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Dans le même numéro

Cuba en l’absence de Fidel

novembre 2006

La « délégation temporaire » du pouvoir aux mains de Raúl Castro le 31 juillet dernier a relancé les spéculations : le régime pourra-t-il durer, si son leader historique venait à disparaître ?

À l’instar des « kremlinologues », les uns ont établi les bulletins de santé de Fidel Castro à partir de la couleur de ses pyjamas (passée du bleu au rouge), et les autres ont mis à jour les lignes de division au sein de l’élite en faisant remarquer que Raúl Castro portait un gilet pare-balles lorsqu’il a prononcé un discours devant ses plus fidèles officiers, à l’occasion du 45e anniversaire de la création des Forces armées révolutionnaires.

Depuis une quinzaine d’années, la réflexion universitaire est, quant à elle, engagée pour l’essentiel autour de deux concepts, appliqués de façon aussi creuse qu’obstinée au cas cubain. Le raisonnement en termes de « transition » associe de façon confuse des transformations politiques, sociales, économiques et culturelles hétérogènes – la réimplantation partielle d’un secteur de l’économie régi par la loi de l’offre et de la demande, la mise en avant de la rhétorique nationaliste au détriment des références marxiste-léninistes, le renouvellement des élites, les modes d’influence des modèles de consommation occidentaux, etc. – à une tentative de redéfinition de la nature du régime cubain. Du totalitarisme, celui-ci serait passé pour certains à « l’autoritarisme », pour d’autres au « sultanisme » ou encore au « post-totalitarisme charismatique précoce ». L’utilisation du concept de « société civile » permet, pour sa part, de situer sur un même plan, en leur donnant une visée politique contestataire, tous les acteurs dont les pratiques se situent hors des modes d’organisation et de la matrice idéologique de l’État – « dissidents », artistes désaffiliés, trafiquants en tout genre, « honnêtes gens » las de s’ingénier à contourner les interdits du « système », etc.

Il est vraisemblable que les élites du Parti communiste et de l’Armée ont tout intérêt à se serrer prudemment les coudes, puisqu’elles risqueraient d’être les premières à faire les frais d’un affrontement interne, qui donnerait prise à un retour du sens du possible. En revanche, si l’on considère la question des modes d’organisation de l’autorité en regardant de plus près la société qui les sous-tend, cette dernière n’apparaît pas en mesure de provoquer un changement politique, ni même disposée à le faire.

Le fonctionnement social du régime

Revenons donc à la description du fonctionnement social et au langage de la rue, pris entre la rhétorique officielle du régime et la nécessité de se faire entendre à demi-mot. Le salaire moyen, qui n’atteint pas 8 dollars par mois, ne permet pas d’assurer les besoins des personnes en complément des services offerts par l’État, alors que l’introduction croissante de produits occidentaux a donné libre cours à des désirs de consommation immédiate. Dans le même temps, toute l’organisation interne des entreprises s’effectue autour du vol, alors que les Cubains luttent et inventent pour parvenir à joindre les deux bouts1, en se livrant à des petits trafics souvent bénins, mais illégaux. Dans le voisinage ou l’entreprise, les entorses à la légalité socialiste s’inscrivent dans un système d’arrangements mutuels, et la marge est la norme. Mais l’équilibre atteint n’empêche pas l’activité discrète des délateurs anonymes, alors que les autorités ont fait de l’administration du pouvoir par l’arbitraire leur règle : les délits ne sont sanctionnés que lorsqu’elles le jugent utile. L’incertitude est par conséquent la dimension centrale de la lutte, et les lutteurs tentent constamment de se laver. On surveille son langage, on paye sa cotisation aux diverses organisations de masses2, on se rend de temps à autre à une « manifestation populaire »… Se laver peut impliquer le fait de travailler de façon fictive3, de reprendre des études4 ou d’effectuer son service militaire. Ceux qui sur-satisfont espèrent jouir de la sorte d’une certaine tranquillité ou obtenir des faveurs administratives, voire un poste avantageux, à moins que leur position politique ne leur ait déjà donné accès à un statut professionnel leur permettant de détourner des ressources importantes, qu’il faut protéger des envieux.

