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Salle temporaire construite dans la salle des pas perdus du Palais de justice de Paris. Tiraden via Wikimédia
Salle temporaire construite dans la salle des pas perdus du Palais de justice de Paris. Tiraden via Wikimédia
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Un procès pour l’exemple

Justifier la force plutôt que fortifier la justice

En donnant une très large place au récit des victimes, le procès des attentats du 13 novembre a entraîné un déséquilibre entre les parties. La condamnation à perpétuité du seul survivant du commando, notamment, a pris la forme d’un exorcisme où l’accusé était sacrifié à la vengeance collective. L’État de droit n’en sort pas indemne.

Du 8 septembre 2021 au 29 juin 2022 s’est tenu à Paris, devant la cour d’assises spécialement composée, le procès de vingt personnes accusées d’avoir participé à la conception, préparation et/ou commission des attentats terroristes du vendredi 13 novembre 2015 au Stade de France et à Paris (sur les terrasses de plusieurs cafés de l’Est parisien et au Bataclan). Quatorze des accusés, âgés d’une trentaine d’années pour la plupart, ont comparu (dont trois libres sous contrôle judiciaire), les six autres sous le coup d’un mandat d’arrêt (cinq ayant été probablement tués dans la zone syro-irakienne lors de bombardements de la coalition internationale et le dernier étant détenu en Turquie) étant jugés en leur absence. Ce procès, filmé pour les Archives nationales, restera une première dans la vie judiciaire française tant par sa durée, le nombre de parties civiles (2 334) – qui dit, à lui seul, l’ampleur inédite de la catastrophe que furent ces attentats – que par la peine maximale, appliquée pour la première fois en matière terroriste, de réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une période de sûreté perpétuelle, prononcée contre le seul survivant du commando, Salah Abdeslam1. Selon le communiqué de ses avocats, celui-ci « s’est résigné » à cette peine, sans pour autant l’accepter, précisent-ils, même s’il a renoncé à faire appel, à l’instar de ses co-accusés.

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le monde a changé : découvrant avec sidération leur vulnérabilité et décrétant au lendemain de ceux-ci la « guerre » au terrorisme en adoptant le Patriot Act du 25 octobre 2001, les États-Unis ont légitimé un droit pénal d’exception. La nécessité d’une lutte globale contre un terrorisme devenu lui aussi global a favorisé, partout dans le monde, la propagation et la banalisation du tout-sécuritaire et une sur-pénalisation. Il n’est pas un attentat, en France, depuis le début du xxie siècle qui n’ait été suivi de nouvelles lois, toujours plus répressives et plus restrictives pour les libertés de tous. En 2010, Mireille Delmas-Marty fustigeait le « mythe d’une sécurité totale […] libéré par la guerre contre le terrorisme » et soulignait que « tout protéger, en tout temps et en tous lieux, est non seulement impossible techniquement mais marque aussi une rupture philosophique, contraire à l’idée même d’indétermination, donc de liberté individuelle, qui fonde le processus d’humanisation inscrit au cœur de l’État de droit2 ».

Que révèle le procès des attentats du 13-Novembre à cet égard ? Que dit-il de notre société face à l’imprévisibilité de la violence extrême et de la menace terroristes ? Que peut et que doit être, dans une démocratie, la justice face au terrorisme ?

