
Rester avec l’homme
Le plasticien Christian Boltanski et le cinéaste Rithy Panh se rejoignent dans leur approfondissement des traumatismes et des stigmates des génocides. Leur travail sur l’image nous invite à faire face à l’irruption de mémoires refoulées au sein de notre réalité ordonnée.
Lorsque deux artistes travaillent un même champ de préoccupations, il n’est pas rare qu’ils se rencontrent. Ainsi, Christian Boltanski et Rithy Panh, tous deux marqués par la mémoire des génocides du xxe siècle, se retrouvèrent-ils à dialoguer, en 2004, devant les élèves de l’école de cinéma, La Femis, pour un séminaire de réflexion intitulé Vivre après les génocides, et récemment par leurs œuvres.
En mars 2021, Christian Boltanski expose plusieurs installations à la galerie Marian Goodman sous le titre générique Après. L’une d’entre elles, composée pendant le premier confinement de 2020, est constituée de quatre grands panneaux sur lesquels sont projetées des images vidéo. Dans un premier temps, on est saisi par la beauté d’images lisses (en fait, des images publicitaires) qui, à être extraites de leur habitat naturel, le flux commercial, retrouvent la force que procure parfois la représentation de la nature dans sa splendeur : coucher de soleil exceptionnel, envol d’oiseaux, neige tombant sans discontinuer sur une forêt de sapins et biches broutant paisiblement. Mais le visiteur a tout juste eu le temps de s’interroger sur la beauté étrangement inquiétante de ces plans détournés de leur côté utilitaire qu’il est interpellé par d’autres images : elles sourdent de manière sporadique au sein même de ce qui n’est décidément plus un chromo. Apparaissent alors en surimpression ceux qui donnent son titre à l’œuvre, Les Disparus. Des victimes de la guerre d’Algérie, de celle du Vietnam, des différents massacres du xxe siècle, des êtres dont la situation effroyable nous apparaît de manière presque subliminale. Iconiques ou issues d’archives inconnues, ces images nous assaillent d’autant plus qu’elles surgissent du cœur de la somptuosité sereine de la nature et ne font que palpiter avant de disparaître, non sans altérer le retour à ces plans iréniques définitivement troublés par l’apparition de l’effroi.
Rithy Panh, de son côté, a réalisé un film qui a obtenu le prix du meilleur documentaire à la Berlinale en 2020, Irradiés. Au départ, Hiroshima, puis Nagazaki et la voix de commentaire de s’interroger : « Je ne connais pas le nom de la troisième ville mais elle viendra. » Lui-même rescapé du génocide khmer, Rithy Panh s’est tourné vers d’autres survivants pour son film, ceux que l’on nomme les hibakusha au Japon ; il évoque aussi Marceline Loridan-Ivens qui a survécu à Auschwitz, les massacres de Verdun, le nucléaire, le napalm et le Zyklon B, à travers des images d’archives qui sont parfois éprouvantes à regarder. Chairs suppliciées, instruments de torture à l’œuvre, corps décharnés charriés à la pelleteuse, les images restent quelques secondes, suffisamment pour que nous identifiions bien ce que nous voyons et, comme dans Les Disparus, sans exclure que la beauté aussi puisse dire la présence du mal. La position du cinéaste étant claire, il ne peut être accusé d’esthétisme quand un danseur butō, Bion, vient figurer les spectres qui hantent ces images de notre passé commun. C’est alors à faire face que Panh nous invite, comme y insiste Claire Marder, citée dans le commentaire de Christophe Bataille et Agnès Sénémaud : « Toi qui regardes, ne lutte pas. Ne retourne pas tout de suite au mouvement, à la vie, à la douceur qui t’attend. Reste avec l’homme. »
Comme le plasticien, le cinéaste travaille lui aussi la matière de l’image pour nous ramener à ce que nous ne savons plus voir.
C’est pour nous permettre de ne pas fuir devant la dureté de ce qui a été ou, comme la voix off le dit, nous souvenir que « le monde détruit n’est pas une idée » que, comme le plasticien, le cinéaste travaille lui aussi la matière de l’image pour nous ramener à ce que nous ne savons plus voir : ses plans sont subdivisés en trois parties. Non pour reproduire le réel et a fortiori le passé, mais plutôt pour le rendre à notre perception, alors que nous croyons avoir déjà vu mille fois ces images. Et comme un triptyque pourrait n’être qu’un effet géométrique dénué de toute émotion, ces plans structurés sont souvent traversés par des surimpressions évanescentes qui redonnent vie aux irradiés – et activent notre mémoire.
Chaque œuvre d’art est perçue différemment selon l’époque où se situe sa réception. Les disparus, les irradiés des massacres du xxe siècle re-filmés par Christian Boltanski et Rithy Panh nous parviennent comme un rappel de ces sacrifiés.