Les motifs des uns et des autres sont différents – maintenir les apparences, ne pas s’exposer à la « loi de dangerosité5 », atténuer l’explote au cas où un délit serait soudainement sanctionné, gravir les échelons de la société – mais ensemble, ces opérations perpétuent tout à la fois les signes de l’existence de la « volonté révolutionnaire du peuple » et le fonctionnement social du régime. C’est à ce cercle vicieux que les Cubains semblent faire allusion en évoquant la combine de Fidel. Ils signalent le passage obligé par un dispositif institutionnel de production de « mérites » et de lavages. Les stratégies mises en œuvre en vue de se prémunir des sanctions sont constitutives de l’attractivité d’un modèle d’ascension sociale lui-même indissociable d’une situation de risque. Une conduite révolutionnaire « irréprochable » est la voie d’accès centrale à des statuts associés à des privilèges et à des possibilités d’arrangements très lucratifs. Les déplacements hors du territoire national (professionnels ou privés) sont réservés aux citoyens les plus loyaux envers le régime, et à l’exception de l’asile politique, des regroupements familiaux et des époux et épouses de ressortissants étrangers, les consulats des pays occidentaux ne délivrent de visas aux citoyens cubains que dans la mesure où, sur la base de leur intégration durable dans l’économie officielle et de l’absence d’antécédents pénaux rédhibitoires, ils ne présentent pas le profil d’immigrants potentiels. De telle sorte que jusqu’au moment de pouvoir sortir du territoire, il est nécessaire de feindre de ne pas y songer et de contribuer par là même à la perpétuation de la fiction révolutionnaire. Pourtant, près de 20 % des habitants ont quitté l’île depuis 1959, la « sortie » est l’objectif nourri par la majorité de la population, et la plus grande crainte du gouvernement américain en cas de changement brusque est un exode massif de Cubains sur les côtes de la Floride.

L’imaginaire de l’intrigue

Toute opposition politique est perçue comme un geste à la fois vain et irresponsable, dès lors que chaque individu représente un soutien pour sa famille. L’adversité d’un monde ambiant où domine l’intrigue et où la quête de nourriture et de biens de première nécessité constitue la préoccupation centrale, a fait de la persévérance et de l’esprit de lutte le principal motif de valorisation personnelle et d’honneur social. La lutte a néanmoins relégué au second plan des valeurs morales comme la loyauté, le désintéressement et la fidélité à ses principes, alors que les thèmes de « l’homme nouveau » et de « la conscience révolutionnaire » sont depuis 48 ans au centre de la propagande castriste. L’individualisme et la petite envergure dans lesquels s’inscrit la lutte, tout autant que le cortège de doubles registres qu’elle implique, nourrissent de là un sentiment de culpabilité et une faible estime de soi.

S’ajoute à cela l’absence d’espace public, qui empêche non seulement l’émergence d’un projet alternatif, mais aussi la possibilité d’éprouver les critères du vrai. Comme la généralisation, l’étendue et la diversité des activités de lutte sont déconnectées du statut, des attributs et des marqueurs sociaux des individus et des groupes, et que l’expérience du quotidien confronte les individus à l’opacité, à la manipulation et à la convoitise, c’est le sens du réel, voire les plausibilités du monde sensible qui ont été ébranlés. Les uns et les autres se projettent dans un monde où « tout est possible » et rien ne peut être prévu dans la longue durée, aussi bien en ce qui concerne l’attitude du voisin qu’en ce qui concerne celle des autorités. L’univers révolutionnaire est perçu comme une épaisse forêt dans laquelle chacun se tient en embuscade et où les sens et la raison sont d’une importance secondaire pour discerner et comprendre tout ce qui se joue dans l’ombre.

Les rumeurs servent de médiation dans la recherche fébrile de motifs susceptibles d’orienter les actions individuelles, alimentant la paranoïa et les délires d’interprétation. De façon récurrente, des groupes préparent leurs embarcations, prêts à profiter de l’autorisation imminente de se lancer à la mer que Fidel devrait donner, décidé qu’il est à provoquer une crise migratoire. Dans le même registre, la Sûreté de l’État a dû déloger quelques centaines d’individus accourus aux abords de la Section des intérêts américains à La Havane au début du mois d’août 2004, pour bénéficier des visas que les Américains allaient délivrer à l’occasion de l’anniversaire de Fidel.

Les uns et les autres sont convaincus que l’espace social dans sa totalité est soumis à une surveillance permanente à laquelle rien ni personne ne saurait se soustraire. Les organes de surveillance seraient d’une efficacité diabolique, capables des manipulations les plus inimaginables, et les gens en qui on a le plus confiance seraient susceptibles d’y appartenir. Le faible écho rencontré par « les dissidents », mal connus de la population, s’explique aussi par le doute qu’ils lui inspirent et la crainte qu’ils ne soient en réalité des agents de la Sûreté de l’État.

