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Solidarités à l’école autour des familles sans papiers

Le 5 juillet dernier, plusieurs centaines de familles immigrées sans papiers se réunissaient sur le parvis de l’hôtel de ville de Paris puis convergeaient vers la préfecture de police en vue d’un dépôt collectif de demandes de titres de séjour. Ces familles repartiront toutes le jour même avec un récépissé de dépôt de demande les protégeant contre une éventuelle expulsion, en attendant l’examen à venir de leur dossier. Le succès de cette action collective marquait en fait le point d’orgue d’une mobilisation devenue toujours plus intense les semaines précédentes et remarquable à plusieurs titres.

Si les services de la préfecture de police de Paris acceptaient en effet ce jour-là l’examen de plus d’un millier de demandes de titres de séjour, c’est pour une bonne part sous la pression des membres des comités de soutien aux familles sans papiers venus en masse accompagner ces dernières. Or, à Paris comme dans de nombreuses villes françaises, ces comités présentent un visage largement original : bien au-delà des habituels circuits militants, ils sont en effet, pour l’essentiel, composés de parents d’élèves, de personnels des écoles, voire de voisins de quartiers, bref de « citoyens ordinaires » qui connaîtront pour beaucoup avec ces actions leur première expérience militante. Dix ans après le mouvement d’indignation suscité par la brutale expulsion des étrangers venus trouver refuge dans l’église Saint-Bernard, c’est en effet autour de l’école que la cause des sans-papiers a trouvé un nouveau souffle2.

Dès le mois d’octobre 2005, une première mobilisation s’organise autour d’enfants scolarisés en France et menacés d’expulsion à la suite d’arrêtés de reconduite à la frontière reçus par leurs parents. Cette mobilisation est à l’origine d’une première circulaire Sarkozy accordant un « sursis » aux familles expulsables jusqu’à la fin de l’année scolaire. L’approche de cette échéance et la découverte dans de très nombreuses écoles de la présence d’enfants menacés ont conduit au mouvement de grande ampleur qui s’empare de l’univers scolaire ce printemps. Comment cette mobilisation a-t-elle pris corps ? Le cas exemplaire de l’est parisien peut être ici retenu.

Une extension réticulaire

Tout commence autour de Jodelle, congolaise et brillante élève de terminale du lycée Voltaire (11e arrondissement) dont les notes s’effondrent brusquement au cours de l’hiver 2004. Lorsqu’elle découvre qu’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière explique cette situation – Jodelle est majeure –, toute la communauté éducative du lycée se mobilise et obtient finalement la régularisation de la lycéenne. Cette première mobilisation dans la capitale reçoit le soutien actif du Réseau éducation sans frontières (Resf) dont le rôle sera déterminant dans la suite du mouvement. Constitué publiquement au mois d’avril 2004 lors d’un rassemblement de représentants de syndicats d’enseignants et d’associations de parents d’élèves, bientôt rejoints par des organisations comme la Ligue des droits de l’homme, la Cimade ou le Mrap, Resf se donne pour objectif la régularisation de l’ensemble des jeunes scolarisés sans papiers3. L’année scolaire 2005-2006 marque cependant une rupture dans l’évolution des mobilisations que fédère Resf. Créé d’abord pour défendre des jeunes majeurs en situation irrégulière, et donc principalement structuré autour des enseignants des collèges et lycées, le réseau devient bientôt le point d’appui des parents d’élèves des écoles maternelles et élémentaires qui se constituent en comité de soutien aux enfants scolarisés dans ces établissements et appartenant à des familles sans papiers.

Après que la mobilisation autour de Jodelle a abouti à la naissance de Resf 75, le 5 mars 2005, autour d’une dizaine de parents d’élèves et d’enseignants, la mobilisation parisienne ressemble chaque jour davantage à un fleuve en crue. En permettant aux expériences locales accumulées de profiter aux comités de soutien qui commencent à se multiplier, Resf 75 contribue fortement à l’accroissement des mobilisations. Malgré les succès qu’il engrange, ce Réseau ne perd toutefois jamais sa dimension strictement horizontale : s’il bénéficie du soutien des collectifs institutionnels cités plus haut, Resf n’est assimilable à aucune figure politique ou médiatique, ni ne dispose d’aucun porte-parole immédiatement identifiable. Nul ne peut d’ailleurs affirmer « faire partie » ou « ne pas faire partie » de Resf : toute personne engagée localement dans la défense des enfants scolarisés de famille sans papiers participe de fait au cumul et à la répartition de l’expérience acquise de proche en proche.