Les victimes

Les plus de deux mille parties civiles (rescapés des attentats et proches des cent trente-deux personnes décédées lors ou à la suite de ceux-ci3), présentes ou représentées par près de trois cents avocats, ont occupé une place centrale pendant ce procès. Tout au long des débats, le président de la cour a choisi de les désigner sous le vocable de « victimes ». Ce parti pris sémantique ne doit rien au hasard. Les victimes du terrorisme4 ne sont pas des victimes ordinaires. À travers elles, c’est l’État que souhaitent déstabiliser les terroristes en semant la peur. Le terrorisme est « un échec », a rappelé le ministère public, pour lequel il était impérieux de « rendre leur singularité aux victimes ». Des sommes considérables ont ainsi été consacrées à la logistique de ce procès, hautement sécurisé, très médiatisé et suivi chaque jour par un certain nombre de parties civiles présentes à l’audience5. Le coût de la salle d’audience de cinq cent cinquante places (7, 5 millions d’euros), équipée d’une régie et d’écrans de retransmission, édifiée au sein du palais de justice de l’île de la Cité et les 47 millions d’euros versés au titre de l’aide juridictionnelle (automatique en matière terroriste, quels que soient les revenus des justiciables) aux trois cents avocats des parties civiles suscitent néanmoins de légitimes questionnements, lorsque la justice française, au quotidien, dispose de très modestes moyens6.

Comme pour mieux marquer le caractère sacré de la présence des parties civiles et de leur récit, leur temps, leur mode de prise de parole et leurs réactions au cours des débats n’ont jamais été restreints d’aucune façon. « Les mots comblent une béance et font taire le silence – celui de la peur, peur de la peste, mais aussi celui de l’angoisse, plus diffuse, arrimée à nul objet particulier sinon la vulnérabilité essentielle d’un être qui se sait mortel7 », explique l’historien Johann Chapoutot. L’auditoire gardera en mémoire les paroles déchirantes, souvent très intimes, que, pendant plus de trois mois, près de quatre cents parties civiles sont venues prononcer à la barre pour dire l’effroi et la douleur, les souvenirs épars d’une nuit d’horreur, leurs vies bouleversées, le chagrin, les souffrances physiques et/ou psychiques qu’elles ont endurées ce vendredi noir et pendant les mois et les années qui ont suivi. Près de deux cents de leurs avocats ont ensuite pris la parole pour le redire, certains se livrant, chose inédite dans une enceinte judiciaire, à des « plaidoiries mémorielles » en hommage aux morts. Ces jours-là, la grande salle aux bancs de bois blond où elles se tenaient, réunies en une communauté soudée par le malheur partagé, prenait des allures de sanctuaire et l’on aurait presque oublié que se jouait là le sort pénal de quatorze hommes.

Cette étape du procès a été, sans surprise, suivie par un très grand nombre de médias, dont l’intérêt de beaucoup s’est émoussé par la suite, si l’on excepte les interrogatoires de Salah Abdeslam. Que fallait-il publier ? D’aucuns ont dit leur malaise de devoir se livrer à une sélection parmi les dépositions8. Certaines étaient spontanées, d’autres lues après avoir été écrites : pour les uns, par crainte, peut-on penser, d’être, à la barre, submergés par l’émotion ; pour d’autres, avec l’intention de trouver les mots justes et les formules qui frappent les esprits. Beaucoup ont dit leur souhait d’entendre les accusés s’expliquer sur les faits et leur volonté de ne pas céder à la haine.

« L’intimité dévoilée par le témoin est au cœur de notre société et du fonctionnement des médias9 », rappelle Annette Wieviorka. Médias dont les associations de victimes ont une parfaite maîtrise et qu’elles veillent à alimenter. À l’issue des dépositions des parties civiles, le représentant de l’une des associations a insisté, malgré les réticences du président de la cour à cet égard, pour que soient diffusés des images de la salle du Bataclan après l’arrivée des secours et un bref extrait de la bande-son captée pendant l’assaut des terroristes, afin que l’auditoire aille jusqu’au bout de l’enfer vécu par les victimes ce soir-là… Concernant les accusés, que celui qui réclamait cette diffusion espérait ébranler, c’était oublier que la « formation » d’un djihadiste consiste notamment à se nourrir d’images de violence, pour faire ensuite de son corps une arme de destruction massive de civils innocents, mais aussi en l’apprentissage de la médiatisation de la mort pour fédérer de nouveaux soutiens et semer la peur. Le jour de cette diffusion, qui était loin de faire l’unanimité, la salle d’audience était comble et nombre de rescapés présents étaient secoués par d’irrépressibles sanglots. Les rituels judiciaires, explique David Garland, sont, en matière pénale, « des cérémonies qui en manipulant l’émotion suscitent un engagement très particulier de la part des participants et du public ; ils accomplissent ainsi une forme d’éducation sentimentale10 ».

