Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Dieux et usages de dieux : OPA publicitaire sur le sacré

Les marques commerciales savent faire parler d’elles et cherchent un succès de scandale à travers des publicités jouant avec les références religieuses, qu’elles soient chrétiennes ou, de plus en plus souvent, orientales ou animistes. Mais, au-delà des réactions de principe sur la trivialisation du religieux, ces usages publicitaires conduisent à se demander s’il existe de « légitimes propriétaires » des symboles religieux.

Provoquer, heurter, scandaliser : aucun néologisme ne désigne en français les pubs conçues pour faire vendre en choquant. Les publicistes anglo-saxons, quant à eux, ont forgé le terme de shockvertising. Depuis fort longtemps, les shocking advertisings1 exploitent le sexe, inépuisable fonds de commerce. Depuis la vague du « porno chic », le public s’accommode de mannequins de plus en plus obscènes, de mises en scène de plus en plus scabreuses ; mais, simultanément, se renforcent une exaspération et une opposition croissantes, et qui ne sont pas le seul fait de mouvements féministes.

S’il reste un domaine où le shockvertising peut encore pleinement fonctionner, c’est en revanche celui du religieux : le domaine du godvertising, en somme. La pub peut encore s’y faire interdire, ses agents crier à la censure, et faire parler d’eux en engendrant du tohu-bohu médiatique. Quelle aubaine ! Le mariage du religieux et de la pub semblait jadis aussi saugrenu que celui de la carpe et du lapin : il devient à présent de plus en plus convenu mais n’est pas sans provoquer quelques controverses et même parfois de furieux débats.

Affaire Volkswagen, affaire Cène dévoyée, affaires Benetton : à suivre la chronique des scandales, la vigueur des réactions épiscopales, la profondeur de l’émoi suscité, une partie de l’institution catholique et des croyants se sentirait gravement prise à partie par la publicité. D’aucuns vont même jusqu’à la suspecter de se battre contre le christianisme : nouveau paganisme, suppôt d’une laïcité intolérante, émanation d’une culture de la facilité et du laxisme, la publicité ferait figure de dernier Satan à combattre, à la suite du communisme, du modernisme, des idées révolutionnaires. Faudrait-il donc craindre ces attaques et redouter un complot des annonceurs et des agences de pub contre le christianisme ? Il est vrai que l’inculture et la primarité de beaucoup d’entre eux peuvent facilement prêter à confusion et catalyser ainsi suspicion et procès d’intention2.

Une analyse des différentes campagnes commerciales s’impose, qui ne se restreigne pas aux publicités utilisant les éléments issus du christianisme, mais prenne également en considération l’ensemble des éléments issus de tous les univers du religieux.

Une offensive généralisée de la publicité ?

Une analyse fine d’un corpus étendu de publicités instrumentalisant des signes du religieux permet de se faire rapidement une opinion sûre : le christianisme n’a pas le monopole des moqueries, dérisions et « attaques » de la publicité – même si à l’évidence, les épidermes y sont en France nettement plus sensibles ! D’autres religions sont globalement traitées de manière équivalente et parfois même pire. Le christianisme constitue un très ancien (et fort pratique) réservoir de signes, symboles, images, dans lequel viennent depuis longtemps puiser les publicistes. Pour des raisons qu’il serait trop long de traiter ici, ni le judaïsme ni l’islam ne semblent particulièrement inspirer les publicistes. Plus prudemment, et depuis une vingtaine d’années, ils exploitent pour leurs annonceurs de nouveaux filons religieux, tout à fait étrangers à l’histoire des monothéismes : le tout premier d’entre eux est constitué par le religieux originaire d’Asie.

Le Zen, emblème de la marchandisation du religieux oriental

On prétend souvent que les religions orientales seraient créditées d’un plus fort potentiel de sympathie, et que la publicité refléterait bien ce genre d’opinions. Mais songeons à l’usage ad nauseam du bouddhisme Zen dont la pub ne retient que le simple mot « zen » : un placement financier pour rester zen, un thé « tout en finesse » au ginseng arôme mandarine qui produit « corps zen, esprit zen ». « Restez zen grâce aux flèches Fnac » conseille-t-on aux clients en leur présentant un Asiatique aux yeux clos, vêtu d’un unique slip noir, assis en demi-lotus. En somme, « Soyez zen ! vivez zen ! Dormez zen ! ». Voitures, journaux, produits financiers, de beauté, ou de la nouvelle technologie, etc. s’approprient à travers la pub la puissance et la séduction de l’un des plus anciens et puissants courants du bouddhisme en Occident. Il n’existe absolument aucun précédent à l’instrumentalisation frénétique du nom et des valeurs d’une religion à des fins idéologique et marchande. Une telle opération de détournement est unique dans les annales des transformations du religieux et de ses rapports avec le reste de la société.

