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Le Lambeau, de Philippe Lançon

juil./août 2018

#Divers

Gallimard, 2018, 512 p., 21€

Si Philippe Lançon, journaliste à Charlie Hebdo et à Libération et écrivain, est aujourd’hui en vie, il le doit à un livre et à la passion pour le jazz qu’il partageait avec Cabu: le 7 janvier 2015, peu avant 11h30, il s’apprête à quitter la conférence de rédaction de Charlie. Avant de sortir, il s’arrête près de Cabu pour lui montrer une photographie d’Elvin Jones, reproduite dans le livre Blue Note qu’il extrait de son sac. ­L’ouvrage à peine refermé, des bruits secs puis des cris se font entendre dans l’entrée, avant que deux hommes armés ne fassent violemment irruption dans la salle.

Dans les premiers chapitres du Lambeau, Philippe Lançon relate les bribes effroyables de l’attentat que sa mémoire n’a pas effacées, « plans fixes d’un film opaque et mystérieux ». Il dit « la solitude d’être vivant » et le chagrin de la fin brutale d’un monde de rires et de légèreté, dans lesquels l’a brusquement plongé la vision de ses compagnons morts.

Il raconte les quelque dix mois qu’il a ensuite passés à l’hôpital de la ­Salpêtrière, puis des Invalides. Dix mois d’un combat quotidien, « napoléonien », avec son corps souffrant, contre « la jacquerie des organes », rythmé par d’innombrables interventions chirurgicales, destinées à reconstruire sa mâchoire arrachée par les balles. « Les mots communiquent mal aux bien-portants un travail du corps qui les inquiète et auquel, pour la plupart, ils sont étrangers », souligne Philippe Lançon. Bien-portants, précise-t-il, qui louent, non sans ambiguïté, le stoïcisme et la pudeur de celui qui souffre en silence. Les chambres qu’il occupe successivement deviennent son « cocon », son « royaume », gardé par deux policiers qui se relaient jour et nuit à ses côtés: famille, amis et femmes aimées l’y visitent. Tous pourtant sont « marqués comme du bétail au fer rouge: le viol est collectif »: « à partir du 7janvier, écrit Philippe Lançon, ma vie ne m’a plus appartenu ». Il raconte l’hôpital, « son île » et « son jardin », les infirmières, soignants et médecins qui l’habitent et la relation d’affection et de dépendance qui s’est nouée avec eux au fil du temps : Marion aux yeux de chat, Annie la Castafiore, Brother Morphine, la Marquise des Langes, Hossein… Et surtout Chloé, « sa » chirurgienne: « Le 11janvier je n’étais pas Charlie, j’étais Chloé », écrit-il. C’est elle qui lui explique en mars que le temps est venu de quitter la ­Salpêtrière pour entamer son retour vers les vivants, de s’échapper de ce « nid accueillant » dans lequel il a su trouver la force de vivre et dans lequel – chose inhabituelle dans le service – tous, bouleversés par ce qui restait un événement national, étaient entrés, séduits par « sa tendresse et sa folie ».

Cet extraordinaire élan vital que traduit son inlassable curiosité pour les êtres et les choses qui l’entourent, Philippe Lançon l’a puisé dans la littérature – son souvenir résiste mieux, explique-t-il, à l’enfer traversé que celui de la vie –, la musique, la contemplation de la beauté et l’écriture. Il trouve dans l’une des lettres à Milena de Kafka son viatique : la violence qui l’a frappé et celle faite à son corps dans ce long processus de réparation ne s’effaceront jamais ; il lui faut « apprendre à vivre en recherchant le plus de douceurs possible ». Il arpente ainsi, tel un « enfant explorateur », les allées de la Pitié Salpêtrière jusqu’à ses ruelles les plus secrètes, puis celles de l’hôpital des Invalides. Bach, dont il dit qu’il lui a « sauvé la vie », a sur lui des effets aussi bénéfiques que la morphine. Il s’échappe aussi quelques heures, dès qu’il le peut, pour aller au musée Guimet qu’il affectionne ou découvrir avec Chloé, peu après son arrivée aux Invalides, l’exposition Vélasquez au Grand Palais: « La sensation de renaître date de cette visite-là. […] C’est à travers le corps de Pablo de Valladolid que j’ai, pour la première fois, senti non pas le souvenir, mais la présence d’un homme que j’avais été », écrit-il. Ce jour-là, remarque-t-il, la peinture, par « son élan physique vers la vie », surpassait la littérature. Enfin, Philippe Lançon raconte, dans l’un des plus admirables passages de son récit, comment, au lendemain du 11 janvier, la vision de la cervelle de son ami Bernard Maris, qui continuait de le hanter, s’est soudain métamorphosée en celle d’une anémone de mer ; et comment, de cette vision d’abord menaçante, est né son premier article, sa « prière aux morts » de Charlie, surgis de l’anémone, tels « des rois et des reines de cœur ». De cette fleur des mers, ­Philippe Lançon dit : « C’est en elle et par elle que j’ai recommencé à écrire. Peut-être a-t-elle été le dernier cadeau de Bernard Maris: une poche d’encre. »

À l’hôpital des Invalides, il retrouve ses « frères de sang » Fabrice et Simon, eux aussi rescapés de Charlie. Il y entame son lent retour vers la rive des vivants. La plupart de ceux qu’il y côtoie vivent, comme lui, tristes et solitaires, ce « tempsinterrompu » par quelques minutes d’horreur que la mémoire a pour partie effacées, mais qui ont brutalement envahi et bouleversé toute leur existence et fait disparaître le temps d’avant. Pour eux, la nostalgie n’est plus de mise. Un soir, pour la première fois depuis le 7 janvier, il va dîner chez des amis : ils étaient, se souvient-il, « derrière la vitre, dans l’autre vie. […] Je pénétrais dans cette jungle civilisée sans cheval comme un conquistador à l’armure fêlée ».

Le 13 novembre 2015, Philippe Lançon est à New York, où il est venu retrouver la femme qu’il aime. Fabrice l’appelle pour lui annoncer qu’un attentat est en train de se commettre au Bataclan : « À cet instant l’air gris sombre aux odeurs de poudre est descendu depuis le haut des gratte-ciel comme un nuage lourd empli de plomb froid. Il m’a enveloppé, décollé par l’effroi de tout ce qui m’environnait et qu’on appelle la vie; c’était de nouveau comme au réveil après l’attentat un décollement de conscience, et j’ai senti que tout recommençait ou plus exactement continuait. »

De sa confrontation avec la face la plus obscure de l’humanité dont il gardera à jamais la cicatrice, Philippe Lançon nous livre un récit ardent et profondément humain. Le Lambeau est un grand livre : il l’est par l’élégance de son style, sa poésie et aussi son humour. Mais surtout par les valeurs universelles qu’il nous donne à méditer. La relation de cette traversée de l’ombre à la clarté puis à la renaissance, entre tragédie, chagrin et espérance, transporte autant que la chaconne de la deuxième partita de Bach émut Philippe Lançon, le jour où l’un de ses amis violoniste vint la lui jouer à l’hôpital.

Bénédicte Chesnelong

 

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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