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Dans le même numéro

Cuba : les illusions de la contagion démocratique

mars/avril 2015

Du point de vue des flux migratoires et financiers entre Cuba et les États-Unis, la normalisation des relations entre les deux pays précède de près de vingt ans le discours prononcé le 18 décembre 2014 par Barack Obama. Le rapprochement annoncé pourrait à brève échéance renforcer le castrisme de marché, un capitalisme d’État sans droits politiques.

Le 17 décembre 2014, Barack Obama a fait part de sa volonté d’engager les États-Unis dans la voie de la normalisation de ses relations avec Cuba. Partout dans le monde, la presse a aussitôt estimé qu’il s’agissait d’une décision historique, sonnant le glas de la politique héritée de la guerre froide. À bien des égards, le président des États-Unis n’a pourtant fait que prendre acte de la réalité.

De l’exil à la diaspora

Du point de vue des flux migratoires et financiers entre les deux pays, la « normalisation » des relations a commencé dès le début des années 1990. Dans la langue castriste, les 900 000 Cubains partis en exil aux États-Unis entre 1959 et 1993 étaient des « traîtres » et des « apatrides ». En revanche, les 600 000 compatriotes qui les ont rejoints depuis lors sont des « victimes de la crise économique » et du « blocus américain ». Dans la foulée des émeutes du 5 août 1994 à La Havane, environ 60 000 balseros ont tenté de rejoindre les eaux internationales à bord d’embarcations de fortune. Face à l’afflux de réfugiés, un accord migratoire a été signé entre les gouvernements cubain et nord-américain. Ce dernier a accepté de délivrer 20 000 visas par an aux ressortissants cubains, chiffre n’incluant ni les regroupements familiaux ni les « départs illégaux ». Il a également ajouté une clause nouvelle, dite « pieds secs, pieds mouillés », au Cuban Adjustment Act. Promulguée en 1966, cette loi offre aux ressortissants cubains la possibilité de devenir résidents américains après deux ans de présence continue sur le territoire national (durée réduite à un an en 1976). Depuis la signature des accords de 1994, les réfugiés cubains doivent toucher le sol américain pour être autorisés à déposer un dossier auprès de l’Immigration and Naturalization Service et bénéficier de la loi.

De son côté, le gouvernement cubain a progressivement assoupli les conditions d’octroi des « permis de sortie du territoire » et des « permis de résidence à l’étranger ». Il a aussi simplifié les « habilitations de passeport pour l’entrée sur le territoire » depuis les consulats à l’étranger. Les émigrés jugés « loyaux à la patrie » obtiennent le sésame et retournent à leur guise à Cuba. En vertu d’une réforme entrée en vigueur en janvier 2013, et qui exclut les militaires, les cadres dirigeants, et les « professionnels de la santé et de l’éducation », les démarches imposées pour se rendre hors de l’île ont été remplacées par une demande de passeport, dont la loi prévoit néanmoins qu’elle peut être refusée pour des raisons d’« intérêt public » ou de « sécurité et défense nationale ». Cette réforme a également fait passer de onze à vingt-quatre mois la durée maximale de résidence légale à l’étranger pour un citoyen cubain. Dans cette nouvelle configuration, beaucoup rêvent de devenir des doubles résidents. En 2013, d’après les chiffres fournis par le gouvernement à La Havane, 184 787 Cubains – dont 52 % n’étaient pas encore rentrés en décembre – ont effectué plus de 250 000 « voyages » hors de l’île (soit 35 % de plus qu’en 2012).

La nouvelle émigration cubaine

À bien des égards, les migrants cubains ne font plus figure d’exception par rapport aux émigrés du reste de la Caraïbe et de l’Amérique latine installés aux États-Unis. Depuis une vingtaine d’années, les différences économiques entre les deux groupes tendent à s’estomper. Alors que les premiers exilés du castrisme formaient une communauté prospère, les nouveaux migrants cubains s’ajustent à des modèles de circulation et d’enracinement au contact, par exemple, des Dominicains et des Portoricains installés en Floride ou dans la région de New York.

À la différence des précédentes générations d’exilés, la plupart des « réfugiés » qui ont bénéficié du Cuban Adjustment Act au cours des vingt dernières années se rendent régulièrement à Cuba. Même lorsque l’administration Bush a imposé en 2004 des restrictions, il leur était relativement aisé d’obtenir une attestation d’un quelconque groupe religieux pour obtenir une licence du département d’État les autorisant à se rendre à Cuba. Les sommes d’argent envoyées depuis les États-Unis parvenaient à leurs destinataires par l’intermédiaire de banques clandestines, dont les faibles commissions continuent d’empêcher Western Union d’exercer un monopole. On estime que le montant des remises atteint deux milliards de dollars par an, ce qui en fait la première source de revenu de l’île. Depuis les États-Unis, on peut faire livrer de la nourriture chez des particuliers à Cuba. Ou encore ajouter du crédit sur un téléphone portable, alors même que tous les opérateurs appartiennent à l’État. Les émigrés ramènent des biens d’équipement, des matériaux de construction, des vêtements, des produits de beauté, etc., et s’exposent à l’arbitraire des normes douanières.