Et ce sont bien les fondements éthiques et spirituels essentiels du zen qui sont ainsi la proie des publicistes. Ces derniers opèrent ainsi, nolens volens, une véritable attaque contre ces valeurs qui sont au cœur de la pratique des disciples du Bouddha : simplicité, frugalité, ascèse, apaisement des passions, maîtrise du désir, rejet de toute illusion ; à n’en pas douter, le désir de possession (la pulsion d’achat !) constitue l’une des plus puissantes d’entre elles. À travers ses slogans et mises en scène instrumentalisant le zen, in fine c’est bien une attitude générale d’extrême mépris, qu’affiche le monde de la pub, même si l’intention de nuire n’est évidemment pas toujours manifeste.

Shiva en secrétaire, le dieu Ganesh sur une canette de bière

Toute aussi radicale est la dérision qui touche souvent l’univers religieux hindou. Ainsi dans une publicité pour l’agence d’intérim VediorBis : on y voit une belle indienne vêtue d’un costume traditionnel et d’innombrables bijoux. Assise à un poste de travail moderne avec ordinateur, plusieurs bras lui permettent d’effectuer simultanément toutes les tâches d’une parfaite secrétaire en souriant : répondre à deux téléphones, écrire, cliquer sur la souris, enregistrer un rendez-vous dans un agenda numérique. Qui est ici évoqué sinon Shiva3 ? Notre esprit occidental, peu accoutumé à la religion hindoue, ne perçoit évidemment pas qu’une telle image puisse être considérée comme un sacrilège : alors qu’il s’agit en réalité d’utiliser une figure vénérable et redoutable, ainsi désacralisée, domestiquée et réduite, comme le dit l’accroche à rien de plus que l’un des « meilleurs intérimaires ».

L’attaque est parfois si brutale que des groupes militants hindous, à l’instar de « Croyances et liberté », – relais officieux et fort actif des évêques de France –, s’emploient à défendre vigoureusement leur identité et leurs dieux ; ils remportent parfois d’étonnantes victoires. Ainsi, Hindu Human Rights a-t-il lancé une campagne de boycott des produits français et s’en est pris au chausseur Minelli qui avait reproduit l’effigie du dieu Rama sur ses derniers modèles d’escarpins. Minelli a dû les retirer de la vente et se fendre d’une lettre d’excuses, instantanément publiée sur le web par les contestataires hindous4. De même, le « dieu éléphant Ganesh » disparaîtra des canettes de bière de la marque Indiga et le styliste italien Cavalli a dû s’excuser officiellement d’avoir lui aussi reproduit des images de dieux hindous sur ses maillots de bain.

Avec le nouveau lave-vaisselle Asana, de Miele, le publiciste explique doctement que ce modèle « tire son nom du sanskrit qui signifie “posture de yoga” » : ce qui en fait bien sûr « l’idéal pour vivre le lavage, côté zen » ! Amalgame idiot et dérision de mauvais goût : faudra-t-il s’étonner si, à leur tour, d’autres hindous et des bouddhistes s’insurgent et demandent réparation ?

Haro sur le sauvage

L’animisme, quant à lui, est systématiquement méprisé. Deux exemples, parmi tant d’autres, illustrent ce discrédit.

Le comité du tourisme de la Guyane présente ainsi le lancement nocturne de la fusée Ariane, sur un fond de jungle impénétrable avec une curieuse figure stylistique « j’ai vu les esprits de la forêt envoyer un message aux étoiles ». Cette déclaration est implicitement énoncée par un Indien totalement absent de l’image. Le comité du tourisme de la Guyane envoie ainsi aux lecteurs un message plutôt inquiétant : venez en Guyane, vous y rencontrerez des Indiens tellement « sauvages » et imbéciles que, vivant depuis des décennies dans les environnements de la base de lancement, ils sont toujours incapables de comprendre de quoi il s’agit !

