
RIP : un ballon d’essai démocratique
L’opposition au référendum traduit bien souvent une croyance démesurée en la capacité et en la légitimité de la représentation parlementaire à décider des orientations de la nation. Voire, quand ces parlementaires constituent une majorité gouvernementale, une supériorité de la bureaucratie administrative.
En avril dernier, 248 parlementaires de presque tous bords – Pc, Lfi, Ps, Lr – déclenchaient une procédure de référendum d’initiative partagée (Rip). Il s’agissait de contester le projet de vente de la société Aéroports de Paris (Adp), décidé par le gouvernement via la loi Pacte. La procédure, inscrite à l’article 11 de la Constitution lors de sa révision en 2008, a été pour le moins cadenassée, illustrant bien des crispations sur la participation populaire aux institutions démocratiques. Ce n’est qu’après l’action d’un cinquième des parlementaires que peuvent être recueillis, dans les neuf mois qui suivent, les soutiens d’un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, soit 4, 7 millions de personnes. L’initiative est « partagée » mais réserve la préséance aux élus. Surtout, le nombre de soutiens à atteindre est gargantuesque, quand on sait qu’une simple pétition en ligne atteint rarement plus d’un million ou deux de signatures. Or il s’agit ici de confier nom, ville de résidence et numéro de passeport à un site internet du ministère de l’Intérieur, lequel fait l’objet de nombreuses critiques pour son impraticabilité. Une plainte à l’égard de l’administration a été formulée auprès du Conseil constitutionnel début septembre. Un peu plus de 760 000 soutiens auraient été recueillis à ce jour, alors qu’il ne reste déjà plus que six mois.
Une procédure dissuasive
Les textes prévoient encore deux freins supplémentaires. Premièrement, la proposition de référendum ne doit pas porter sur une loi adoptée durant l’année précédente. Le 9 mai dernier, le Conseil constitutionnel a fait sauter ce verrou grâce à une lecture littérale, puisque la loi Pacte permettant la vente avait été votée mais pas encore formellement promulguée par le président de la République. Ce que deux juristes renommés n’ont pas manqué de qualifier d’erreur juridique en convoquant « l’esprit même » de la Constitution, que violerait un appel au peuple pour contrer la loi votée[1]. Le deuxième obstacle est moins formel : une fois les soutiens recueillis, la proposition de référendum tombera à l’eau si les deux chambres du Parlement l’examinent chacune, quoi qu’elles décident d’ailleurs à son égard.
On trouve là l’incarnation de cette démocratie à la fois représentative et directe qu’aménage la Constitution de 1958 et la neutralisation, dans les faits, de ses expressions les plus directes. Pour justifier cette neutralisation, l’argument fréquent est celui d’un conflit des souverainetés, celle des élus et celle du peuple, comme s’il s’agissait de deux entités distinctes qui s’opposaient au sein d’un jeu à somme nulle – l’augmentation de l’une menacerait l’autre. Ainsi, pour Édouard Philippe, qui travaille à ajouter quelques freins au Rip dans le projet de révision constitutionnelle, il « semble très dangereux d’opposer les souverainetés. Ce n’est pas sain quand la représentation parlementaire corrige ce qu’a voté le peuple, et inversement. Donc il faut s’assurer que le Rip reste un outil de démocratie directe et ne devienne pas un instrument de contestation du Parlement [2] ».
C’est formuler la question de manière bien abstraite. Plus simplement, il ne s’agit ici que d’activer une procédure très étroite sur un sujet précis, ce qui assurément ne fera pas perdre au Parlement tout pouvoir, ni ne fera du référendum la nouvelle règle démocratique. Sur ces sujets, la montée en abstraction, plus qu’elle n’affirme une position de principe, signale peut-être une méfiance envers le peuple[3] ou envers les contre-pouvoirs en général. On se rappelle des savants appels à la séparation des pouvoirs de la ministre de la Justice Nicole Belloubet en septembre 2018 puis du Premier ministre (déjà) en février 2019 pour contester la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Benalla, comme si, là encore, il existait deux pouvoirs qui jamais ne devaient se rencontrer au risque que l’un ne disparaisse.
Un enjeu majeur
L’activation d’une procédure si lourde pour la vente des parts d’une société de droit privé a pu surprendre, voire fonder les critiques à l’égard de l’initiative. Il faut pourtant souligner qu’Adp possède plusieurs aéroports ainsi que de vastes réserves foncières à construire dans toute l’Île-de-France. Ce genre de processus est courant à l’ère néolibérale : il s’agit pour l’État de transformer l’appareil construit au siècle précédent en soldant ses ramifications jugées les moins essentielles et en générant, supposément, de l’efficacité. L’État-providence devient l’État stratège, qui agit par l’intermédiaire de sociétés privées dont il possède des parts. Soit une manière plus légère, plus flexible, moins coûteuse d’agir sur les équilibres économiques. Mais la suite du processus est souvent l’abandon pur et simple. Or il s’agit bien ici d’une question de société majeure : les infrastructures de transport qui organisent le territoire et son ouverture au monde doivent-elles rester entre les mains de la collectivité ? Le Conseil constitutionnel a bien consacré le concept de service public national en 1986, évoquant une activité régalienne dont l’État ne pourrait se défausser ; sauf que le Conseil ne l’a jamais opposé aux nombreuses privatisations dont il a eu à connaître.