Si la qualité de parties au procès pénal des plaignants et ce qu’elle confère comme droits n’ont pas à être mis en cause, le pouvoir cathartique que d’aucuns prêtent au procès pénal, la place et l’espace de parole de plus en plus grands qu’on leur réserve pour cette raison lors des audiences, comme ce fut ici le cas dans des conditions extraordinaires et inédites jusqu’alors, entraînent un déséquilibre préoccupant entre les parties à la procédure, qui s’en trouve inévitablement malmenée – la présomption d’innocence profitant à l’accusé souvent mise à mal et la charge de la preuve incombant au parquet trop souvent négligée –, et obligent à s’interroger sur les réels ressorts de cette orientation.

Témoigner de l’expérience de la violence et de la proximité avec la mort, comme d’aucuns l’ont fait durant le procès, est certes nécessaire. Dans le beau livre qu’il a récemment consacré à Victor Klemperer, Georges Didi-Huberman rappelle que témoigner c’est « mettre au jour, dignement, une certaine vérité des émotions, sans narcissisme sentimentaliste11 » et vouloir partager cette émotion pour renouer le lien avec autrui. Pour autant, le procès pénal n’est pas destiné à réparer les blessures psychiques des parties civiles, à leur permettre de rendre hommage à leurs proches qui sont morts ou à « faire leur deuil ». Les cours d’assises ne sont ni des cabinets de psychothérapeutes, ni des lieux de culte. Comme le soulignait Robert Badinter, « la justice pénale n’a pas pour mission d’être une thérapie de la souffrance des victimes. Elle a une fonction répressive, dissuasive et expressive, car elle exprime les valeurs de la société. Mais elle ne saurait avoir une finalité thérapeutique12 ». Le temps de la reconstruction post-traumatique et le temps du deuil sont propres à chacun et ne peuvent épouser le temps de la procédure.

Les réseaux sociaux et l’usage que beaucoup en font aujourd’hui en y racontant leurs heurs et malheurs les plus intimes ont achevé de brouiller la séparation entre vie publique et vie privée. Dans cette grande confusion, il est illusoire, sinon dangereux, de prêter au procès pénal des fonctions et vertus qu’il n’a pas, même s’il constitue une étape dans la vie de toutes les parties à la procédure, qu’il s’agisse des victimes ou des accusés. Selon le psychiatre et anthropologue Richard Rechtman : « Laisser croire que la scène judiciaire peut avoir des vertus restauratrices pour les victimes est un leurre. Le procès n’est pas une cérémonie d’obsèques. Le statut de victime survendu par les médias enferme plus qu’il ne libère et soulage. Reconstruire l’intime fracturé ne peut se réaliser en public13. »

Accusés ou ennemis ?

« L’enfer est vide, les démons sont ici. » En citant Shakespeare, pour introduire, le 8 juin 2022, leur grand récit de la conception, des préparatifs et de la réalisation des attentats, les représentants du parquet national anti-terroriste (PNAT) donnaient le ton et entendaient sans doute, ce disant, justifier les peines d’une extrême sévérité qu’ils allaient requérir contre la plupart des accusés. Plus que la démonstration de la responsabilité pénale de chacun d’eux, comme la loi pénale le lui impose, c’est l’histoire captivante – parce que simplifiée – d’une expédition collective punitive menée par des « ennemis » de l’Occident qu’a livrée le ministère public, avec le dessein d’accréditer la thèse de la coaction de ses membres, de leur interchangeabilité et de la scène unique de crime. Abdeslam pouvait ainsi se voir imputer la tentative de meurtre sur les forces de l’ordre intervenues au Bataclan14, seule façon d’assortir la réclusion criminelle à perpétuité qu’il encourait d’une période de sûreté incompressible. Estimant que la radicalisation des accusés était à l’origine des actes qui leur étaient reprochés, mais persuadé de leurs impossibles déradicalisation et renonciation à la violence, le PNAT considérait que la prison, bien qu’étant « un accélérateur de radicalisation  », restait « la seule solution acceptable ».