La marque allemande Opel ne fit guère mieux. Elle fit paraître une publicité d’une grande beauté formelle. Sur la terre rouge d’Afrique, au pied d’un arbre, dans la lumière bleutée, l’Opel 4 × 4 Frontera est présenté. À côté, trois hommes avec des lances sautent de concert depuis une pente et donnent l’impression de glisser vers la voiture. Le slogan correspond bien à la photo : « Un nouveau penchant pour l’aventure. » En revanche, quel besoin Opel a-t-il eu de rajouter « selon la légende, les guerriers Samburu les plus rapides se réincarneraient en Opel Frontera » ? Passons sur l’agaçant à-peu-près religieux : les Samburu, apparentés aux Masaïs et vivant au Kenya ne croient certainement pas à la réincarnation et pratiquent plutôt un culte des esprits des ancêtres. Le plus gênant est sans conteste cette fausse légende qui tourne en ridicule les croyances indigènes. Alors même que toute la religion animiste repose sur une belle et complexe classification du monde entre objets inanimés et êtres animés, alors que comme dans toutes les langues africaines, des catégories grammaticales spécifiques sont utilisées selon le degré d’animation des êtres, la publicité « invente » des « nègres » ou des « sauvages » suffisamment stupides pour faire d’une quelconque bagnole un objet de respect et de dévotion. Quelle image de l’Afrique la publicité donne-t-elle donc ainsi ? Est-on tellement éloigné que cela des honteux clichés circulant avant-guerre dans certains manuels d’histoire sur « nos » colonies et des errements de la publicité Banania ?

Là aussi la protestation s’organise. En 1946, déjà, Léopold Sédar Senghor aspirait à « déchirer les rires banania sur tous les murs de France5 ». Il fallut six décennies et l’assistance d’internet pour que des groupes de pression prennent le relais. Le brave tirailleur sénégalais riant de toutes ses dents en dégustant du banania – « y’a bon » ! – était devenu une figure exploitée par une marque suspecte d’inclination raciste. Quelques années de débats et de protestations suivis d’une plainte en justice en eurent raison : le président de la société Nutrimaine qui avait racheté Banania à Unilever en 2003 préféra jeter l’éponge en février 2006 et faire radier le slogan maudit du registre de l’Institut national de la propriété industrielle.

L’association Survival6, notamment, prend la défense, non seulement des intérêts des peuples indigènes sur le terrain, mais également de leur image. Mais il arrive que ces indigènes prennent eux-mêmes résolument leurs affaires en main. On a vu ainsi, en octobre 2004, un Indien sioux mandaté par sa communauté venir demander au fameux cabaret parisien, le Crazy Horse, de bien vouloir changer de nom, par respect pour le guerrier sioux du même nom, vainqueur des soldats américains lors de la fameuse bataille de Little Big Horn River (25 juin 1876). Les descendants de ce chef avaient pour leur part déjà obtenu de très substantiels dommages et intérêts de la part d’un brasseur américain qui avait lancé une nouvelle marque de bière sous ce nom.

Ces exemples indiquent que l’irritation gagne et que la critique ne se focalise pas uniquement sur l’instrumentalisation du christianisme. Même les spiritualités orientales, gratifiées pourtant d’un fort capital de sympathie depuis les années 1980, n’échappent pas à leurs attaques, et certains univers religieux comme l’hindouisme ou l’animisme sont très directement raillés.

La prosopopée du christianisme

Pourquoi alors cette impression de complot ? D’où vient cette rumeur de citadelle assiégée ? Deux arguments permettent de trouver une explication. Nous venons d’ébaucher les contours du premier en évoquant les protestations « ethniques » : l’accès aux médias. L’impression de complot antichrétien s’explique bien davantage par la puissance des lobbys et par la fréquence de leurs actions en justice – en particulier celles qui sont menées par l’association Croyances et libertés, que par de véritables attaques. Dans une société très médiatisée, la consistance des événements est à la mesure de la publicité qui leur est faite.

Le second argument touche peut-être plus intimement les chrétiens : certains découvrent avec stupeur le miroir déformant que leur tend la publicité et sont troublés de s’y reconnaître en partie. La publicité est un art de l’image qui inclut la nécessité de la rapidité de compréhension et la volonté de frapper les esprits : elle doit faire choc ! Elle ne peut opérer au mieux que sur des images simples, sur des clichés. Force lui est donc faite de puiser largement dans un répertoire d’images toutes prêtes à l’emploi, dans une sorte de nouveau folklore religieux. Mais n’y a-t-il pas une curieuse correspondance entre l’utilisation par la pub de clichés simplificateurs et la propagande du catéchisme des temps jadis, qui faisait un usage surabondant des formules et des images toutes faites au détriment de la recherche exigeante en matière d’intelligence de la foi et d’esthétique ?