Les infrastructures de transport qui organisent le territoire doivent-elles rester entre les mains de la collectivité ?
Reste l’argument, classique, d’une voie référendaire manichéenne et simpliste, peu délibérative, voire paralysante par son tranchant difficilement réfutable[4]. Un sous-argument, qui s’applique bien ici, postule l’incapacité du peuple à décider d’une question aussi complexe, presque gestionnaire, que la vente de parts d’une société anonyme. Avec ce qu’elle suppose de calculs sur la rentabilité de l’investissement public, outre la seule conception du contrat d’une vente hors normes. Mais si l’on estime que le peuple n’est pas compétent pour trancher une telle question, le même raisonnement ne s’applique-t-il pas à l’Assemblée nationale ? L’opposition au référendum traduit bien souvent une croyance démesurée en la capacité et en la légitimité de la représentation parlementaire à décider des orientations de la nation. Voire, quand ces parlementaires constituent une majorité gouvernementale, une supériorité de la bureaucratie administrative.
Il faut peut-être regarder au-delà du seul résultat du référendum. Ce dernier ouvre à une pratique dynamique du pouvoir par la délibération qu’il génère dans l’espace public, par l’implication citoyenne qu’il peut provoquer, par la responsabilité devant laquelle il met le pouvoir politique. Débattre de la vente d’Adp, c’est questionner, au sens fort, les pratiques néolibérales.
Deux défis se précisent désormais. Il s’agira d’abord d’observer l’attitude du gouvernement et des parlementaires de la majorité face à cette procédure qui, même si les 4, 7 millions de soutiens sont réunis, pourrait être tout simplement effacée par l’examen de la vente dans l’une des chambres. Soit un déni qui ferait penser à une autre crispation majeure de la société française, l’adoption du traité de Lisbonne sur l’Union européenne après le clivage ouvert par la victoire du « non » au référendum de 2005. Que le président de la République envisage d’abandonner la vente sans néanmoins l’officialiser pour ne pas sembler atteindre la procédure référendaire est à cet égard significatif[5].
Le second défi repose sur les élus et partis de l’« ancien monde », discrédités et anémiés, qui utilisent ici de manière inédite un instrument constitutionnel. Seront-ils capables de s’entendre et de mobiliser ? Sauront-ils formuler suffisamment clairement l’enjeu du débat ? Un référendum d’initiative partagée permet en effet à des parlementaires de lancer et d’encourager une expérience de délibération collective autour d’un choix de société majeur. Or, jusqu’ici, le Rip n’a suscité qu’un engouement mesuré et peu de débat. Celles et ceux qui en sont à l’initiative restent bien inaudibles malgré quelques opérations de terrain. Voilà un risque bien plus dangereux pour la vitalité de la démocratie contemporaine française que celui d’un conflit supposé entre souverainetés.
[1] - Olivier Duhamel et Nicolas Molfessis, « Adp : Avec le Rip, le Conseil constitutionnel joue avec le feu », Le Monde, 14 mai 2019. La position inverse peut être défendue, en s’appuyant sur la lettre du texte, comme le proposent Paul Cassia et Patrick Weil, « Référendum sur Adp : le Conseil constitutionnel n’a commis ni faute juridique, ni faute politique », Le Monde, 16 mai 2019 ou Olivier Beaud, « Remarques sur le référendum d’initiative parlementaire et sur les arguments de ceux qui ont voulu en bloquer la procédure », JP blog, 23 mai 2019.
[2] - Manon Rescan et Olivier Faye, « Comment Édouard Philippe veut restreindre l’utilisation du référendum d’initiative partagée », Le Monde, 22 mai 2019.
[3] - Voir, par exemple, O. Duhamel et N. Molfessis, « Adp… », art. cité, évoquant le danger qu’il y a à permettre au peuple de se prononcer sur un sujet que le Parlement a abordé, revenant à jouer avec « un feu qui brûle déjà depuis plusieurs mois sur les ronds-points et dans les rues ».
[4] - Voir, par exemple, Élie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin, « Le référendum, un instrument défectueux », Le Débat, 2017/1, p. 137-140.
[5] - Le Canard enchaîné, 26 juin 2019.