Les cours d’assises ne sont pas les tribunes préférées du djihadisme, qui ne reconnaît pas les lois de la République comme siennes. Ce désaveu, lorsque certains décident de ne pas comparaître, va jusqu’à considérer l’assistance d’un avocat comme superflue. C’est l’option assez radicale qu’a choisie Salah Abdeslam pendant les presque six années qu’ont duré les informations ouvertes contre lui, tant en France qu’en Belgique. Quelques mois avant l’ouverture du procès de Paris, il désignait néanmoins pour sa défense Maître Olivia Ronen et Maître Martin Vettes. Placé à l’isolement total pendant sa détention provisoire en Belgique puis en France, ses déclarations fracassantes lors des premières audiences présageaient d’une faible coopération de sa part à la manifestation de la vérité. Il en alla différemment par la suite, même si son comportement d’une audience à l’autre se révéla très erratique. Son refus de répondre à certaines questions des avocats des parties civiles lui valut d’être traité de « lâche » par l’un des membres du PNAT, à l’émotivité d’évidence mal contenue. Certains de ses autres co-accusés optèrent pour le silence, voire la chaise vide, d’autres pour un dialogue plus ouvert avec la cour, le parquet et les avocats des parties civiles, même si parfois certains biaisèrent ou refusèrent eux aussi de répondre à certaines questions. Dix mois plus tard, un avocat de parties civiles leur fit le reproche de « n’avoir pas été à la hauteur de leur procès » ! Se taire est un droit ; des accusés en ont fait usage, plus ou moins, laissant des zones d’ombre et de mystère, comme il en subsiste dans tout procès.

Seul survivant des commandos du 13-Novembre, Salah Abdeslam a concentré toute l’attention et la volonté répressive du PNAT. Plus que les faits qui lui étaient directement et personnellement imputables, c’est sa dangerosité potentielle qui a déterminé la peine requise contre lui : invoquant les écrits de Voltaire sur le fanatisme, le PNAT a déclaré Salah Abdeslam « irrécupérable ». Dans son Dictionnaire philosophique (1764), Voltaire évoque le fanatisme et indique que lorsqu’« elle a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable ». Or c’est précisément sur ce « presque », gommé par le PNAT, que les docteurs Daniel Zagury et Bernard Ballivet, experts psychiatres, qui s’étaient entretenus avec Salah Abdeslam quelques mois plus tôt15, se sont longuement penchés, lors de leur passionnante déposition devant la cour d’assises le 14 avril 2022. « Entrevoir la complexité d’un phénomène criminel, c’est faire un premier pas dans la lutte contre sa propagation16 », indique le docteur Zagury. En expliquant que si Abdeslam ne présentait aucune pathologie psychique, ni dangerosité, contrôlait ses émotions et reconnaissait avoir adhéré à l’idéologie et au système totalitaires de l’État islamique, mais insistait sur le fait qu’il n’avait tué personne, il manifestait néanmoins « une oscillation permanente entre redevenir le jeune homme de Molenbeek ou rester le soldat de Dieu. […] Entre la protection de son humanité et la fidélité à ses convictions. […] Entre l’ouverture et l’endurcissement ». Tout en étant parfaitement « conscient des enjeux d’un effondrement dépressif » qu’était susceptible d’entraîner pour lui une « réhumanisation ». Et selon le docteur Zagury, « l’erreur serait de l’enfermer dans l’un ou l’autre de ses personnages ». Il soulignait aussi que le véritable « enjeu » de ce procès, dont la longueur exceptionnelle avait permis à Abdeslam de sortir de l’isolement dans lequel il avait été tenu depuis son arrestation, était d’entamer « ce long cheminement » pour réussir à « faire survivre sa personnalité antérieure  » qui « n’était pas totalement enfouie » ; ce qu’il montrait, en lâchant prise par instants, en se disant touché par la douleur des victimes, attaché à ses parents ou « affecté de voir son père dévasté » par ses agissements et en manifestant, à plusieurs reprises, le souhait de paraître humain. Comportement et propos inimaginables chez celui qui aurait parfait sa mutation psychique, abandonné son identité et sa singularité pour se soumettre servilement au groupe. Comme l’a fort justement expliqué Maître Olivia Ronen, « sortir de la radicalité, c’est comme apprendre à nager, quitter le bord trop tôt, c’est risquer de se noyer ».