Les migrants qui vont et viennent entre l’île et les États-Unis ont surtout appris à respecter les limites fixées par l’élite au pouvoir. En échange d’une relative liberté de mouvement et du droit de dépenser leur argent comme bon leur semble lorsqu’ils se rendent à Cuba, ils se savent tenus de restreindre les motifs de leurs visites aux réunions familiales, au ressourcement culturel ou au voyage d’agrément. Pour ces émigrés « loyaux à la patrie », renoncer à revendiquer des droits politiques est un coût d’autant plus acceptable que, durant leurs séjours à Cuba, ils donnent souvent libre cours à une consommation revancharde, en signe de triomphe sur le système auquel ils ont échappé.

Les cobayes du castrisme de marché

Le groupe dirigeant ne se précipite jamais lorsqu’il réfléchit à une réorientation de sa ligne politique. Les approches nouvelles (les plans dits « pilotes ») sont testées à petite échelle, et ne deviennent des réformes de plus grande portée que si l’essai est concluant. Dans les vingt dernières années, les émigrés « loyaux à la patrie » ont servi de terrain d’expérimentation au castrisme de marché. C’est aussi le cas des artistes autorisés à passer des contrats à l’étranger, sans intermédiation du ministère de la Culture et sans devoir reverser l’essentiel de leurs gains à l’État. La plupart d’entre eux vivent très confortablement à Cuba et restent prudemment à l’écart des thèmes politiques.

Il arrive bien qu’une poignée d’entre eux bougonnent ou s’enhardissent. Mais les autorités finissent presque toujours par réussir à transformer ces formes d’insubordination en « malentendus », ou, au pire, en « critiques loyales ». Dès lors qu’il existe des « activistes » qui s’opposent frontalement aux autorités et sont sanctionnés par une privation de liberté, tous les autres deviennent mécaniquement des rebelles plus timorés. Des musiciens ou artistes plasticiens qui assumaient une position critique voient ainsi apparaître des lignes de partage qui les séparent d’autres individus ou « mouvements » plus indépendants ou protestataires. Ils obtiennent simultanément, et souvent sans les avoir anticipées, des prébendes auxquelles ils n’avaient pas accès jusque-là, par exemple de nouvelles possibilités de se rendre à l’étranger pour y travailler. Endosser un rôle plus actif au sein d’une organisation contrôlée par l’État, signer une pétition contre « la campagne de diffamation dont Cuba fait l’objet depuis Miami », ou déclarer à l’étranger qu’ils ne s’intéressent pas à la politique les replace « à l’intérieur de la Révolution ».

Le dégoût des idéologies, la vulnérabilité juridique et l’accès au bien-être matériel ont eu raison des velléités politiques des émigrés et des artistes dans leur ensemble. Raúl Paz, un chanteur qui s’était établi en France dans les années 1990 et est retourné vivre à Cuba il y a quelques années, illustre cette tendance de façon saisissante. Lors d’une conférence de presse, il a annoncé la formation d’un nouveau groupe aux côtés d’autres musiciens de retour à Cuba après des années passées à l’étranger. À cette occasion, il expliquait aux journalistes que les membres de ce groupe s’étaient réunis un jour et « [s’étaient] rendu compte qu’[ils ne se souvenaient] même plus des raisons qui [les] avaient poussés à quitter Cuba quinze ans auparavant ».

La « mise en capacité de la société civile »

Barack Obama a justifié sa décision de rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays et de parvenir à la levée de l’embargo commercial en prétextant que la politique visant à isoler Cuba n’avait porté aucun fruit depuis 1961. Une telle affirmation relève du bon sens, mais l’alternative qu’il propose, « mettre en capacité la société civile », sonne davantage comme un slogan rebattu que comme une stratégie réalisable. Il est ironique de constater que le rapport de la Commission for Assistance to a Free Cuba, remis à Georges W. Bush en 2004 par Colin Powell, préconisait certes de priver Cuba de ressources extérieures en vue d’« accélérer la transition », mais qu’il visait aussi à « mettre en capacité la société civile » et à « rompre le blocage de l’information ».

Les Américains qui se rendront dans l’île pour « soutenir le peuple cubain » en vertu d’une licence délivrée à cet effet par le Département d’État s’exposeront à des sanctions légales. En imaginant qu’ils ne profiteront pas tout simplement de cette nouvelle clause à des fins touristiques, il existe en effet plusieurs lois à Cuba qui permettent de qualifier ces rencontres de menaces à l’indépendance nationale (loi 88 de 1999) ou de pratiques d’espionnage. Même si le contact entre Cubains et étrangers est aujourd’hui toléré par les autorités, en particulier dans les grandes villes, le champ d’application de la loi 88, de la « loi de dangerosité pré- et post-délictueuse » ou même de la loi contre le « harcèlement des touristes » pourrait concerner les individus qui établissent des liens avec des citoyens américains venus « appuyer le peuple cubain ».