La demande d’ordre

Aujourd’hui, la propagande castriste et l’endoctrinement sont fort éloignés de leur essor initial, et la perpétuelle entreprise de cohérence du régime se heurte à bien des impossibilités. Mais loin de menacer l’ordre castriste, cette incohérence chaotique et confuse constitue un recours supplémentaire. Lancé à divers égards dans une entreprise de confusion qui renforce la figure du leader, seul repère connu dans un univers qui ne fait plus sens, mais qui, simultanément, détruit toute alternative politique en même temps qu’elle menace la permanence de l’individu et l’éloigne de la politique, la propagande du régime demeure efficace. Les statistiques choisies dans la presse étrangère servent systématiquement à projeter l’image du chaos. Publié dans l’édition de Granma du 18 janvier 2005, l’article intitulé « Trois Latino-Américains sur quatre vivent dans des bidonvilles » livre les détails d’une étude de la Comisión Económica para América Latina (Cepal). Le 8 février, un journaliste explique qu’« un enfant meurt aux États-Unis toutes les trois heures des suites de blessures par balle, d’après un rapport du Fonds pour la défense de l’enfance, cité aujourd’hui par le journal La Prensa de Nueva York ».

La hantise du chaos s’est emparée progressivement de la société cubaine, renforçant encore davantage l’option de la « sortie », au détriment de la confrontation avec le pouvoir. L’insécurité du monde extérieur, l’appétit des secteurs durs de la communauté exilée, les rancœurs accumulées et sagement étouffées au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, font réapparaître le fantasme d’une dissolution du social. Face à la montée de la délinquance et à l’affaiblissement des repères hiérarchiques, sous l’effet de la lutte, les préjugés raciaux ressurgissent avec vigueur. Les quartiers à la plus forte densité de population – Centro Habana, Habana Vieja, Guanabacoa, Cerro, San Miguel del Padrón, Marianao… – et où la criminalité enregistrée est la plus forte, sont devenus dans l’imaginaire collectif des quartiers majoritairement noirs et populaires, alors qu’aucun quartier de la capitale n’est homogène. L’argument selon lequel les Noirs n’ont pas mis à profit les opportunités données à tous sans distinction par la Révolution libère un flot de blagues racistes et est pour certains la preuve réitérée de leur « infériorité raciale ».

L’histoire du xixe siècle et du début du xxe siècle est traversée par la peur des « complots noirs », d’une « guerre des races » et fait ressortir les inquiétudes autour de l’hétérogénéité des composantes de la nation. La faiblesse du sentiment national et la précarité des constructions imaginaires de la nation transparaissent dans les moments de crise et fondent aujourd’hui plus que jamais une demande d’ordre. Or on oublie souvent que si le projet castriste était un projet nationaliste orienté vers le progrès et l’éducation, sa matrice était l’ordre. La Révolution cubaine, sous l’inflexion de Fidel Castro, ne s’est pas simplement fixé comme but de mener à bien un projet de souveraineté nationale, de justice sociale, d’égalité et de redistribution. Elle a aussi répondu, et continue de répondre, à une glorification de l’unité, à la négation des divisions sociales et au refus des conflits.

  • 1.

    Les mots en italique sont des traductions d’expressions idiomatiques cubaines.

  • 2.

    Outre les comités de défense de la révolution et les syndicats (Central de Trabajadores de Cuba), les principales autres organisations sont la Federación de Estudiantes de la Enseñanza Media et la Federación de Estudiantes Universitarios, pour les étudiants, et la Federación de Mujeres Cubanas pour les femmes.

  • 3.

    Nombreux sont les emplois situés hors du secteur dollar (gardien, agent d’entretien…) qui se résument la plupart du temps aux deux signatures correspondant à l’horaire auquel commence la journée de travail et à celui auquel elle finit, ce qui permet de disposer de temps libre pour mener d’autres activités.

  • 4.

    Dans le cadre de la Bataille des idées ont été créés des « cours d’amélioration intégrale ». Ils offrent la possibilité aux « désaffectés » (sans emploi, mères inactives, délinquants repentis, etc.) de reprendre des études. Les étudiants perçoivent 160 pesos par mois (6 dollars environ).

  • 5.

    Cette loi permet d’incarcérer, d’interner dans des établissements « spéciaux » ou d’assigner à une quelconque « tâche de la Révolution » les individus qui du fait qu’ils ne travaillent pas représentent un « danger potentiel » pour la société.

BLOCH Vincent

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