Soit le cas d’un groupe scolaire du onzième arrondissement parisien, situé entre Belleville, creuset pour tous les migrants depuis la fin du xixe siècle, et les larges boulevards reliant Bastille à République. Un quartier de contrastes, où les inégalités sociales sont de plus en plus marquées, mais où l’école fait encore fonction, pour les plus jeunes, de lieu de socialisation et d’apprentissage de la diversité. Un premier comité de soutien se crée autour d’une famille malienne en difficulté du côté de l’avenue Parmentier. L’association des parents d’élèves de l’école maternelle voisine appuie par solidarité ce comité en faisant signer une pétition. C’est l’occasion pour une famille algérienne de cette seconde école de prendre contact avec ces parents élus pour faire savoir qu’elle connaît les mêmes difficultés que la famille malienne. La conversation s’engage, délicatement, car c’est la peur qui étreint le « sans-papiers », et l’on en vient aux faits. Les parents du petit camarade sont convoqués à la préfecture de police dont ils viennent de recevoir une longue lettre, avec cette phrase, en gras : « en conséquence, vous êtes invités à quitter le territoire dans un délai d’un mois à compter du… ». Un nouveau comité de soutien se crée. Il permet à de nouvelles familles de se faire connaître, et ainsi de suite. Certaines écoles se découvriront accueillir plus d’une dizaine d’enfants menacés d’expulsion.

L’apprentissage du militantisme

Il faut souvent agir vite, mais que faire, vers qui se tourner ? C’est l’école, lieu de toutes ces rencontres, qui devient et qui restera le point d’ancrage de la lutte. Les parents d’élèves élus contactés, les directeurs et les enseignants se passent le mot, et le filet se tisse autour de la famille menacée. Chacun tisse une maille : l’un rédige une pétition, tandis que l’autre écrit un tract pour informer les différents membres de la communauté éducative des actions qui s’annoncent. Pour la famille, c’est le moment le plus difficile : il faut à nouveau livrer ses secrets, raconter son histoire à des inconnus qui ne sont ni avocats ni militants associatifs… La première rencontre demande à celui qui s’est mis en position d’écoute, et qui va devenir le référent pour la famille, de mobiliser des ressources essentielles : parler, regarder, se faire comprendre, traduire et se faire traduire le jargon administratif, mais surtout, entendre, derrière les mots, la douleur et les blessures, de celui qui se trouve mis à nu. Quand les mots sont difficiles, d’autres maux sont là, ceux des enfants, liés à l’incertitude et à l’inquiétude – eczéma, asthme, troubles du sommeil – et aux conditions de logement précaires – saturnisme, malnutrition.

Ce sont donc bien des liens nouveaux qui se créent, pour et autour de ces enfants. Une nouvelle forme de solidarité se met en place. Pour ceux qui décident de mener le combat de la régularisation, il faut trouver des soutiens parmi les élus, faire venir les journalistes pour que parole soit donnée aux sans-voix, préparer les dossiers avec les juristes de la Cimade qui appuient Resf, solliciter le réexamen d’une situation administrative, se battre pour que le logement soit moins précaire et que l’école reste le point d’ancrage. Ce chemin est long et souvent semé d’embûches pour le parent d’élève ordinaire, rarement « outillé » pour faire face aux multiples difficultés liées aux aspects complexes de ces dossiers. Parfois, la chance sourit, en la personne d’un(e) ami(e) avocat(e), qui viendra prêter main-forte aux autres parents d’élèves. Rares sont les militants syndicaux, peu nombreux également les membres de partis politiques, mais la chaîne s’enrichit peu à peu des ressources apportées avec chaque maillon. Certains choisissent de parrainer une famille, lorsque le maire décide d’ouvrir la Maison commune et de marquer, par la symbolique forte d’une cérémonie de parrainages civils, le chemin vers la régularisation. Étonnantes assemblées où élus en écharpes, enfants turbulents et adultes français et étrangers fort émus donnent tous ensemble un témoignage manifeste de leur engagement citoyen. D’autres encore prennent leur plus belle plume et leur plus beau papier pour écrire une lettre de soutien à la famille Z, qui sera adressée au préfet. Certains enfin n’hésitent pas à tendre la sébile à la sortie des écoles, devant les supermarchés ou devant les bouches de métro pour financer les frais d’avocat si nécessaire, l’impression des affiches et, dans le meilleur des cas, participer au paiement des 580 euros par famille nécessaires à l’obtention du titre de séjour d’un an tant attendu.

