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Condamné en tant qu'homme. Les procès hitchcockiens

Rendre la justice au nom du seul droit encourt le reproche perpétuel de paraître injuste. Le rapport essentiel que le cinéma d’Hitchcock entretient avec la justice tient tout entier dans cette inquiétude. Son cinéma dramatise dans les procès ces moments tragiques où se joue l’antagonisme entre le désir de justice et la rationalité du droit.

La raison et la morale – au pire, la seule lucidité – revendiquent que les tribunaux se limitent à dire le droit. Mais le cœur et le désir de justice ont parfois bien du mal à s’y résoudre. On comprend les écueils et les dérives inacceptables qu’il y a à réclamer compensation à hauteur d’un crime incommensurable. Cela doit-il masquer le fait qu’il est évidemment douloureux de sortir d’un tribunal avec le sentiment amer que sa soif de justice n’a pas été assouvie, même et surtout quand le verdict semble un exemple de pondération ? Combien, devant l’horreur de certains crimes, espèrent une sentence qu’ils savent, ou devraient savoir, impossible et doivent se résigner à un verdict qui les ramène dans le strict cercle du possible ? Un tel verdict aura toujours à leurs yeux quelque chose d’intolérable.

La grandeur de la justice et, avant cela, la possibilité de son existence tiennent cependant dans cette très haute exigence : l’acceptation que l’application du droit ne peut avoir pour vocation d’apaiser absolument les consciences et les souffrances. Le procès peut « favoriser le deuil des victimes1 » : mais il n’est pas ce deuil. Son rôle est d’apporter réparation en lieu et place de l’irréparable2. Il est d’infliger une peine, non de promulguer un châtiment. En ce sens, rendre la justice au nom du seul droit encourt le reproche perpétuel de paraître injuste.

Le rapport essentiel que le cinéma d’Hitchcock entretient avec la justice est tout entier là, du moins dans ses principaux films où figure la représentation d’un procès. Son cinéma dramatise ces moments propres aux tribunaux où se joue de manière aiguë l’antagonisme entre inextinguible désir de justice et rationalité du droit, créant les conditions d’un tragique d’ordre métaphysique. Rien d’étonnant à cela. Dans cet écart viennent se loger bien des drames.

La fiction littéraire et artistique s’insinue dans le droit, le mime, et le détourne à son profit. Pourquoi ? Pour quoi faire ? Pour le mettre en débat, en faute ou en questions : pour le dévoiler. […] La littérature, le théâtre et le cinéma agissent alors dans l’enceinte du droit en réformant son discours, en interrogeant ses pratiques, en mettant en cause ses présupposés, et finalement en modifiant son bien le plus précieux, son jugement3.

Des procès qui ne sont pas qu’affaire de justice

Chez Hitchcock, néanmoins, la singularité du propos vient de sa radicalité. Radicalité en raison du regard impitoyable qu’il porte sur le monde judiciaire. Radicalité en raison des conséquences dramatiques provoquées par la volonté de certains de voir triompher leur vision de la justice sur le respect scrupuleux du droit. Mais radicalité avant tout en raison de la violence à l’œuvre au cours de procès qui, de manière plus ou moins fracassante, laissent éclater l’inquisition qui grondait sous le formatage du rituel de justice. De judiciaire qu’il est à l’entrée du tribunal, le drame peut alors changer de nature au cours du procès. En effet, si l’on peut dire, avec Dominique Sipière, que chez Hitchcock « la justice ne se borne pas à son exercice dans les tribunaux : elle est au cœur d’une problématique plus globale du bien et du mal, de la culpabilité et du pardon4 », il faut souligner inversement que les procès hitchcockiens ne sont pas qu’affaire de justice. Si justice est rendue en leur sein, les tribunaux servent également à catalyser des drames humains qui échappent peut-être à toute justice parce qu’ils sont des drames de la solitude spirituelle et du for intime. Antoine Garapon termine l’ouvrage Et ce sera justice sur l’idée que le « droit est le lieu du partage5 ». Sans ce partage, qui implique la nécessité d’un dialogue et un minimum de reconnaissance mutuelle6 du plaignant, du juge et du jugé, peut-il y avoir une quelconque justice ? Justice ne peut être vraiment rendue que si elle s’appuie sur un contrat tacite d’acceptation réciproque entre les parties qui implique, même à son corps défendant, une certaine forme de compréhension. Comment juger ce qui est incompréhensible, ce qui échappe absolument ? Or, les procès hitchcockiens sont par excellence des lieux de l’indicible et de l’incompréhension. Certes, le droit est prononcé et souvent dans le sens de ce qui est juste. Mais parce que le partage n’a pas lieu, le sentiment s’impose peu à peu que justice n’est pas vraiment rendue, même quand le verdict redonne sa liberté à un accusé que le spectateur avait toujours su innocent, comme dans Vertigo (Sueurs froides, 1958) ou I confess (La loi du silence, 1952). Certains acteurs essentiels du procès peuvent alors s’estimer dégagés des règles du droit pour laisser parler ce qu’ils considèrent comme la justice, remettant le plus souvent en question la qualité d’homme de personnages essentiels, dont on peut déjà annoncer qu’il ne s’agit pas toujours des accusés. Le procès bascule alors entièrement du côté d’une horreur métaphysique.