Un appauvrissement général

À trop utiliser la religion comme un folklore, il advient ce qu’il advient à tout folklore : caricaturé, vidé de sa substance, il en vient peu à peu à s’affaiblir. L’usage extensif d’une religion de convention provoque un appauvrissement des références. Les idées les plus fortes s’érodent et se rabaissent pour ne devenir que de simples clichés. Le mécanisme général rappelle celui de tout discours hyperbolique trop souvent utilisé ; lorsque, comme il est arrivé au temps de la préciosité baroque, par exemple, un groupe social s’empare des expressions les plus extrêmes et s’en sert quotidiennement, il les épuise, les vide de sens et se condamne à une surenchère toujours nécessaire. De même que mourir de faim ne signifie plus qu’avoir bon appétit, avoir la foi désigne pour Siemens la simple envie d’acheter un téléphone portable.

Les concepts théologiques, ensuite, subissent cet affaiblissement. Le lancement de l’un des premiers lecteurs CD de Sony figurait l’appareil de CD sur un rocher noir. Au-dessous, on pouvait lire : « Sony le créateur. » Cette campagne ravalait clairement le concept de création du monde à celui de création technologique. Il y a vingt ans déjà, en 1985, une salle de sport, la salle des Champs-Élysées, confrontait deux situations : « Le Paradis », une femme en tenue vestimentaire moulante qui fait un grand écart les bras étendus ; « L’Enfer », un homme très musclé qui transpire sur une machine de musculation. L’appauvrissement des concepts théologiques de paradis et d’enfer dans la publicité suit celui opéré dans le langage. Lorsque l’on parle d’un appétit d’enfer, on participe au même affadissement du lieu de damnation que lorsqu’on le compare à la légère souffrance que l’on s’inflige volontairement à soulever de la fonte.

Personnages sacrés et épisodes fondateurs n’échappent pas non plus à la caricature. Prenons la campagne de la Ratp en 1983. Moïse est représenté sur fond de Sinaï. Il brandit un ticket de métro géant comme les tables de la loi. « Tu auras le ticket choc », affirme l’accroche, qui mime les prescriptions du Décalogue. L’épisode sacré par excellence du judaïsme et du christianisme, la réception des commandements de Dieu par l’homme, se voit détourné : à la place de Dieu, l’administration de la régie des transports urbains, à la place de l’homme, les Parisiens, sommés de participer à un ordre général en achetant un ticket.

Si Moïse devient un simple contrôleur de métro, Jésus et le Diable se métamorphosent en clients d’une agence de publicistes : Roberts Partners a conçu une publicité en trois volets. Dans le premier, on voit un Père Noël embrasser un homme à lunettes : « Merci Robert, (signé) Père Noël. » Dans le deuxième, c’est un diable rouge avec cornes et barbe, qui embrasse le même homme : « Merci Robert, (signé) Satan. » Enfin, dans le troisième, un homme barbu aux cheveux longs, embrasse toujours « Robert » : « Merci Robert, (signé) Jésus. » Non seulement Jésus et Satan sont mis sur le même pied, mais ils sont aussi égalés au Père Noël, l’image folklorique par excellence.

Dieu, Dieu lui-même se voit contesté : son absolue puissance est remise en cause par un camembert. « Il n’y a rien au-dessus de Président », clame en 1995 une affiche qui détourne un tableau représentant un personnage (Dieu ?) faisant signe depuis les nuages à une boîte de camembert située au-dessus de lui.

Faire parler les morts, convoquer les figures disparues

Vu comme un reflet de l’ancien temps, le christianisme danse sur des airs traditionnels en costume populaire : les prêtres en soutane, les moines tonsurés et rubiconds, les bonnes sœurs à cornette. Le produit devient indiscutable puisque cautionné et « garanti » par un personnage lui-même indiscuté. Prêtres, religieuses et moines sont de ceux-là. Les messages publicitaires obéissant aux règles de la caricature, ces personnages y sont sciemment réduits à des images d’Épinal. Robes de bure, tonsures, soutanes, barrettes, enfants de chœur en dentelles, bribes de chants ou de sermons en latin, sont des attributs essentiels pour situer la référence religieuse. Même si les prêtres portent moins la soutane ? Qu’importe : « Ce que nous utilisons, explique le publicitaire, ce n’est pas le prêtre, c’est l’image caricaturale du prêtre. Un personnage folklorique, au même titre que le facteur à vélo ou le militaire autoritaire7… »

Ce terme de « folklore » se révèle particulièrement bien choisi puisqu’il recouvre deux dimensions qui conviennent particulièrement à l’utilisation que fait la publicité de la religion : le côté caricatural d’un temps passé que l’on cherche à maintenir vivant et le caractère profondément rassurant de la tradition, qui traîne avec elle bonhomie et sympathie.

