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« Ventriloquie » d'État à Cuba

juin 2009

Les ressources de pouvoir dont dispose l’élite dirigeante à Cuba sont complexes et multiformes. Depuis 50 ans, l’action gouvernementale obéit à des processus de décision dont la population ignore tout, à tel point que personne ne connaît la nature des clivages au sommet de l’État, ni même les intentions politiques des dirigeants dans leur ensemble. Les Cubains se sont habitués à vivre dans un univers opaque, au sein duquel les règles ne sont jamais explicitées et où, susceptibles à tout instant d’être dépossédés de leur capacité stratégique, ils sont contraints à l’anticipation permanente. À cela s’ajoutent les incertitudes liées à la vie quotidienne : la précarité des conditions de vie oblige tout le monde à enfreindre les lois et à manier les faux-semblants, tout en recherchant à travers ragots et rumeurs les éléments permettant de démasquer les « Fouché » du quartier, d’évaluer les prises de risque et d’orienter les activités de débrouille. Peu à peu, l’hermétisme de l’élite dirigeante s’est ainsi imbriqué avec cette appréhension particulière de la réalité sociale, pour façonner un mode d’administration du savoir collectif à partir duquel Fidel Castro continue aujourd’hui dans une certaine mesure d’exercer le pouvoir.

Grammatologie castriste

Au sein de l’univers d’illisibilité qu’il a lui-même contribué à forger, le premier secrétaire du parti communiste avait en effet pour habitude, jusqu’à ce qu’il tombe malade, de mettre en spectacle sa capacité à dissiper l’opacité du réel et à donner sens aux événements, en dévoilant publiquement et au moment propice des informations clés dont seul le maître du jeu pouvait disposer. S’appuyant le plus souvent sur des documents fournis par la Sûreté de l’État, il venait prouver la réalité d’un complot ourdi contre sa personne ou contre « la Révolution », expliquer au milieu des rumeurs les raisons pour lesquelles un dirigeant avait été destitué, ou tout simplement annoncer des mesures dont le contenu anticipé était sujet à toutes sortes d’interprétations1.

Depuis qu’il est en retrait, Fidel Castro s’emploie comme il le peut à conserver cette prérogative, dont la nature ne tient pas à la capacité de diriger un appareil ou de nommer des dirigeants, mais à l’incapacité même des Cubains à se représenter les modes de perpétuation du régime au sein duquel ils vivent. Depuis le 31 juillet 2006, les Cubains ignorent en outre si l’état de santé du dirigeant historique de la Révolution a une incidence réelle sur sa participation aux affaires gouvernementales, s’épuisent à comprendre la logique des remaniements ministériels opérés depuis lors et, plus encore, à interpréter le sort des « changements » annoncés le 26 juillet 2007 par Raúl Castro. C’est dans ce contexte que Fidel Castro se livre depuis deux ans à un exercice de ventriloquie, rappelant sa présence à travers ses « réflexions » – des articles diffusés sur le site officiel Cubadebate puis repris dans les quotidiens Granma et Juventud Rebelde – ou les photos prises avec les dignitaires étrangers venus lui rendre visite. Il s’applique ainsi à faire transpirer depuis l’intérieur du huis clos au sommet de l’État un ensemble de signes dont il sait que les Cubains tenteront de déchiffrer la signification. Ceux-ci ne disposent pour cela que des règles de syntaxe dont le grammairien en chef a défini l’usage, non sans prolonger des modes d’appréhension du réel enracinés dans la culture cubaine. « On peut entendre, mais on ne peut pas voir ce qui se passe derrière le mur », disait, en référence au signe sous lequel s’inaugurait l’année 2008, l’un des « refrains » annoncé par le « Consejo cubano de sacerdotes mayores de Ifá2 ».

Fidel et ses ventriloques

Le souci premier de Fidel Castro semble tout simplement de rappeler qu’il est vivant. Depuis l’annonce de sa maladie le 31 juillet 2006, un rôle de ventriloque est dévolu à Hugo Chávez qui, dans son programme dominical Alo Presidente, distille des bulletins de santé informels. Oscillant entre évocations détaillées du contenu de ses conversations avec Fidel et envolées sibyllines célébrant l’immortalité de l’œuvre du Comandante au-delà de sa disparition physique, il est régulièrement relayé par les chefs d’État latino-américains en visite dans l’île. Ceux-ci repartent avec leur photo aux côtés de Castro, diffusée le lendemain dans la presse, assortie d’un commentaire des visiteurs, qui l’ont unanimement vu lucide et actif.