L’impossible laisser-faire

L’ampleur de ce mouvement, le fait qu’il n’émane pas de militants professionnels, la sympathie qu’il suscite dans une partie de l’opinion sont autant d’éléments à l’origine de la deuxième circulaire émanant du ministère de l’Intérieur, celle dite du « 13 juin » qui ouvre cette fois la porte à la régularisation – dans une mesure qui reste à préciser – d’une partie de ces familles sans papiers dont les enfants sont scolarisés. C’est dans ce contexte que sont décidés les dépôts collectifs de demande de régularisation (plus de 1 000 à Paris, 115 pour le seul 11e arrondissement). Une nouvelle phase de la mobilisation s’engage : multiplication des permanences par quartier ou par micro-quartier, pour aider à la constitution des dossiers, et organisation d’un réseau de veille pour l’été.

Cette mobilisation, aussi massive et rapide qu’inattendue de personnes ordinaires, est décidément un trait remarquable de ce mouvement. Pour nombre de parents d’élèves – des mères en grande majorité –, l’engagement dans la constitution et l’animation d’un comité de soutien ne semble pas motivé prioritairement par des préoccupations politiques. Sous la diversité des raisons de s’engager qui ont pu être invoquées et dont la presse a livré de nombreux témoignages, se dégage le sentiment partagé d’un impossible laisser-faire. « Que dirons-nous à nos enfants si la chaise occupée par Fily, par Dialla, par Nadine, par Sarah ou par Emre est vide à la rentrée ? » : telle pourrait être en substance la question qui a fait basculer tant de parents dans l’action collective. La découverte de la fragilité et de la précarité de familles pourtant croisées quotidiennement à la sortie des classes, a de même provoqué de nombreux bouleversements, à la suite desquels se créeront souvent des liens d’amitié jusque-là improbables. L’interpellation éthique du visage de l’autre, chère à Levinas, se vérifiera d’autant plus dans ce mouvement que ce visage est ici celui d’un enfant.

Allez ! On est du côté des bons ! Et quel sursaut citoyen on a fait se lever. Tous ces gens contents et fiers de ce qu’ils font, heureux qu’on ne tente pas de leur voler ou de pervertir leur initiative, qu’on vienne juste les aider à monter leur comité, en respectant leurs façons de faire. Et ces femmes qui n’en croient pas leurs yeux de voir tant de gens autour d’elles. Les familles de sans-papiers ne seront plus jamais seules. On réhumanise le monde !

proclame, enthousiaste, Marie-Cécile, active du côté de la porte de Saint-Ouen, dans un mail collectif à destination de l’ensemble des comités de soutien. Le cortège mêlant indistinctement familles de sans-papiers et comités de soutien cheminant vers la préfecture de police aura offert l’image inoubliable de ce sentiment d’une humanité retrouvée.

  • 1.

    Anne et Damien de Blic sont chercheurs associés au groupe de sociologie politique et morale (Gspm, Cnrs/Ehess), parents d’élèves et membres du comité de soutien aux familles de l’école des 3 Bornes (Paris, 11e arrondissement).

  • 2.

    Pour une histoire longue des mobilisations autour des sans-papiers, voir Johanna Siméant, la Cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences-Po, 1998.

  • 3.

    Sur Resf, voir Anne Gintzburger, Écoliers, vos papiers. Chronique d’une mobilisation exceptionnelle, Paris, Flammarion, 2006.