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Portrait de Madeleine (1800) - Marie-Guillemine Benoist
Portrait de Madeleine (1800) - Marie-Guillemine Benoist
Dans le même numéro

L’école au musée : le Modèle noir pour exemple

Le Modèle noir est une réalisation exemplaire de la transmission de l’histoire de l’art par la médiation du savoir et la liberté créatrice. Les élèves décentrent les convenances artistiques pour relativiser la prétendue essence du Noir.

L’exposition Le Modèle noir de Géricault à Matisse qui s’est tenue au printemps 2019 au musée d’Orsay a ouvert un nouvel horizon à l’histoire de l’art, un horizon politique et esthétique encore peu exploré, à tout le moins en France. Cet événement qui a montré la part commune de l’histoire de France et de l’histoire des populations noires a connu un succès public et critique ; il a aussi fait la démonstration, par et autour de l’Olympia de Manet, que la modernité picturale devait désormais être articulée à cette solidarité d’expérience esthétique. Cette nouvelle ère, où l’histoire de l’art accepte que son questionnaire s’ajourne à chaque génération sans rien céder à son ambition de faire des formes artistiques la source première de l’histoire, avait été anticipée par les équipes du musée, qui, dans les premiers temps de la conception de ­l’exposition, avaient proposé à des enseignants du secondaire de ­s’associer à ce parcours à travers l’art du xixe siècle à partir des modèles noirs qui ­l’habitent. Ce projet a donné lieu à l’exposition Le Modèle noir d’Achille à Zinèbe, pendant éducatif du Modèle noir de Géricault à Matisse, qui s’est tenue en parallèle au quatrième étage du musée.

D’Achille à Zinèbe

Un partenariat entre le ministère de l’Éducation nationale et le musée d’Orsay, et plus concrètement encore entre les inspecteurs d’arts plastiques des académies de Paris et de Créteil et le service éducatif du musée d’Orsay dirigé par Rosa Djaoud, a donné lieu à ce qui s’avère être l’un des aspects les plus surprenants et les plus émouvants de la première appropriation de l’exposition par un public de jeunes gens. Encadrés par leurs enseignants, un certain nombre de collégiens et de lycéens d’Île-de-France[1] se sont engagés dans une discussion artistique avec l’histoire et la peinture ou la sculpture, par la récupération et la projection de pièces anciennes qui furent au fondement de la création d’œuvres d’aujourd’hui. Ce faisant, les élèves ont montré leur inventivité mais également manifesté – non pas leur immodestie quoi qu’elle n’aurait pas été hors de propos – leur capacité à côtoyer et à se mesurer à des formes de représentations anciennes hyper-contextualisées, comme le Portrait de jeune femme noire, dit aussi désormais Portrait de Madeleine, de Marie-­Guillemine Benoist, ou le buste représentant une femme des Colonies par le sculpteur Charles Cordier.

Si l’on veut identifier la part éducative de ce projet artistique selon la répartition disciplinaire propre à l’école, la leçon fut certainement celle des arts plastiques, de l’histoire mais encore de l’éducation civique, car il n’a pas échappé à nos jeunes artistes que l’ambition du rassemblement thématique d’œuvres d’art figurant des personnages noirs était aussi d’ouvrir à des questions comme celle de la communauté dans la différence ou encore du rôle de l’image et de l’art dans la fabrique de l’appartenance à une société, en soi diverse, et depuis fort longtemps.

Le Modèle noir de Géricault à Matisse proposait aussi, incidemment, de rompre avec l’isolat propre aux beaux-arts, qui se traduit souvent par le confinement du chef-d’œuvre dans le giron du luxe, élitiste socialement et économiquement. Or on peut détacher ce dernier de sa valeur marchande (ce que fait normalement le musée puisque les œuvres qui y sont conservées, du fait de leur inaliénabilité, n’ont littéralement plus de prix), mais aussi de son inaccessibilité due à sa rareté, voire son unicité – ce que fait aussi le musée puisque, les objets appartenant à une collection nationale, elles sont le bien de tout un chacun, dont le soin et l’intelligibilité sont délégués à un professionnel : le conservateur. Médiateur et gardien de l’objet précieux, ce dernier travaille au service du public, de tous les publics.

Le conservateur, médiateur et gardien de l’objet précieux, travaille au service de tous les publics.