L’exorcisme au péril de l’État de droit

Au nom de la raison d’État, de la protection de potentielles futures victimes, mais aussi d’un regrettable principe de précaution, le PNAT et la cour, s’agissant du principal accusé, âgé de 32 ans, non seulement ont fait peu de cas de la personnalité de celui-ci, des faits qui lui étaient personnellement et directement imputables et des conclusions des experts psychiatres à son sujet, mais, au regard de la gravité des attentats et du nombre de victimes, ont privilégié une conception sécuritaire de la peine. En se réclamant de Durkheim, pour lequel la peine est « un acte de vengeance, puisque c’est une expiation. Ce que nous vengeons, ce que le criminel expie, c’est l’outrage fait à la morale17 », le PNAT a souligné la dimension rétributive de la peine et soutenu la surprenante demande de l’un des avocats de nombreuses parties civiles, tendant à voir la cour prendre en compte, dans la motivation de sa décision pénale à venir, « la douleur qu’étaient venues déposer les victimes », désirant ainsi conférer à la sanction requise une fonction réparatrice plus à l’égard des victimes qu’à l’égard de la société. Paul Fauconnet, qui poursuivit en son temps les travaux engagés par Durkheim, expliquait que celui auquel on applique la peine est une « sorte de bouc émissaire sacrifié à l’égoïsme collectif18 ». Si la cour a nettement réduit les peines requises contre ses co-accusés, elle a offert Salah Abdeslam en sacrifice aux victimes19.

La cour a offert Salah Abdeslam en sacrifice aux victimes.

« Se proclamer du côté des victimes est toujours politiquement profitable. Qui serait contre ? Nous sommes dans une société d’émotion qui se veut compassionnelle. Rien ne mobilise plus l’émotion que le crime et la souffrance des victimes, décuplée par la médiatisation. Cela nourrit la pulsion de vengeance qui est au cœur de la réaction humaine en présence d’un crime atroce. Mais la justice ne peut se confondre avec la vengeance ni avec la compassion pour les victimes. C’est ce qui rend son exercice si difficile20 », expliquait Robert Badinter qui, lors de l’abolition de la peine de mort, avait bataillé pour que l’on ne remplace pas la peine capitale par la prison à vie. Qu’Henri Leclerc ait été le seul à prendre la plume pour dire la désespérance en l’humanité que signifiait la peine infligée à Salah Abdeslam en dit long sur l’affaissement de l’humanisme dans une société gagnée par la peur21. Dans sa remarquable plaidoirie pour Mohamed Bakkali, Maître Orly Rezlan a rappelé que « l’humanisme est un effort que l’on obtient en triomphant de soi-même  », à l’inverse de la haine qui est, elle, une « pente naturelle qui ne requiert pas d’effort ». Si la cour l’a entendue pour Bakkali et d’autres accusés, la condamnation à l’enfermement perpétuel de Salah Abdeslam a transformé le procès des attentats du 13-Novembre en « exorcisme », ainsi que Mireille Delmas-Marty qualifiait un procès où la neutralisation de l’accusé se substitue à sa punition. Et l’État de droit n’en sort pas indemne.