Plan métaphysique/plan religieux

Comment en arrive-t-on là ? Avant d’examiner les étapes du processus, il convient de poser comme un préalable le fait de veiller chez Hitchcock à ne pas confondre le plan métaphysique et le plan religieux. Si l’imprégnation catholique de ses œuvres est indéniable7, elle ne saurait occuper tout le plan métaphysique de l’œuvre. Le catholicisme d’Hitchcock n’est pas, comme prenaient soin de le souligner Chabrol et Rohmer, un christianisme de combat8. Nul prosélytisme dans son œuvre. Au contraire, le regard qu’il porte sur sa religion apparaît volontiers critique et ne donne pas le fin mot de tout. Dans I confess, s’il y a du sublime dans la détermination du père Logan, qui s’en tient à une conception absolue du secret de la confession, les ravages (deux morts tragiques) auxquels aboutit son refus de livrer Otto Keller laissent entendre qu’Hitchcock interroge le bienfondé de cette attitude. Il la comprend, et par là veut la défendre. Il ne la légitime pas. Ainsi, le fondement religieux de l’œuvre ne borne pas son horizon métaphysique. A fortiori quand il est question de droit, parce que ce sont les vertiges humains liés aux possibilités et impossibilités de voir triompher la justice qu’Hitchcock interroge avant tout. Pour peu que cela ait un sens, on dirait volontiers que l’horizon métaphysique a tout à gagner, en ces cas-là, à être contenu dans les strictes limites de l’exercice judiciaire pour mieux, si nécessaire, renouer ensuite avec l’arrière-plan religieux.

Conversion des procès et jeu mondain

Or, l’exercice judiciaire chez Hitchcock, quand il s’incarne dans la représentation d’un procès, apparaît en premier lieu comme un rituel symbolique au potentiel dramatique évident, mais qui suppose une conversion. À l’en croire, un penchant tout britannique pourrait être à l’origine de cette posture intellectuelle :

Les Britanniques sont grands amateurs de littérature policière, goût qui doit remonter à Conan Doyle. Chaque fois qu’il est question dans la presse d’un procès criminel particulièrement horrible, on apprend qu’un comédien, un cinéaste ou un écrivain célèbre, se trouvait dans la salle […]. Il existe même à Londres un club dont les membres se réunissent pour déjeuner dans un salon privé à l’issue de chaque grand procès, à seule fin de revoir toute l’affaire en compagnie de l’avocat général et de l’avocat de la défense. J’ai pris part à des réunions de ce genre ; elles sont beaucoup plus passionnantes que les procès eux-mêmes. Évidemment, depuis que la pendaison n’a plus cours, tout cela est moins palpitant9.

Au-delà de sa conclusion caustique, ce propos témoigne que le procès semble avoir eu surtout un intérêt pour Hitchcock dans sa capacité à être reconstruit en intégrant la sphère du discours, de la fiction et de la dramaturgie qui seule pourra en exhumer la sève dramatique. Dans les films, une telle conversion prend l’aspect d’une accentuation par la mise en scène des formes scénographiques et dramaturgiques propres aux prétoires, qui acquièrent ainsi une dimension de ready-made10. Pour se limiter à un exemple, « l’espace analytique11 » consubstantiel aux tribunaux engendre une localisation précise et coercitive des individus lors d’un procès, à laquelle Hitchcock peut donner une tournure tragique en montrant que la place de l’accusé suffit presque à le rendre coupable. Dans The Wrong man (Le faux coupable, 1957), une fois marqué à l’épaule par une femme à qui il a été demandé de venir toucher le corps de celui qu’elle reconnaît comme son agresseur, Manny Balestrero n’occupe plus simplement la place de l’accusé mais la place de celui qui a été désigné comme coupable, au point qu’il devient difficile d’opérer le partage symbolique entre l’un et l’autre. Bien entendu, il peut arriver que la logique du rituel soit détournée à des fins comiques, comme lorsque le juge Hortfield lance ses traits d’ironie contre l’avocat Anthony Keane dans Paradine case (Le procès Paradine, 1947). Mais, plutôt qu’un détournement, il s’agit du même principe d’exploitation de potentialités inhérentes à la dramaturgie des tribunaux, dont Hitchcock joue sur un mode humoristique cette fois. Parce que le juge représente une autorité à laquelle un avocat est appelé à se soumettre, les quolibets que ce dernier est obligé d’essuyer sans protester ont peu de mal à provoquer des rires ravageurs.

Cet aspect dramatique du rituel du procès est d’autant plus marqué dans le cinéma d’Hitchcock qu’il s’accompagne d’une conception parfaitement désabusée des gens de justice. Pour Hitchcock, rien de plus respectable sans doute que la loi. Mais rien de plus méprisable que les acteurs de la justice. Il porte sur l’ensemble de la magistrature un regard sans merci, à la mesure de ce qu’il suppose être leur indifférence au sort des personnes jugées.