Ainsi, les deux expositions ont contribué à rendre plus accessible l’expérience esthétique, encore trop souvent réservée à des groupes sociaux qui ont construit une familiarité avec le musée. La proximité et la fréquentation ancienne et renouvelée des institutions muséales leur ôtent en effet, aux yeux de leurs usagers les plus fidèles, leur caractère impressionnant, et elles deviennent des lieux familiers comme la piscine ou le cinéma de quartier. Mais pour de jeunes publics dont les histoires familiales, quelles qu’elles soient, ne les ont pas conduits du tout à se rendre au musée, le goût pour ces palais de chefs-d’œuvre – des édifices imposants contenant des objets auréolés d’une préciosité inestimable – ne peut se développer, me semble-t-il, que dans un double mouvement : la médiation du discours contextualisant et l’imitation du geste créateur. Surtout lorsqu’il s’agit d’initier la jeunesse à la contemplation suspensive et au plaisir de la démarche historique, deux sensations au fondement de l’entreprise d’histoire de l’art.

Le geste et le discours

Le Modèle noir d’Achille à Zinèbe est une réalisation exemplaire de cette transmission de savoirs fondamentaux pour les citoyens de demain, qui n’économise ni l’exigence de savoirs théoriques, à la fois historiques et contemporains, ni les ressources des beaux-arts dans l’exploration de savoirs sensibles. Les élèves se sont ainsi confrontés à la question de l’identité, de l’exclusion, du racisme, de la relativité de la norme et de la beauté, de la visibilité…, et ils se sont manifestement pris au jeu des matériaux et de leurs capacités à créer de la réflexivité. Ainsi, la pigmentation de ces nombreux modèles noirs d’aujourd’hui passe, dans la continuité de la Danseuse créole de Matisse (1950, musée Matisse de Nice), par un florilège de couleurs improbables (c’est le cas de Vert et fier de l’être d’Emmie) mais aussi du portrait de Mandela, modèle à bien des titres, de Manuela-Jolie D., OMG (Oh my God!) ou encore par les carnations exceptionnelles à l’instar de celle de Grace (et noire et blanche sans pour autant être métissée). Commentant la série de portraits aux teintes diverses qui font Metamorphing, l’œuvre qu’elle a réalisée avec Andionaina, celle-ci écrit sur le cartel : « Je suis Grace. Ni noire, ni blanche, albinos en réalité. Comment me reconnaître dans un modèle noir? Ou blanc? » De même, trois collégiens, dans une dynamique propre à Man Ray et dans une relecture de la modèle Laure (la servante noire d’Olympia), se sont aventurés dans un montage et une permutation des visages que n’aurait pas dédit l’auteur de Peaux noires, Masques blancs, Frantz Fanon. Jad, Ilyess et André-Philippe expliquent ainsi leur œuvre Confrontation : « Nous nous sommes basés sur le modèle noir peint par Manet et l’avons associé au visage de la Vénus de Milo. Nous avons également associé un mannequin, représentation standardisée du corps, avec une figure traditionnelle africaine sous la forme d’un masque. » Dans cette pièce originale, la confrontation des objets et de leurs cultures respectives milite pour un ébranlement des systèmes de catégorisation hiérarchique propre à l’histoire de l’art, comme l’avaient fait les artistes Picasso ou Braque au début du xxe siècle. Les élèves rejouent une forme de décentrement des convenances artistiques et de décloisonnement des catégories d’objets pour chambouler les identités fixistes, pour relativiser la réalité ou la prétendue essence du Noir.