  • 1. Hormis Mohamed Abrini, pour lequel la cour s’est alignée sur les réquisitions du parquet (perpétuité assortie d’une période de sûreté de vingt-deux ans), ces dernières ont été légèrement adoucies pour cinq autres accusés : pour trois d’entre eux, trente ans de réclusion criminelle avec une période de sûreté des deux tiers et, pour deux autres, dix-huit ans avec une période de sûreté des deux tiers ; celles des sept autres s’échelonnent entre dix et quatre ans de réclusion criminelle et deux ans d’emprisonnement pour le seul accusé à l’encontre duquel la qualification d’infraction terroriste n’a finalement pas été retenue. Les absents, commanditaires et organisateurs des attentats, ont été condamnés, comme Abdeslam, à la réclusion criminelle incompressible.
  • 2. Mireille Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2010, p. 30.
  • 3. Les attentats ont causé la mort de cent trente personnes et deux rescapés se sont suicidés quelque temps plus tard.
  • 4. Les victimes directes d’attentats peuvent, depuis 1990, prétendre au statut de « victime civile de guerre ».
  • 5. Débats par ailleurs retransmis en temps réel sur une webradio à l’intention des parties civiles.
  • 6. Voir Henri Seckel, « Procès des attentats du 13-Novembre : le montant des frais d’avocats des parties civiles fait débat », Le Monde, 4 juin 2022.
  • 7. Johann Chapoutot, Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps, Paris, Presses universitaires de France, 2021, p. 19.
  • 8. Voir Soren Seelow, Henri Seckel et Pascale Robert-Diard, « Procès des attentats du 13-Novembre : que dire ? Qu’écrire ? Que montrer ? », Le Monde, 31 octobre 2021.
  • 9. Annette Wieviorka, L’Ère du témoin [1998], Paris, Pluriel, 2013, p. 177.
  • 10. David Garland, Punishment and Modern Society: A Study in Social Theory, Chicago, The University of Chicago Press, 1990, p. 67 [nous traduisons].
  • 11. Georges Didi-Huberman, Le Témoin jusqu’au bout. Une lecture de Victor Klemperer, Paris, Éditions de Minuit, 2022, p. 76.
  • 12. Entretien avec Robert Badinter, « Ne pas confondre justice et thérapie », Le Monde, 8 septembre 2007.
  • 13. Richard Rechtman, « Être victime : généalogie d’une condition clinique », L’Évolution psychiatrique, vol. 67, no 4, octobre-décembre 2002, p. 775-795.
  • 14. Le 13 novembre, Salah Abdeslam ne s’est pas rendu au Bataclan, puisqu’après avoir déposé ses passagers au Stade de France, il a abandonné sa voiture dans le 18e arrondissement et s’est dirigé vers Montrouge, où on est venu le chercher pour le ramener en Belgique.
  • 15. Ce n’est qu’en novembre 2021, soit après plusieurs vaines tentatives et après que le procès a débuté, que Salah Abdeslam a finalement accepté de s’entretenir avec les deux experts psychiatres commis par le magistrat instructeur.
  • 16. Voir Daniel Zagury, La Barbarie des hommes ordinaires, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018.
  • 17. Émile Durkheim, De la division du travail social [1893], introduction de Serge Paugam, Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 56.
  • 18. Paul Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie, Paris, Félix Alcan, 1920.
  • 19. Quelques jours après le verdict, la cour d’assises de Paris condamnait pour complicité de génocide et crime contre l’humanité, pour « n’avoir pas choisi la voie de la désobéissance », Laurent Bucyibaruta, le préfet de Gikongoro, sur le territoire duquel 124 000 Tutsi rwandais avaient été massacrés au printemps 1994, à vingt ans de réclusion criminelle. On prenait là mieux encore la mesure de l’incroyable sévérité de la condamnation d’Abdeslam.
  • 20. R. Badinter, « Ne pas confondre justice et thérapie », art. cité.
  • 21. Voir Henri Leclerc, « La perpétuité incompressible, désespérante et inhumaine », Libération, 4 juillet 2022.

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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