Hommes politiques et magistrats, avocats et policiers sont présentés comme des êtres vénaux et bornés, dont la cupidité et la dépravation ne le cèdent en rien à celles des traîtres apparents12,

écrit avec sévérité Donald Spoto. C’est que leur insouciance à exercer leur charge les rend monstrueux. François Truffaut faisait remarquer ainsi à propos de I confess :

Lorsqu’on voit pour la première fois [le procureur], il joue à équilibrer une fourchette et un couteau sur un verre. La seconde fois, il est couché par terre et tient en équilibre un verre d’eau sur son front. Les deux détails que je vous ai cités étant liés tous les deux à une idée d’équilibre, j’ai pensé que vous les aviez choisis pour montrer que chez ce personnage la justice n’est qu’un jeu de salon, un jeu mondain13.

Idée à laquelle Hitchcock acquiesce sans hésiter avant de surenchérir :

Eh bien ! Je pense que c’est vrai, oui ! Déjà, dans Murder [Meurtre, 1930] j’avais montré que, pendant l’interruption du procès, l’avocat de l’accusation et celui de la défense déjeunaient ensemble. Dans Le procès Paradine, après avoir condamné Alida Valli à la pendaison, le juge dîne tranquillement chez lui avec sa femme et vous avez envie de lui dire : « Dites-moi, votre Honneur, quelle est votre impression quand vous rentrez chez vous le soir après avoir condamné une femme à la pendaison ? » Et par son attitude impassible, Charles Laughton semble vous répondre : « Je n’y pense absolument plus. » […] Cela me gêne parce que, effectivement, je m’imagine toujours à la place de la victime14.

C’est bien ce point de vue de la victime qui doit orienter la lecture des procès hitchcockiens, comme en témoigne la mise en scène centripète du procès de Manny dans The Wrong man. Le plus souvent référée à son regard ou nous donnant à voir le visage de l’accusé, dont les expressions glissent de l’espérance à la résignation en ne se défaisant jamais d’une lueur d’étonnement, la caméra cherche l’empathie avec un personnage de douleur pris dans les arcanes ironiques d’un destin judiciaire sur lequel il reste sans prise. Dramatique en soi et pour ceux qui y jouent leur sort, mais aire de jeu qui ne demande à la limite qu’à se transformer en partie de plaisir pour les acteurs du droit, le procès chez Hitchcock est une redoutable terre de contrastes, qui saisit à la gorge ceux qui avaient mis quelque espoir en la justice.

Justice en crise

Comment imaginer dès lors que l’exercice de la justice n’y soit pas régulièrement en crise ? Nicole Rafter avance cette idée :

Presque tous les films de procès se concentrent sur ce seul thème : la difficulté de faire triompher la justice15.

De ce point de vue, les films d’Hitchcock n’échappent pas à la règle. Ils la confirment, mais pour des raisons qui, elles, auraient plutôt tendance à ne pas appartenir de plain-pied à la doxa des films avec procès. En effet, le constat que ces derniers formulent, c’est que les tribunaux ne doivent qu’à l’obstination d’hommes, plus acharnés que d’autres à voir triompher le vrai et le juste, d’être in extremis de véritables théâtres de la justice. C’est tout le propos de Twelve angry men de Sidney Lumet (Douze hommes en colère, 1957), par exemple, et il est significatif que celui-ci se passe presque exclusivement en salle des délibérations. Par essence, nous disent les films de procès, la mécanique et la règle judiciaires des tribunaux, précisément parce qu’elles sont une mécanique et une règle, ne sont pas justes.

