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« Il y a de l'ordre et beaucoup de travail » : où va Raúl Castro ?

octobre 2007

Depuis la délégation « provisoire » du pouvoir aux mains de Raúl Castro, les dynamiques sociales qui assuraient déjà la perpétuation du régime cubain n’ont guère évolué. Livrée aux rumeurs et hantée par la perspective du chaos, la population de l’île s’est abandonnée au fantasme de l’ordre et ne perçoit que très confusément les enjeux d’une alternative politique. Plus que tout, les Cubains dans leur ensemble s’intéressent moins aux décisions prises au sommet de l’État qu’ils ne s’investissent dans les stratégies individuelles de « lutte ». Terme ambigu, la lucha désigne toutes les activités, mêlant le légal et l’illégal, qui permettent de « joindre les deux bouts », de maintenir une « combine » lucrative ou de « faire un coup ». En ligne de mire, l’espoir individuel, plus ou moins réalisable, de parvenir à quitter le territoire, l’emporte massivement sur toute recherche collective d’une solution politique.

Dans une telle situation, la moindre initiative de changement semble cantonnée aux hautes sphères du pouvoir, et les intentions de Raúl Castro font l’objet de toutes les spéculations, du moins dans la presse internationale. S’appuyant principalement sur les récits de certains de ses proches collaborateurs, aujourd’hui en exil, ou sur des documents divers, émanant de services secrets occidentaux, les uns décrivent un réformiste pragmatique, admirateur des réformes menées à bien par les dirigeants chinois et vietnamiens, tandis que les autres dressent le portrait d’un staliniste invétéré. De telles analyses reposent, quoi qu’il en soit, sur des déductions fragiles, attribuant à Raúl Castro des prédispositions tactiques, un comportement stratégique ou une vision idéologique à partir d’antécédents pris dans des contextes hétérogènes et à des époques différentes. À bien des égards, la configuration actuelle demeure d’ailleurs une énigme, tant l’opacité entoure à la fois l’incidence réelle de l’état de santé de Fidel Castro sur les prises de décision, et les discussions ou luttes entre factions dont le cercle du pouvoir est supposé être le théâtre. Comme l’action de Raúl Castro à la tête de l’État cubain ne s’est jusqu’à présent guère distinguée de la politique de son frère, le discours qu’il a prononcé le 26 juillet dernier à l’occasion de la fête nationale était susceptible de donner des indications plus claires.

L’unanimité prévaut

D’emblée, ce discours s’est inscrit dans le cadre rhétorique de la doctrine révolutionnaire : énumérant les difficultés nées du « blocus » imposé par « l’ennemi », le ministre des Forces armées a rappelé « [qu’]on ne joue pas avec la défense », et que le niveau de préparation des « forces de combat » est à l’heure actuelle « le plus élevé jamais atteint ». Un tel préalable permet de nuancer le sens de l’offre adressée à l’administration qui prendra la relève du gouvernement de G.W. Bush, de venir « discuter sur un pied d’égalité » à condition en outre de « laisser de côté sa prépotence » et sa « politique absurde ».

Dès le début de son discours, Raúl Castro a également insisté sur la continuité institutionnelle du régime, donnant pour acquis le fonctionnement normal des « organes de décision » et des programmes mis en place par son frère : « la bataille des idées » (la réaffirmation des valeurs révolutionnaires, orchestrée dans le cadre de mobilisations populaires) et « la révolution énergétique » (un programme d’économie d’énergie).

La volonté de mener un combat contre la corruption et les divers manquements aux normes de production ne constitue pas non plus un aveu d’échec, puisque Fidel Castro en avait fait son cheval de bataille depuis l’automne 2004, et que la critique du processus révolutionnaire fait plus généralement partie des ressources de pouvoir du régime, dans la mesure où elle permet de justifier les revirements perpétuels de la ligne politique.

En revanche, jamais un dirigeant n’avait reconnu publiquement que « le salaire est clairement insuffisant pour satisfaire les nécessités » de la vie quotidienne. Jamais non plus la hausse des salaires et la baisse des prix n’avaient été aussi clairement conditionnées aux critères de l’« efficacité » et de la « rationalité » de l’activité économique. Subordonnant l’introduction des « changements structurels et de concepts qui s’avéreront nécessaires » à l’augmentation de la production et du revenu national, Raúl Castro a officiellement opéré une inversion rhétorique des principes socialistes qui jusqu’à présent régissaient l’économie cubaine.

Le pragmatisme affiché par Raúl Castro par rapport aux modalités d’une reprise du « travail », et à la façon de « stimuler correctement les travailleurs », fait ainsi écho à certaines des revendications majeures des Cubains. Mais le deuxième secrétaire du Parti communiste a aussi délivré un message sans équivoque en rappelant dans quelle matrice idéologique il inscrit son analyse. Condamnant les individus qui « manquent des qualités nécessaires pour se défendre », dans la droite ligne du discours sur « l’homme nouveau », il a estimé que la solution aux problèmes dans le secteur de la production viendra du « travail organisé, du contrôle et de l’exigence, jour après jour, de la rigueur, de l’ordre et de la discipline ». De façon tout aussi nette, il a soumis la possibilité « d’augmenter les investissements étrangers » à l’établissement de « bases juridiques bien définies, préservant le rôle de l’État et la prépondérance de la propriété socialiste ». Enfin, en fixant comme objectif à « la Révolution » le « maintien de l’unité du peuple », en souhaitant que les élections à venir [le Parti communiste demeurant le parti unique] « démontrent la force extraordinaire de notre démocratie, qui est authentique », et en enjoignant chacun à suivre la ligne directrice tracée dans le sillon des « principes de Fidel », le discours de Raúl Castro pose une fois de plus la dénégation des conflits sociaux, le culte de l’unanimité et la passion pour l’ordre comme valeurs centrales de la culture politique cubaine. Un an après la passation de pouvoir, « il y a de l’ordre, et beaucoup de travail ».