Du coup, la publicité de terrain chrétien s’affirme comme étant de l’ordre de la prosopopée. Cette ancienne figure rhétorique s’appliquait au discours cherchant à faire parler les morts. Et, à la vérité, ce christianisme-là est bien moribond, il a presque disparu avec Vatican II en même temps que l’encaustique dans les confessionnaux singée par Carolin, les gesticulations de petits prêtres en soutane de Panzani, les ecclésiastiques en bas de soie de Kindy et un certain nombre d’autres colifichets comme le rochet et le camail, la tiare pontificale, les rogations, les confessions fréquentes, etc. La publicité ne fait que maintenir artificiellement ce monde en vie, le nourrissant par aspersion d’images tout en en altérant gravement le sens.

Qui est propriétaire des signes du religieux ?

Mais, argueraient les publicitaires, « ce n’est pas nous qui avons commencé ». D’où viennent-elles donc ces images, sinon du catéchisme ? L’Église a beau jeu de crier haro sur les simplifications et les caricatures : c’est d’elle que viennent ces images. Reprenons quelques publicités marquantes :

Moïse vendant des tickets de métro ? Il sort tout droit d’une gravure de Gustave Doré pour la Bible illustrée.

Les représentations de La Cène qui firent scandale à deux reprises (pour la nouvelle Golf en 1998 et dans la publicité de Marithé et François Gribaud en 2005) ? Elles s’inspirent d’un modèle italien dont l’un des principaux représentants est Léonard de Vinci et qui fut transmis aux chères têtes blondes par les illustrateurs des catéchismes qui cherchèrent à imiter cette période8.

Les bonnes sœurs en cornette si promptes à manier le balai et le nettoyant ménager ? Elles peuplent les vignettes illustrant le dévouement des hospitalières et appelant les petits Français à plus de charité.

Curés et pieux paroissiens ont beau jeu de dénoncer les caricatures et les déformations : tout le répertoire iconique était déjà disponible dans des publications émanant de l’Église, et benoîtement cautionnées par elle.

Deux solutions

Le problème se déplace donc de manière inattendue : ces « attaques » contre les religions constituent en fait un problème marginal. Il convient plutôt de se centrer sur un phénomène autrement plus complexe, celui de la captation des signes du religieux et leur instrumentalisation. Plutôt que de conjecturer un complot contre le christianisme, il importe avant tout de se demander s’il existe de « légitimes propriétaires » de ces signes et autres symboles. Seraient-ce par exemple les Églises pour les images issues des catéchismes ? Pour répondre à cette question, deux positions s’affrontent.

1. Les signes sont disponibles et utilisables par chacun car ils appartiennent à la culture de tous, à un patrimoine imaginaire collectif. – À ce titre, les publicistes peuvent donc s’estimer affranchis de toute précaution ou scrupule quant à leur utilisation : c’est le point de vue défendu par la Ligue des droits de l’homme dans la récente affaire de la Cène qui eut tôt fait de crier à un retour de l’Inquisition. Cette position a des apparences libérales et démocratiques, mais elle soulève un important problème : elle ne place pas les institutions religieuses (chrétiennes ou autres d’ailleurs) sur le même plan que les marques commerciales. Démocratique, vraiment ? N’évoque-t-elle pas plutôt la revendication par les renards, et au nom de la démocratie, de la libre circulation de tous les usagers à l’intérieur du poulailler : poules et renards !

En effet, depuis une quinzaine d’années, les marques s’engagent de plus en plus dans une stratégie de protection effrénée de leur image et multiplient les actions en justice pour contrefaçon de marque, soulevant ainsi d’importants problèmes en matière de fonctionnement démocratique. Ainsi, comme le fait remarquer Sébastien Darsy9, on peut caricaturer les hommes politiques à la télévision, y compris de façon très injurieuse, mais on ne peut pas caricaturer une marque, même très légèrement, sans risquer très gros. Impérialisme sans partage :

Alors qu’elles veulent s’inscrire dans le quotidien ordinaire des gens en s’incrustant dans les scénarios, paradoxalement les marques refusent d’être traitées comme des objets et des symboles ordinaires et contrôlent scrupuleusement l’utilisation de leur logo10.

Et tout peut être prétexte à brevet. Pas seulement les noms et les logos, mais aussi les musiques et les sons. Pas seulement les musiques et les sons produits par une entreprise – le rugissement du lion de la Mgm ou la petite musique de Dim – mais aussi les premières notes de la Lettre à Élise (décision de la Cour européenne de justice en faveur d’une entreprise hollandaise11), l’expression « odeur d’herbe fraîchement coupée » pour des balles de tennis12, ou même les premières mesures de l’Internationale13. Alors, comment plaider la liberté du signe religieux, lorsque de plus en plus de signes sont déjà brevetés, protégés, déposés ? Par rapport aux religions, les marques affirment que tout ce qui est à elles leur appartient sans négociation, et tout ce qui ne l’est pas peut toujours être négocié, c’est-à-dire en fait acheté ou conquis. La force est avec elles : la puissance financière et la capacité de l’imposer dans la vie publique.