Ce thème est présent chez Hitchcock, mais ne prend son sens qu’à être rapporté à cette médiocrité des hommes de justice pointée à l’instant. Dominique Sipière a montré comment « chaque pôle habituel (juge, juré, avocat) de l’exercice du pouvoir judiciaire16 » est affecté par une sorte de crise généralisée qui semble tout contaminer au cœur des procès. Il fait voir combien les juges, qui s’en tirent plutôt mieux que les autres sous sa plume en raison de leurs scrupules à faire aller le procès sur ses rails, restent sans prise sur les décisions de justice17. On pourrait évidemment faire remarquer à Sipière que ces scrupules de façade ne les empêchent pas de jouer de l’autorité de leur fonction pour en faire une arme dont ils usent, pour le coup, sans scrupules. Nous y reviendrons. Il faut lui accorder en revanche que c’est leur faible poids dans la balance du jugement qui les amène sûrement à outrepasser les limites de leur fonction. Sipière met également l’accent sur la vision très noire des jurés que les procès hitchcockiens donnent à partager. Qu’ils ne servent à peu près à rien (Paradine case), qu’ils fassent preuve d’une totale inattention aux débats (The Wrong man), qu’ils s’insurgent en plein tribunal de l’inintérêt de ces mêmes débats (The Wrong man encore), qu’ils expédient le rendu du verdict à la manière d’une affaire courante (Vertigo) ou bien qu’une sorte de folie punitive finisse par s’emparer d’eux en salle de délibération pour convaincre un juré récalcitrant de se prononcer en faveur de la culpabilité de l’accusé (Murder), le tableau est accablant. Loin d’être le lieu où s’exprime le doute inquiet des consciences, le jury populaire se transforme sous la caméra d’Hitchcock en un groupe d’individus médiocres, comme fascinés par leur pouvoir de condamner. Que la culpabilité de l’accusé soit une hypothèse plausible et la loi du nombre fait pression pour qu’elle devienne sentence (Murder). Qu’à l’évidence cette culpabilité refuse à s’imposer et le jury n’a qu’une hâte : prononcer une relaxe qui ne semble plus le concerner (Vertigo). Seuls les jurés de I confess font exception et s’honorent en prononçant un acquittement basé sur un défaut de preuves, alors qu’il est clair que leur conviction penche du côté de la culpabilité du père Logan. Mais ce verdict sera justement l’occasion d’une des mises en crise du rituel judiciaire les plus graves de tout le cinéma d’Hitchcock. Là encore, nous y reviendrons.

Reste le cas des avocats de la défense ou de l’accusation, sans doute le plus ambigu. Si, en l’espèce, on laisse de côté Anthony Keane dans Paradine case, parce que cet avocat est le personnage central à partir duquel tout est réfracté, il est tentant d’opposer dans la filmographie d’Hitchcock l’avocat de la défense de The Wrong man à l’avocat de l’accusation de I confess. Le premier, maître O’Connor, fait preuve d’une sollicitude et d’une bonne volonté remarquables, alors même qu’il n’a aucunement l’habitude de plaider les affaires criminelles. Il ne dépare pas un seul instant dans la galerie de braves gens qui entourent Manny, et dont Manny lui-même est l’archétype, dépassés et accablés par un malheur plus grand et plus fort qu’eux. Il suffirait à lui seul à sauver la caste des gens de justice chez Hitchcock. Mais voilà : ses efforts ne servent à rien, ses bons conseils se fracassent contre la dure réalité d’une malchance qui s’acharne et il a beau chercher à démontrer l’indigence des preuves qui accusent Manny en se livrant à des contre-interrogatoires pointus, il ne peut lutter contre ce fait têtu que Manny est le coupable aux yeux des témoins parce qu’il ressemble à ce coupable. Le seul homme capable de réhabiliter le vaste théâtre de la justice hitchcockien est impuissant à faire triompher le droit ! Dramatique ironie du sort, qui confirme par l’absurde que la justice est en crise dans les procès hitchcockiens, puisque l’outillage classique d’un avocat ne parvient pas à faire vaciller le leurre qui compromet l’avènement de la vérité. À l’inverse, quand il s’agit de tordre des faits au profit d’interprétations biaisées, c’est là que ce même outillage, cet « appareil habituel18 » du métier, récupère toute son efficacité opératoire. C’est ce qui a lieu avec l’avocat de l’accusation de I confess, ce procureur à la moustache fine et soignée, redoutable bretteur qui sait jouer de toutes les palettes de son rôle comme il sait charmer une assemblée mondaine par ses numéros d’équilibriste. Face à l’innocence de Logan, connue du spectateur, « la stratégie de l’avocat rend odieux ses sous-entendus, ses colères feintes19 », tout cet arsenal d’hypothèses reposant sur le soi-disant bon sens. Il faut le voir échafauder de toutes pièces le scénario de l’homicide dont Logan se serait rendu coupable, se faisant le narrateur d’une uchronie criminelle hasardeuse parce qu’elle n’est relayée par aucun fait tangible, mais dont la plausibilité est d’autant plus forte qu’elle émane d’un personnage rompu à l’exercice de faire passer le vraisemblable pour la vérité. « Devant l’innocence parfaite, les outils légitimes de la justice se retournent en accablante perversité », dit fort bien Dominique Sipière20. Par conséquent, si, contre toute attente, le jury acquitte Logan dans I confess, c’est aussi pour offrir un contraste au fait que l’avocat de l’accusation et, dans son sillage, les représentants officiels de l’instance judicaire veulent voir dans le procès le lieu où celui qui entre accusé doit ressortir condamné. Si le procureur se lamente sur le manque de preuves, c’est uniquement parce qu’il ne lui a pas permis de faire triompher la fiction d’une culpabilité qu’il avait bâtie de toutes pièces sans preuve.

Le règne de l’incompréhension

Les conditions sont donc remplies d’une profonde mise en crise de la justice dans les procès hitchcockiens. Elle constitue le socle à l’avènement d’une forme « supérieure » de condamnation. Sur les cendres d’un droit vermoulu, peut prospérer une justice qui s’affranchit des règles du droit. François Truffaut constatait à propos du procès de I confess, s’adressant à Hitchcock :

Il y a un principe de scénario que l’on retrouve dans plusieurs [de vos] films : le personnage est soudainement en règle avec la justice, mais il reste condamné en tant qu’homme, car quelqu’un au tribunal blâme l’acquittement21.