À son tour, le désormais « compagnon Fidel » partage dans une « réflexion » l’impression que lui a laissée l’heureux visiteur. Tour à tour historien, analyste politique, chroniqueur sportif, il livre des informations capitales, manie l’ésotérisme, perçoit les signes avant-coureurs de l’apocalypse. Pour contrebalancer les signes d’incohérence qu’il laisse échapper, il tente de conserver son monopole des effets de scène. Il ne laisse par exemple à personne d’autre le soin d’annoncer son renoncement en février 2008 aux fonctions de président du conseil d’État et des ministres. Plus encore, il se fait le ventriloque des agences de presse internationales, voire du monde extérieur. Il commente les câbles, auxquels les Cubains n’ont pas accès, et particulièrement ceux qui ont trait à l’actualité cubaine ou rapportent le contenu d’une de ses « réflexions ». Depuis la passation de pouvoirs, la presse internationale crée l’information en décortiquant chaque micro-événement en provenance de Cuba. Par l’intermédiaire de conversations téléphoniques ou grâce à l’internet et aux chaînes câblées du sud de la Floride, l’écho de tous ces commentaires revient çà et là aux oreilles de quelques Cubains, puis circule sous la forme de rumeurs. Fidel Castro en reprend méthodiquement le contenu, et joue sur le registre de la transparence. La population déconcertée constate que le Comandante est toujours sous les feux de la rampe, qu’il révèle lui-même toutes les spéculations dont sa santé, sa mise à l’écart du pouvoir ou sa rivalité avec Raúl font l’objet dans la presse internationale, et ne se prive pas de railler la bêtise de certains analystes, visiblement peu au fait des réalités cubaines.

Quel jour Fidel meurt-il ?

C’est d’ailleurs sa capacité à trouver dans l’adversité la façon de conserver le contrôle de l’intrigue qui lui assure encore un rôle central au sein du régime.

Après avoir publié très régulièrement ses « réflexions » au cours de l’année 2008, il disparaît pendant plus de 5 semaines à partir du 15 décembre. « La Révolution » célèbre en son absence le cinquantième anniversaire de son « triomphe », et deux chefs d’État latino-américains se rendent en visite officielle dans l’île sans qu’il ne se manifeste ; la rumeur d’un Fidel à l’agonie revient avec force. À partir de la mi-janvier, « quel jour meurt Fidel Castro ? » devient le jeu favori des exilés : le 20 janvier, jour de l’investiture de Barack Obama, ou le 28, jour anniversaire de la naissance de José Martí, héros de l’indépendance dont « la Révolution » revendique l’héritage ? Si la seconde hypothèse emporte la conviction, c’est justement parce que les uns et les autres connaissent le souci d’efficacité symbolique du régime : Fidel, ventriloque de sa propre mort, partirait le jour où, chaque année, Martí revient.

Puis Castro I réapparaît, le 21 janvier 2009, pris en photo aux côtés de la présidente argentine Cristina Kirchner. Dans sa « réflexion » du lendemain, il explique que sa position de retrait fait que dorénavant il n’interviendra que ponctuellement, en espérant de toute façon qu’il ne sera plus là « pour voir la réélection d’Obama ». Il reçoit de nouveau les dignitaires latino-américains, dont la présidente chilienne, Michelle Bachelet, qui découvre le lendemain de son entrevue, et alors qu’elle est encore en visite officielle à Cuba, le contenu d’une nouvelle « réflexion » soutenant « le droit légitime » de la Bolivie à revendiquer un débouché sur le Pacifique. C’est l’occasion pour la presse internationale de spéculer sur l’opposition entre Castro I le belliqueux et Castro II le diplomate, et de donner au frère aîné l’opportunité de balayer de telles insinuations dans la « réflexion » du 14 février, intitulée « le comble du ridicule ».

« Le miel du pouvoir »

Alors que « le compagnon Fidel » s’est à nouveau éclipsé depuis plus de deux semaines, le Conseil d’État annonce le 2 mars un important remaniement ministériel, et notamment « la libération » de Felipe Pérez Roque et de Carlos Lage de leurs fonctions respectives de ministre des Relations extérieures et de secrétaire du Conseil des ministres. En l’espace de 24 heures, la destitution de deux des « inconditionnels de Fidel Castro » fait les grands titres dans la presse internationale, et la plupart des analystes expliquent que « le général » met en place sa propre machine et se libère de l’ombre oppressante de son frère. Tous insistent sur le fait que la plupart des postes clés sont dorénavant occupés par des militaires, oubliant étrangement que depuis la décapitation des officiers du « premier niveau » du ministère de l’Intérieur en 1989, et donc bien avant l’accession au pouvoir du général, l’armée est l’institution centrale du régime.