Les illusions de l’« engagement »

Même à imaginer que les autorités cubaines n’aient pas recours à cet arsenal légal, c’est surtout l’idée avancée par Barack Obama d’une contagion démocratique de personne (américaine ou cubaine-américaine) à personne (cubaine) qui manque de tout fondement. Les séjours touristiques à Cuba viennent bien davantage satisfaire une soif d’exotisme et de sensations fortes qu’ils ne donnent lieu à des connivences militantes. L’internet n’est pas non plus une panacée : la libre circulation de l’information concerne autant les événements tus par les médias cubains que les résultats des championnats de football ou les aventures des people, sans parler des forums de rencontres et des sites plus triviaux. Barack Obama a répété plusieurs fois que les changements attendus ne se produiraient pas du jour au lendemain, mais que son pari était celui de l’« engagement », entendu donc comme un processus initial qui aura inévitablement un effet d’entraînement démocratique. Cette affirmation fait écho au discours d’un groupe d’universitaires cubains-américains partisans du dialogue avec les « Cubains de l’île », Cuban-Americans for Engagement (Cafe).

Les idées de « mise en capacité » et d’« engagement » font complètement abstraction de la réalité de la relation que les émigrés « loyaux à la patrie » ont nouée progressivement avec le système castriste au cours des vingt dernières années. Or cette relation risque de devenir la matrice des nouvelles relations commerciales que Barack Obama entraperçoit si l’embargo est un jour levé ou complètement vidé de sa substance. Raúl Castro répète, depuis qu’il a pris la relève de son frère, que les puissances étrangères et les investisseurs potentiels doivent respecter la « souveraineté » et le « système politique » de Cuba. En d’autres termes, le parti unique, l’absence de liberté d’association, de liberté d’expression et de liberté syndicale, toutes justifiées par le risque de division du corps révolutionnaire.

Dans son discours du 18 décembre 2014, Barack Obama a été particulièrement mal inspiré de citer les exemples de la Chine et du Vietnam pour montrer non seulement que les États-Unis avaient enterré la hache de la guerre froide, mais qu’ils ne comptaient pas non plus abandonner leur combat en faveur des droits humains. Les variantes chinoise ou vietnamienne du capitalisme d’État exigent des investisseurs étrangers qu’ils fassent respecter, à l’échelle de leurs entreprises, les lois nationales ou directives spécifiques qui restreignent les libertés des citoyens. Les dirigeants cubains ont d’ailleurs tiré les leçons de l’ouverture aux investissements étrangers. Les entreprises européennes, canadiennes ou latino-américaines qui ont investi à Cuba dans les vingt dernières années n’ont jamais protesté contre les conditions de travail de leurs employés, ou contre le fait que ceux-ci percevaient une part infime de leur salaire, versé directement à l’État.

Les « intérêts américains »

Barack Obama a pris soin de ne pas apparaître simplement comme un idéaliste, et en appelle aux « intérêts américains » : pourquoi laisser le reste du monde se tailler la part du lion ? Depuis la promulgation en 2000 du Trade Sanctions Reform and Export Enhancement Act, plusieurs entreprises américaines du secteur agroalimentaire ont été autorisées à exporter leurs produits vers Cuba. À tel point que les États-Unis sont aujourd’hui le premier fournisseur de denrées alimentaires de l’île. À l’heure actuelle, chaînes hôtelières, compagnies pharmaceutiques et autres constructeurs automobiles se frottent les mains en anticipant une reprise totale du commerce avec Cuba. C’est par exemple le cas d’Alfonso Fanjul, proche des époux Clinton, anticastriste de la première heure et propriétaire du géant Domino Sugar. Il s’est prononcé il y a peu pour la levée de l’embargo et a émis le souhait d’investir dans son pays natal. Sa seule condition : que « le cadre légal [soit] adéquat ». Il n’a abordé ni le thème des salaires, ni celui du droit de grève ou des libertés syndicales, car il est bien entendu qu’il faisait référence à la « sécurité des investissements ».

Le commerce adoucit les mœurs. Les « émigrés loyaux à la patrie », les touristes américains, l’internet et les investisseurs amélioreront dans un premier temps la situation des Cubains. Puis ils transformeront le pays en bouillon de culture démocratique, alors que Cuba sera devenue totalement dépendante de l’économie américaine. On peut à bon droit douter de cette stratégie, et craindre que la « réconciliation » ne s’effectue dans les termes du castrisme de marché, donc sans remettre fondamentalement en cause le fonctionnement du régime…

  • *.

    Postdoctorant au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron (Cnrs), il est spécialiste de Cuba et a notamment dirigé, avec Philippe Létrilliart, Cuba, un régime au quotidien (Paris, Choiseul, 2011).

BLOCH Vincent

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