C’est sur ce canevas dramatique, en effet, que l’antinomie entre la règle du droit et la volonté farouche de justice prospère. Plus exactement, cette antinomie et ce canevas ne font qu’un, si l’on infléchit la remarque de Truffaut en spécifiant qu’un acquittement explicite n’est pas toujours formulé, mais que l’innocence supposée intègre d’un individu est toujours mise en cause. De la sorte, il est possible de retrouver cette situation dans d’autres films. Elle apparaît dans Vertigo, film quasiment jumeau de I confess sur cette question. Elle apparaît aussi, sous des formes variées, dans The Manxman (1929), dans Paradine case et dans The Wrong man. En l’occurrence, ce qui importe sous les différences, c’est la permanence du thème métaphysique de la « condamnation en tant qu’homme » qui est la résultante directe de l’antinomie.

C’est ici que l’incompréhension qui règne dans les prétoires hitchcockiens apparaît déterminante. Parce que c’est le plus manifeste, on peut s’arrêter principalement sur le cas de I confess. Ce film met le spectateur aux prises avec les tourments d’un prêtre prisonnier du secret de la confession. Cet argument sert de postulat à une aventure tragique en forme de chemin de croix, où le plus terrible peut-être se loge dans un jeu de coïncidences et d’apparences trompeuses qui finissent par tisser un faisceau implacable de présomptions de culpabilité. Parce qu’Otto Keller, le véritable coupable, a tué l’avocat qui par ailleurs faisait chanter le père Logan et son ancienne fiancée, parce qu’il a avoué son meurtre au prêtre en confession pour mieux le réduire au silence, parce que Logan, avant d’être ordonné, a pu faire preuve de violence physique envers l’avocat Villette, parce qu’enfin il paraît inconcevable aux yeux de beaucoup qu’un prêtre ait pu aimer une femme avant de devenir un homme d’Église sans qu’il en reste un petit quelque chose ou sans que son ordination ne cache un passé coupable, le père Logan prête le flanc aux plus sombres soupçons. Cependant, le tragique de la situation ne vient pas, ou pas fondamentalement, de ce que Logan est un innocent à qui il est reproché d’être coupable. Il vient du fait que cet innocent accablé par la suspicion finit par ne plus l’être tout à fait, en raison de la conception qu’il se fait de la confession d’abord, en raison ensuite de son choix de ne pas parler du tout, quand il est bien des choses qu’il pourrait dire. Il ne peut dire toute la vérité, mais il pourrait très bien guider enquêteurs et juges sur la voie de cette vérité, et c’est parce qu’il s’interdit des paroles autorisées qui lui rendraient de facto son innocence que Logan se rend finalement coupable.

Nous ne faisons là que tirer les conclusions de la lecture que Claude Chabrol et Éric Rohmer ont pu proposer de ce film. Ils s’appuient au préalable sur une idée de la confession que Jacques Rivette voyait déjà à l’œuvre dans Under capricorn (Les amants du Capricorne, 1949) :

Le coupable, par la rémission du pêché, entend en être totalement déchargé et oblige, s’il le faut, son confesseur à le prendre sur lui et à l’expier à sa place. […] Les couples obsédés par la culpabilité (cœur de tous les films d’Hitchcock) poursuivent sous tant de visages la même aventure : réussir à faire hésiter, entre deux âmes, la faute, jusqu’à l’abolir par l’irrémédiable confusion de leur destin22.

Sur cette base, l’hypothèse de Chabrol et Rohmer est de considérer que le père Logan découvre, en un vertige métaphysique auquel il ne peut se soustraire, le sentiment de sa culpabilité. Quel est, en effet, le thème profond que la confession fait venir au jour ? Si cette dernière amène l’innocent à assumer la faute d’autrui à hauteur de son innocence, elle vient à l’inverse entacher l’innocence qui n’est plus qu’une innocence souillée. Le principe est simple, trop peut-être, mais redoutable : la découverte de la faute ruine à jamais l’innocence en entamant sa pureté. Le pire avec Logan est que la culpabilité d’Otto Keller fait remonter au jour d’anciennes conduites équivoques que son ordination avait refoulées. Est-il pour autant coupable de n’avoir pas agi en prêtre avant son ordination ? Non.

Sa faute, si faute il y a, n’est pas d’avoir été un homme tout court avant d’avoir été un homme de Dieu, mais bien au contraire de céder à cette intimidation, à ce chantage, de vouloir racheter par une conduite héroïque, paradoxale, ce qui n’est plus à racheter23.

La faute de Logan, ce n’est pas exactement d’embrasser une vocation de martyr. C’est de tomber dans la tentation du martyr pour de mauvaises raisons et au mépris de la vérité. La tragédie de I confess tient donc là : en une situation qu’on peut nommer une folie, ayant pour ressort « les pièges du sacrifice et de la sainteté24 ».