Le 3 mars, Fidel Castro réapparaît en publiant une nouvelle « réflexion » : « Des changements sains à l’intérieur du Conseil des ministres. » Comme à l’accoutumée, il commente immédiatement les informations qui circulent depuis la veille, et réfute précisément la thèse du clivage entre « les hommes de Fidel » et « les hommes de Raúl ». Fidèle aux règles de « sa » grammaire, il a attendu que les uns et les autres cherchent à dissiper l’opacité des événements en recourant aux ventriloques extérieurs, avant d’intervenir en maître du jeu et être le premier à révéler une information cruciale :

Aucun des deux dirigeants que les dépêches signalaient comme les plus lésés n’a dit mot pour exprimer son désaccord. Ce n’est absolument pas faute de courage personnel, mais pour une tout autre raison : le miel du pouvoir – qui ne leur a coûté aucun sacrifice – a éveillé en eux des ambitions qui les ont poussés à jouer un rôle indigne. L’ennemi extérieur s’est fait des illusions à leur sujet.

Il ajoute :

[qu’il a été] consulté à propos des nouveaux ministres qui viennent d’être nommés, bien qu’aucune norme n’ait obligé les compagnons à le faire, car [il a] renoncé aux prérogatives du pouvoir depuis longtemps.

Il distille ensuite les signes de sa récupération, à travers ses ventriloques : le président dominicain Leonel Fernández rapporte l’avoir vu non pas à l’hôpital, comme de coutume, mais chez lui et en compagnie de son épouse. Dans sa « réflexion » du lendemain, Fidel raconte que Fernández voulait une photo pour qu’on ne l’accuse pas de mentir lorsqu’il parlerait de son entrevue, et précise qu’il est « impossible » que sa parole soit mise en doute, car « personne ne prendrait ce risque en sachant qu’[il – Fidel] pourrait prendre l’avion et atterrir dans un pays voisin ». Chávez évoque dans Alo Presidente la promenade sporadique que Fidel a effectué dans La Havane, où la rumeur circulait depuis un certain temps, et révèle même qu’il arrive au Comandante de revêtir son uniforme. Dans la « réflexion » du 5 mars, portant sur la visite que lui a rendu la veille le président hondurien Manuel Zelaya, Fidel rappelle que « certains ont demandé ce qu’il en avait été de la rencontre avec Zelaya, à laquelle le Commandant a fait allusion dans sa réflexion d’hier ». Le signe est sibyllin, mais alors qu’il a tenu lui-même du jour où il a « renoncé à ses fonctions » à ne plus être dorénavant que « le compagnon Fidel », il redevient « le Commandant » au détour d’une phrase.

La répétition du rite

Le même jour, les autocritiques, signées du 3 mars, de Felipe Pérez Roque et de Carlos Lage, sont publiées dans les quotidiens cubains. L’un comme l’autre renoncent à toutes leurs fonctions au sein du Conseil d’État et du parti communiste, « reconnaissent leurs erreurs », en « assument la pleine responsabilité », assurent qu’ils « continueront de servir et de défendre la Révolution » et réitèrent leur fidélité envers Fidel et le parti, sans oublier Raúl Castro, à qui les lettres sont destinées.

Cette répétition de deux des rites centraux du communisme – l’autocritique et la purge – vient rappeler l’irréductibilité du régime, passé ou présent, à l’État, au gouvernement, ou à l’un ou l’autre des frères Castro. Point culminant des exercices récents de ventriloquie synchronisée, la purge et les autocritiques, plus qu’elles ne sous-tendent une lecture commune de la réalité, viennent suggérer à chacun la toute-puissance d’un régime dont on dirait qu’il mène son existence propre, comme si personne n’avait de prise sur son fonctionnement et n’y exerçait qu’un rôle inaltérable ou écrit d’avance. Fidel Castro est peut-être mourant, ou définitivement marginalisé ; la population de l’île porte peut-être un regard navré sur son acharnement pathétique à ne pas vouloir quitter le devant de la scène, mais son rôle de ventriloque en chef est une des expressions de la permanence de la nature du régime mis en place à partir de 1959. Ce rôle est certes le résultat précaire d’une habile adaptation par Fidel de ses ressources de pouvoir aux limitations de tout ordre contre lesquelles il ne peut pas lutter, mais il est aussi l’expression de l’impuissance de tous face à un régime qui les possède : personne, pas même les hauts dignitaires ni le « compagnon Fidel », ne peut s’en extraire.

  • 1.

    Pour une présentation plus détaillée de ce thème, voir mon article « Les rumeurs à Cuba », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, mis en ligne le 9 mars 2007, disponible sur http://nuevomundo.revues.org/index3651.html

  • 2.

    Ce conseil, qui rassemble les prêtres de haut rang de l’une des principales religions afro-cubaines, se réunit à la fin du mois de décembre pour déterminer sous l’influence de quel signe – ou plus exactement de quel « saint » – s’annonce l’année qui commence.

BLOCH Vincent

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