L’émulation et l’actualisation

Il est impossible – malheureusement – de mentionner toutes les pièces (plus d’une trentaine) ; pourtant, chacune relève le défi de l’appropriation d’une des œuvres exposées dans Le Modèle noir de Géricault à Matisse et s’engage dans la fabrique d’un objet inédit dont l’intention artistique, tant sur le fond que dans la forme, est explicitée sur un cartel correspondant. Cette double contrainte est la grande réussite de l’exposition car elle donne à voir, non seulement un public amateur et connaisseur de l’art (ces jeunes gens s’inscrivent d’abord en réaction à l’offre de Benoist, Géricault, ­Chassériau, Manet ou Matisse…), mais aussi des plasticiens dont l’intervention manuelle est accompagnée d’une réflexion sur le motif argumentaire et stylistique de la création, si bien qu’ils cumulent les différentes qualités de l’amateur averti : un praticien capable ­d’interpréter l’œuvre d’art autant dans sa prouesse formelle que dans son projet intellectuel. Les collégiens et les lycéens ont profité de l’émulation des versions de leurs illustres prédécesseurs et ils ont su intervenir en artistes, depuis aujourd’hui, en conscience des ressources de l’art photo­graphique, pictural, graphique, couturier… faisant de leurs objets des intercesseurs de sensations nouvelles ou de situations douloureuses et/ou incohérentes. L’usage du ready-made à la Duchamp pour faire une carte d’identité universelle (Cassandra) est, en ce sens, remarquable, par l’économie des moyens alliée à la force de l’idée, tandis que la recontextualisation dans l’iconographie banania du titre du célèbre article d’Émile Zola dans ­l’affaire Dreyfus, J’accuse (Hanna), est en soi une leçon d’histoire politique de l’art.

Le musée d’Orsay a ainsi œuvré à la diversification et à l’élargissement de ses publics d’une manière différente de celle retenue par le musée du Louvre qui, il y a un an, servait de décor au clip de Beyoncé et Jay-Z. On ignore quelle sera la recette de l’une et de l’autre initiative mais il est à parier que, si le projet d’Orsay est plus coûteux en termes d’investissement humain, la confiance de celui-ci dans l’invention et le travail des élèves sera plus durable et peut-être aussi moins superficielle que le coup retentissant du Louvre qui misa alors sur l’association de stars américaines.

Au musée d’Orsay, l’histoire et les beaux-arts ne se confondent pas avec les paillettes et n’écrasent pas la jeunesse, qui est l’adresse principale, la destinataire et l’interprète précieuse qui ne peut se tromper dans sa reprise et son appropriation de l’art. Car à la connaissance s’ajoute la liberté de créer. L’exposition audacieuse par un grand musée parisien de ce rebond du savoir dans le faire s’est avérée l’une des plus grandes réussites du Modèle noir de Géricault à… Zinèbe.

 

[1] - Il s’agit des collèges Jacques Decour, César Franck et Guillaume Apollinaire et des lycées Colbert et Charlemagne à Paris ; du collège Arthur Rimbaud à Nemours et Dulcie September à Arcueil ; et du lycée Eugène Delacroix à Drancy.

Marie-Guillemine Benoist, Portrait de Madeleine (1800) © Musée du Louvre, Département des peintures

Marie-Guillemine Benoist, Portrait de Madeleine (1800)

© Musée du Louvre, Département des peintures

Jad A. Illyes B. et André-Philippe E., Confrontation Collège Apollinaire, Académie de Paris

Jad A. Illyes B. et André-Philippe E., Confrontation

Collège Apollinaire, Académie de Paris

Manuela-Jolie D., Oh my God! Collège Rimbaud de Nemours, Académie de Créteil

Manuela-Jolie D., Oh my God!

Collège Rimbaud de Nemours, Académie de Créteil

Henri Matisse, Danseuse créole (1950) © Musée Matisse, Nice

Henri Matisse, Danseuse créole (1950)

© Musée Matisse, Nice

Hanna D., J’accuse Lycée Charlemagne, Académie de Paris

Hanna D., J’accuse

Lycée Charlemagne, Académie de Paris

Pasqualina F., Danseuse africaine Lycée Delacroix de Drancy, Académie de Créteil

Pasqualina F., Danseuse africaine

Lycée Delacroix de Drancy, Académie de Créteil

Anne Lafont

Historienne de l'art et directrice d’études à l’EHESS, elle est l'auteure de L'art et la race. L'Africain (tout) contre l'œil des Lumières (Les presses du réel, 2019) et a contribué à l'exposition Le Modèle Noir de Géricault à Matisse (musée d'Orsay, 2019). Elle s'intéresse également à l'art contemporain africain du continent et de la diaspora.…

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Le dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon et Isabelle de Mecquenem, remet le sens de l’école sur le métier. Il souligne les paradoxes de « l’école de la confiance », rappelle l’universalité de l’aventure du sens, insiste sur la mutation numérique, les images et les génocides comme nouveaux objets d’apprentissage, et donne la parole aux enseignants. À lire aussi dans ce numéro : un inédit de Paul Ricœur sur la fin du théologico-politique, un article sur les restes humains en archéologie et un plaidoyer pour une histoire universaliste.