On comprend dans ces conditions la lourde responsabilité du silence de Logan, dans lequel il se mure non sans arborer parfois un air bravache. Ne pas tomber dans le piège eut supposé de sa part de bien faire le tri entre ce qu’il peut dire et ce qu’il ne peut pas dire. Ne pas tomber dans le piège eut supposé de mettre ses juges sur la voie de la compréhension de la situation impossible qui était la sienne. Ne pas tomber dans le piège eut supposé qu’il fasse comprendre qu’il était tenu par le secret de la confession sans pour autant rien dire de cette confession même. Certes, par deux fois, il proteste avec véhémence devant les allégations du procureur, à coups de “No, I would not” furieux dont les accents de sincérité provoquent des frémissements dans l’assistance. Mais ils ne sont que les formes les plus vives d’une rhétorique purement négative érigée en constante. Bien entendu elle ne convainc personne et se retourne même contre l’accusé, parce que Logan ne donne aucune clé pour permettre de saisir ce qu’elle tait. Médiatisé par la parole qui est l’un de ses vecteurs essentiels, l’exercice du droit ne peut se contenter d’un « ce n’est pas vrai » : il nécessite qu’on dise ce qu’est la vérité. En campant seulement dans la voie de l’impossibilité de parler, Logan se rend inaccessible et incompréhensible à ses juges. Ajoutons à cela le manque de clairvoyance des hommes de loi qui lui font face. Ajoutons aussi leur volonté explicite25 de ne pas considérer comme un fait déterminant son statut de prêtre alors qu’il faudrait au contraire lire toute l’affaire à la lumière de ce statut, non pour le dédouaner ou lui réserver une justice d’exception, mais pour avoir une chance d’envisager les raisons qui motivent son silence. Ajoutons enfin que le policier qui a mené l’enquête et le procureur font néanmoins grand cas de ce statut en envisageant uniquement l’affaire sous l’angle exceptionnel d’un prêtre meurtrier auquel ils s’accrochent coûte que coûte. Les données sont réunies pour que le dialogue de sourds règne, que l’incompréhension soit à son comble et qu’elle devienne le vrai sujet de ce procès.

Pour des raisons très différentes, les autres procès véhiculent un même état d’incompréhension pour transformer quelques heures ou quelques minutes de la vie d’un homme en calvaire. Dans Vertigo, les troubles qui ont conduit Madeleine au suicide sont à ce point fantastiques (une femme hantée par l’esprit d’une de ses défuntes parentes) que Scottie ne peut en faire état sans passer pour fou. Il n’a donc pas d’autre choix que de se taire, ce qui achève de le rendre douteux aux yeux du juge. Dans The Wrong man, Manny a beau clamer son innocence, comment comprendre qu’il ne soit pas celui que tant de témoins reconnaissent en lui ? Là encore, le bon sens ne peut admettre que la vérité soit différente d’apparences qui portent la marque de l’évidence et c’est peut-être ce qui explique que la femme de Manny sombre dans la folie. La vérité peut-elle être à ce point incompréhensible ? Non, semblent répondre en chœur les jurés pour qui le sort de Manny est vite scellé. Loin de chercher à comprendre, ils préfèrent se ranger du côté du vraisemblable plutôt que de laisser parler le doute, avant que la vérité ne finisse par éclater de manière quasiment miraculeuse, mais en dehors du prétoire.

À quel point l’incompréhension est une figure importante pour les procès hitchcockiens, on finit de s’en convaincre avec Paradine case et The Manxman, car la victime de l’incompréhension n’est plus cette fois l’accusé, mais un homme de justice : l’avocat Anthony Keane dans le premier, le deemster dans le second. Dans Paradine case, l’impasse juridique dans laquelle Anthony Keane s’est fourvoyé en voulant rendre André Latour responsable de l’assassinat de son maître n’a qu’une explication : l’amour transi qu’il porte à « l’étonnamment séduisante26 » Mme Paradine. Refusant catégoriquement d’envisager la culpabilité de sa cliente, s’indignant qu’on puisse un instant remettre en question ses vertus morales, il finit par opter pour une ligne de défense obscure et malhonnête qui conduit Latour au suicide. Keane se rend ainsi incompréhensible aux yeux de l’auditoire, creusant seul sa tombe d’avocat déchu auquel Mme Paradine pourra porter l’estocade. Dans The Manxman, le deemster se retrouve mis en face de ses responsabilités en se voyant confronté à la situation sordide qu’il avait tenté de dissimuler sous peine de se voir refuser la charge honorifique de deemster. Kate, la femme de son ami Pete, est conduite devant le tribunal après avoir tenté de se suicider. Le deemster se retrouve donc dans la situation impossible de juger une femme qu’il aime secrètement, à qui il a fait un enfant qui passe pour être le fils de Pete et qui a cherché à mettre fin à ses jours parce qu’elle n’accepte plus de vivre recluse secrètement chez Philip. Jusqu’au bout, cependant, ce dernier tente de cacher la vérité et prononce un jugement d’acquittement qui consiste aussi à renvoyer Kate dans son foyer. Mais Kate refuse la sentence, défiant Philip devant une assistance médusée, n’ayant aucun moyen de saisir les enjeux enfouis de la situation. En apparence, tout paraît pourtant clair et le comble de l’ironie est bien que le jugement de Philip s’impose à l’assemblée, dont le mari trompé, comme un modèle de clémence et de mansuétude. C’est parce que personne, sinon Kate et Philip, ne peut comprendre la situation qu’elle paraît être une leçon de justice ! Aux yeux du droit le scandale est pourtant grand, parce que ce n’est qu’un simulacre de droit qui a prévalu, sans ce partage véritable qui seul rendrait la situation compréhensible et la sentence fort différente. Avec ce film qui précède tous les autres, Hitchcock posait très tôt dans sa filmographie l’idée que l’incompréhension conduit fatalement à une perversion de justice.

