la Centrafrique) et des hommes d’affaires indiens douteux sont au cœur de l’affaire qui a fait chuter l’ancien président sud-africain, Jacob Zuma (le Guptagate). Par ailleurs, l’Afrique devient aussi un marché pour les acteurs de l’économie criminelle. La cocaïne et l’héroïne qui transitent par l’Afrique donnent actuellement lieu à des marchés de consommation locale ; les producteurs asiatiques inondent le continent avec de faux médicaments qui posent maintenant un vrai problème de santé publique en Afrique ; et le contrôle de ces marchés criminels locaux et de la rente criminelle devient un enjeu de pouvoir majeur.

Propos recueillis par Lorenzo Alvisi et Anne-Lorraine Bujon

Thierry Vircoulon

Chercheur associé au Centre Afrique Subsaharienne de l'Ifri, ancien élève de l'ENA et titulaire d'un DEA de science politique à la Sorbonne, Thiery Vircoulon a travaillé pour le Quai d'Orsay et la Commission européenne sur le continent africain, notamment en Afrique du Sud, au Kenya et en République Démocratique du Congo. Il a par ailleurs édité l'ouvrage Les Coulisses de l'aide internationale en

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Ce dossier coordonné par Jean Godefroy Bidima et Antoine Garapon fait entendre les voix multiples de l’Afrique. Depuis leur perspective propre, ces voix africaines débordent la question postcoloniale et invitent au dialogue ; elles participent à la construction d'une commune humanité autour d’un projet de respect de la vie. À lire aussi dans ce numéro double : la participation dans le travail social, les analogies historiques de la pandémie, les gestes barrières face aux catastrophes écologiques, l’antiracisme aux États-Unis et l’esprit européen de Stefan Zweig.