2. Les signes religieux doivent être considérés comme des marques et doivent eux aussi être protégés. – C’est la position adoptée par certains lobbies religieux qui estiment avoir un droit de regard exclusif et même de veto sur l’utilisation de certains signes au nom d’une extension de la notion de respect de la personne qui inclut aussi ses croyances. Dans cet esprit, un crucifix, une représentation du Christ, de la Vierge ou du Bouddha, une soutane, une kippa seraient alors considérés comme des « marques déposées ». Comme il y a des instituts nationaux de la propriété industrielle, pourrait-on imaginer des sortes d’instituts de la propriété religieuse ? Mgr Billé, jadis président de Croyance et liberté, évoquait, avec un mélange de sincère indignation et de naïveté, « un langage de signes qui, aux yeux de tous, appartient à la foi chrétienne ». Il ouvrait implicitement la voie à la revendication d’un droit de propriété de la part des religions, mais faisait l’impasse sur un débat des plus complexes : « l’origine chrétienne », qu’est-ce que cela veut dire précisément ? Accorderait-elle ipso facto un droit exclusif de propriété à tous ceux qui s’en réclameraient ? Mais qui serait garant de la légitimité de leurs demandes ? Et quel magistère pourrait-il ainsi exercer un droit de contrôle sur les nouveaux effets de sens construits par des « païens » à partir du réservoir des « signes chrétiens » ?

Nostalgie du temps où l’Église avait le monopole de manipuler les images – quitte à les simplifier voire, diront certains, à les déformer dans les catéchismes –, cette solution n’est pas vraiment satisfaisante. D’abord parce qu’au sein même du christianisme, l’unanimité n’est pas manifeste. En effet, les protestants ont tendance à se montrer plus hostiles à toute revendication en matière de propriété religieuse. Ainsi Jérôme Cottin affirme-t-il :

Les gens ont une attirance culturelle pour le christianisme, sans forcément s’intéresser au message. Quand on utilise La Cène de Vinci, c’est que ce tableau n’est plus la propriété de l’Église, mais de la culture occidentale.

Cette attitude est assez générale pour ce qui concerne les questions de censure. Ainsi, en 1998, Jean Tartier, alors président de la Fédération protestante de France songeait-il, main dans la main avec les catholiques, à faire interdire le livre Inri de Bettina Rheims qui fit un sérieux scandale. Il refusait néanmoins toute notion de droit de propriété :

La personne du Christ n’est pas la propriété des Églises, il faut maintenir aux artistes la possibilité de s’exprimer sur un personnage qui a son importance pour l’ensemble de l’humanité, y compris non croyante14.

Qui plus est, cette attitude déclenche de plus en plus l’incompréhension. Julien Potel le disait déjà en 1991,

toute crispation en la matière serait nuisible et aggraverait le fossé qui existe déjà entre l’Église et les médias15.

Si ces deux solutions paraissent aussi discutables l’une que l’autre, c’est que les deux attitudes accordent le même statut aux signes religieux. On les considère comme semblables aux autres signes. On ne leur accorde pas de statut particulier : le tout est de savoir s’il est loisible de les « breveter » ou non. Mais en réalité, on sait bien que ces signes sont affectés d’une dimension supplémentaire, très malaisée à définir, que l’on désigne habituellement sous le vocable de « sacré ». Tous les signes ne se valent pas, tous ne sauraient être traités de la même manière. Par le fait même de leur caractère particulier, certains signes exigent un maniement précautionneux qui les fait échapper au traitement général, et du même coup aux lois du marché et de la protection juridique. Mais les éléments de cette problématique sont par nature complexes et des plus ambigus : la manière de les traiter donne de précieuses indications sur le fonctionnement de nos sociétés et singulièrement sur la manière dont elles traitent certaines dimensions de la question religieuse.