Hommes condamnés

C’est dans ce contexte que la figure vengeresse et inquisitoriale de la « condamnation en tant qu’homme » apparaît. Dans I confess et Vertigo, elle prend la tournure d’une humiliation publique du père Logan et de Scottie. Elle est le fait du juge en plein cœur du prétoire. Dans les deux cas, il outrepasse la neutralité qui devrait caractériser sa fonction pour jeter un doute sur le jugement. Explicitement et après le rendu du verdict dans I confess, puisque avant de prononcer la remise en liberté de Logan, le juge la fait précéder d’une mention tout à fait inhabituelle :

Michael Logan, je suis certain que le jury a jugé en pleine sérénité en recherchant la justice mais je tiens à exprimer mon désaccord contre ce verdict.

Dans Vertigo, c’est avant même l’énoncé du verdict que le juge énumère les manquements de Scottie afin de le faire passer pour un incapable doublé d’un irresponsable. Le juge, pourtant garant du droit, et en continuant en apparence à assurer sa bonne marche, fait ainsi se retourner la justice contre elle-même. La peine infligée, le droit faisant défaut aux juges, est alors d’ordre éthique. Les conséquences ne se font pas attendre. Dans Vertigo le jugement, plutôt que de réhabiliter Scottie à ses propres yeux, est une trappe ouverte pour qu’il plonge dans l’aphasie, rongé par la mélancolie et un accablant complexe de culpabilité. Dans I confess, une autre forme de « justice » expéditive et aveugle, celle de la rue, succède au procès et les dernières paroles du juge sont à lire comme une caution a priori du lynchage dont le père Logan manque d’être la victime.

Dans The Wrong man, la condamnation en tant qu’homme de Manny prend la forme silencieuse d’une indifférence à peu près totale à son sort. Autant les premières séquences du procès avaient eu pour fonction de montrer la situation inextricable dans laquelle Manny était pris au piège, autant la dernière montre que l’issue du procès ne fait désormais plus aucun doute pour personne, en raison de cette inextricabilité même. Cette indifférence généralisée, qui a valeur de jugement tacite, impose peu à peu sa présence à travers une succession de petites saynètes en soi bien anodines, mais pour la plupart filtrées par le regard d’un Manny brisé de les voir converger toutes vers un même sens. Qu’il s’agisse d’un membre du public quittant le prétoire, qu’il s’agisse du juge qui relâche son attention à l’écoute d’un interrogatoire rébarbatif, qu’il s’agisse encore des deux avocats de l’accusation en train de pouffer de rire dans leur coin sans aucune considération pour la gravité du lieu, de l’aide judiciaire de maître O’Connor qui tue le temps en dessinant, de la sœur de Manny qui se remaquille sans attention pour les débats en cours ou des membres du jury totalement accablés d’ennui, un même désintérêt se diffuse dans l’ensemble du tribunal. Par chance, ce désintérêt est aussi ce qui pousse l’un des membres du jury à commettre un vice de forme en s’offusquant publiquement qu’on l’oblige à écouter un témoignage inutile. Cet esclandre conduira à un ajournement du procès qui permettra entre-temps que le vrai coupable soit confondu. Il n’en demeure pas moins que Manny aura dû en passer auparavant par une condamnation morale d’autant plus cruelle qu’elle ne s’exprime jamais ouvertement et qui s’apparente à un calvaire métaphysique : se sentir déchu de son statut d’être humain, en n’étant même plus un objet d’attention.