Reste à savoir désormais quels signes doivent être qualifiés de sacrés : voilà qui nous place dans un domaine bien différent de celui du départ et demande aux différentes religions un effort de définition. Discussion éminemment complexe, car le sacré ne saurait être circonscrit dans une définition acceptable par tous. C’est donc dans ce chantier, et non dans une bataille juridique ou politique pour les signes religieux, que devraient s’engager les différentes religions. L’analyse du corpus de pubs utilisant des signes religieux le montre bien : le christianisme n’est pas attaqué spécifiquement, ou plus exactement, il l’est globalement au même titre que, par exemple, le bouddhisme ou l’hindouisme. La vigueur de la réaction, s’explique largement par une incapacité à affronter la modernité et la stupeur de l’institution de se voir renvoyer à un monde de figures disparues, à une prosopopée de christianisme ; et peut-être aussi à l’irritation de voir que d’autres à leur tour se servent des simplifications et des images toutes faites dont le christianisme a usé et abusé bien plus qu’à son tour. Se réfugiant dans un réflexe obsidional, l’Église catholique tente de contre-attaquer en se servant des mêmes armes que l’adversaire, l’appel au droit de propriété : elle ne gagnera pas, face à la concurrence de ces nouveaux prophètes, les brand evangelists.

« Évangélistes des marques »

Point n’est besoin d’une exégèse minutieuse des discours tenus par annonceurs et publicistes pour relever une thématique majeure : les marques réenchantent le monde, la pub y engendre un sens salvateur. Marques et pubs génèrent de tels engouements que de nouvelles appellations sont forgées pour en rendre compte. Ainsi des brand evangelists16, les « évangélistes des marques » et il n’est pas innocent que l’on ait puisé dans un lexique religieux pour qualifier ainsi les fanatiques des marques et de leurs produits. Les voilà promus à la dignité de prophètes et thuriféraires du salut par la consommation et de la pub comme sacrement. Si cette appellation est de forge récente, elle désigne des individus existant depuis belle lurette, par exemple :

Edouard Leclercq se voit bien en continuateur de Jésus-Christ en assimilant à un sacerdoce son rôle dans la grande distribution : « Acheter le moins cher possible pour vendre le moins cher possible, c’est cela la distribution moderne et je l’ai vécue de longue date puisque ce n’est pas moi qui l’ai inventée. Le Christ avait distribué les poissons et les pains et il avait chassé les marchands du temple. Jésus-Christ, c’est l’homme de l’économie d’avant-garde17. »

Jacques Séguéla lui emboîte résolument le pas : « Jésus-Christ a inventé la publicité. Il a inventé le slogan “Aimez-vous les uns les autres”, aucun publicitaire n’a jamais pu faire mieux18 », prophétisant par ailleurs que « les marques qui survivront seront celles qui s’engageront pour assurer l’avenir de la société, de l’humanité19 ».

Maurice Lévy, président de Publicis est à peine moins lyrique : « Dans un monde qui perd ses repères, la marque reste un élément de référence solide, une garantie et en même temps un lien20. »

On pourrait multiplier les exemples, aussi cocasses qu’inquiétants. Ils accréditent le jugement de François Brune : « La marchandise est le centre et le sens de la vie ; le marché est son temple obligé21. » On pourrait compléter : les publicistes sont les prêtres et les liturges véritables, serviteurs et médiateurs légitimes et obligés, et les consommateurs forment le peuple des fidèles. Leur piété se mesurerait ainsi à leur degré de consommation. Et puisque le salut est dans la consommation, annonceurs et publicistes, qui en ont la charge, pourraient légitimement reprendre à leur compte la formule de saint Augustin. Compelle intrare : « Qu’on les force à rentrer ! » Saint Augustin évoquait ainsi l’impérieuse nécessité de convertir tous les païens à la foi chrétienne et de les ramener définitivement dans le giron de l’Église, de gré ou de force, afin que le monde soit sauvé. De bons apôtres à l’instar de Leclerc, Séguéla ou Lévy ne sont-ils pas les chantres d’une politique qui aurait in fine raison de la liberté des consommateurs ? Par la grâce du « marketing scientifique », de l’argumentation, de la séduction ou de la manipulation, pour les convaincre quoi de mieux finalement que de les convertir : « Faisons-les rentrer dans notre temple ! »

Le salut par la consommation ! Que serait la pub sans cette dimension sotériologique ? Si elle puise ainsi avec tant d’impudence dans tous les lexiques religieux pour en asservir les signes, symboles et figures, elle le fait d’autant plus aisément que ceux-ci voient par ailleurs s’accroître leur déshérence. Leur instrumentalisation par la pub en tord et en déforme les figures de sens. Elle catalyse le phénomène et n’est pas sans porter atteinte, parfois gravement, à ce que nombre d’hommes sont somme toute bien en droit de considérer comme une dimension essentielle de leur identité.

Fascinendum et tremendum : ainsi les signes du sacré sont-ils désignés traditionnellement par les sciences des religions. L’ensemble de ces signes constitue un précieux patrimoine sémiotique pour l’ensemble des humains, qu’ils soient ou non « religieux ». La pub entend benoîtement l’exploiter afin de mieux écouler ses marchandises. On est désormais tenté de risquer le terme de lucrosus pour compléter la perspective académique des sciences des religions face à ce nouveau sacré. Ce phénomène permet en toute hypothèse de revisiter de manière inattendue autant que féconde les catégories du sacré quant à leur utilisation dans le fonctionnement de nos sociétés et plus particulièrement par le sacro-saint Marché.

  • *.

    Respectivement maître de conférences en informatique à l’université de Paris 8, docteur en ethnologie, et professeur agrégé de lettres modernes à l’université de Paris 8, docteur en sciences religieuses. Ils enseignent la communication à l’Iut de Montreuil et mènent une recherche sur la publicité et le sacré dans le cadre de l’Institut Transcultura. Nous remercions Émile Poulat pour les documents qu’il a bien voulu nous prêter ainsi que les fructueuses conversations que nous avons eues avec lui.

  • 1.

    Littéralement, les « publicités choquantes ».

  • 2.

    Ainsi, le constructeur informatique HP présentait-il deux modèles d’ordinateurs serveurs au service de l’entreprise : un petit et un gros, David et Goliath, représentés en deux pleines pages, par un svelte jeune homme d’une part et par un corpulent homme mûr d’autre part. Et le constructeur les présente comme aussi efficaces l’un que l’autre ! Ou bien J. Séguéla appelant Samsara un capiteux parfum de chez Guerlain : « Aujourd’hui, la femme se réincarne en Guerlain. » Soit ! Mais le Samsara, c’est en réalité la ronde infernale des renaissances, c’est-à-dire l’équivalent bouddhiste de l’enfer !

  • 3.

    Évoque-t-on la déesse Kali, Lakshmi ou est-ce le démarquage de Shiva dansant sur le linga, la pierre phallique, représenté avec plusieurs bras, signe de sa puissance, de sa rapidité, et de la multiplicité de ses dons ? Le dieu ambivalent du brahmanisme, à la fois redoutable et sanguinaire, mais aussi protecteur et doux ravalé au rang de simple secrétaire ! Et le linga qu’une tradition très ancienne identifie comme le signe matériel de la présence du dieu et le support à la pensée du dévot se concentrant sur l’absolu, un simple synonyme d’efficacité dans le travail de bureau.

  • 4.

    http://www.hinduhumanrights.org. Autoproclamé The Most Effective, Influencial and Respected Hindu Voice in the World, ce groupe continue d’exiger des excuses publiques du gouvernement français…

  • 5.

    « Vous tirailleurs sénégalais, mes frères noirs?/ à la main chaude sous la glace et la mort / Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ? / Je ne laisserai pas des pauvres aux poches vides sans honneur. / Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France. »

  • 6.

    http://www.survival-international.org

  • 7.

    Le Pèlerin, no 5587, 29 décembre 1989, p. 23.

  • 8.

    Sur ce thème voir le beau livre d’Isabelle Saint-Martin, Voir, savoir, croire. Catéchismes et pédagogie par l’image au xixe siècle, Paris, Honoré Champion, 2003.

  • 9.

    Sébastien Darsy, le Temps de l’antipub, Arles, Actes Sud, 2005, p. 193.

  • 10.

    Ibid., p. 225.

  • 11.

    Libération, 6-7 décembre 2003, p. 25.

  • 12.

    Ibid.

  • 13.

    La Sdrm qui gère les droits d’auteur sur les supports cinématographiques a poursuivi le producteur d’un film dans lequel un acteur sifflotait l’Internationale durant sept secondes. Les droits ne tomberont dans le domaine public qu’en 2014 : son auteur, Pierre Degeyter, membre du Parti ouvrier français, l’avait composé en 1888 et était mort dans la misère en 1932. Voir Le Monde, 9 avril 2005, p. 1.

  • 14.

    La Croix, 2 septembre 1998.

  • 15.

    La Vie, no 2410, 7 novembre 1991, p. 10.

  • 16.

    To Brand, c’est marquer une bête au fer rouge. Une marque commerciale se dit a Brand.

  • 17.

    Sciences et vie. Économie, décembre 1991.

  • 18.

    Psychologie, juin 1990 : « Publicité, une stratégie du désir », interview exclusive.

  • 19.

    Le Journal du dimanche, 13 novembre 2005, p. 36.

  • 20.

    Interview dans Le Monde, 10 mars 2005.

  • 21.

    « Violences de l’idéologie publicitaire », Le Monde diplomatique, août 1995, p. 21.