Paradine case présente une intéressante variante de la configuration non seulement parce que c’est l’avocat Anthony Keane qui subit la condamnation, mais aussi parce que c’est l’accusée, Mme Paradine, qui la prononce, avant que Keane lui-même ne prenne le relais. Apprenant le suicide de Latour, dont elle finit par confesser qu’elle en était éperdument amoureuse, elle avoue publiquement l’assassinat de son mari aveugle. Coupable d’un crime de sang abject, elle parvient cependant à faire passer sa faute au second plan, en désavouant son avocat avec le ton de certitude et d’arrogance qu’on prête généralement au bon droit. Elle renvoie sur Keane la responsabilité du suicide de son amant et lui fait part de la haine et du mépris qu’elle lui porte, l’obligeant par là même à reconnaître, devant une assistance lourde de reproches, ses défauts et son incompétence. Voir celui qui fut jusqu’ici un brillant avocat se livrer à un tel exercice de contrition en retournant contre lui-même les armes du langage, dont on l’avait vu user avec brio contre Latour, engendre l’un des pires moments de malaise de tout le cinéma d’Hitchcock. Obligé de quitter le prétoire dépité, le plan qui accompagne la sortie de l’avocat est sans appel : vertigineuse plongée qui figure un point de vue divin sur laquelle se font attendre quelques accords de violons mélodramatiques, ce plan suggère à lui seul que Keane devra désormais porter le poids d’une « condamnation en tant qu’homme » bien plus accablante que la sentence qui s’abattra sur sa cliente27.

Une condamnation par lui-même d’un homme de justice, c’est déjà ce qu’offrait à voir The Manxman. Le deemster, qui avait cherché à « composer avec lui-même28 », ne peut en effet se soustraire jusqu’au bout à l’éclatement de la vérité. Dans ces théâtres de l’incompréhension que sont les procès hitchcockiens, il n’est pas anodin de constater que la vérité émerge en raison de la compréhension subite du père de Kate que l’amant de sa fille et le deemster ne font qu’un. Il accuse alors publiquement Philip d’être un traître, accusation contre laquelle ce dernier ne peut plus se dérober. Ôtant avec solennité la perruque qui symbolise la fonction de deemster, dans un plan rapproché en contre-plongée qui renforce le sentiment d’extrême solitude intérieure du personnage, Philip avoue la trahison, l’honneur bafoué de Kate et se déclare indigne de juger son prochain. L’homme de justice ne peut plus exercer parce qu’il n’est pas un homme droit. Bien avant I confess, donc, The Manxman offrait déjà le spectacle d’un homme condamné moralement pour indignité, en dramatisant au passage la différence qui peut exister entre justice et droit, incarnée dans le clivage d’un homme renonçant à l’exercice du droit au nom de la justice. À vrai dire, aucun des autres films n’ira aussi loin dans cette voie parce que la mise au ban de Philip semble tout emporter avec elle, aussi bien son intégrité d’homme que sa fonction emblématique de juge.

Affaiblir le droit pour faire parler la justice

À l’issue de ce parcours, il convient d’interroger les raisons d’une telle insistance sur ces moments où un individu est « condamné en tant qu’homme », dans un lieu où chacun devrait normalement être jugé pour des faits et non pour la qualité de son être. Deux apparaissent essentielles si l’on cherche à dégager une métaphysique possible des procès hitchcockiens. Le plus évident, d’abord, est de constater que la récurrence de cette thématique vise non seulement à dénier aux procès toute légitimité quant à l’expression d’une justice véritable, mais surtout à transmettre l’idée qu’ils sont par essence des hauts lieux de la cruauté. On pourrait ne jamais en finir de se poser la question de savoir selon quel régime dramaturgique le cinéma d’Hitchcock est un « cinéma de la cruauté29 », en référence au titre de l’ouvrage célèbre d’André Bazin. Ce cinéma est-il cruel parce qu’il injecte de la violence et de l’horrible dans des histoires qui sans cela auraient beaucoup de mal à tourner en drame (cruauté extrinsèque) ou bien l’est-il parce qu’il sait révéler le fond de cruauté caché derrière des situations qui pourraient (presque) passer pour anodines (cruauté intrinsèque) ? C’est la question qui court pendant une bonne partie de Rear window (Fenêtre sur cour, 1954) : l’assassinat de Mme Thorwald est-il un fantasme construit de toutes pièces par Jeffries pour tromper son ennui ou bien est-il un secret vrai, invisible derrière une triste mais banale vie de couple, que les dons d’observation et la lucidité de Jeffries font venir au grand jour ? Il n’est pas question ici de trancher l’alternative (c’est d’ailleurs le fait qu’elle ne soit pas tranchée qui la transforme en un excellent vecteur dramatique), mais il est remarquable que c’est du côté de la révélation d’une cruauté intrinsèque que se situent les procès hitchcockiens. En effet, être ouvertement condamné en tant qu’homme doit être considéré dans le cinéma d’Hitchcock comme l’expression explicite et radicale d’un processus de déshumanisation plus souterrain, mais consubstantiel à la logique d’un procès. Elle est un point d’orgue de cette logique, non une exception. C’est ce que ne cesse d’exhumer la mise en scène hitchcockienne de tous les procès, dont il faut noter ici qu’ils se déroulent pourtant dans des lieux et sous des régimes juridiques très différents30. Elle ne manque jamais de souligner que les acteurs d’un procès sont comme prisonniers du rituel judiciaire, enserrés dans un système de places et de rôles qui les réduit à leur fonction. Elle cherche à donner corps à une sensation physique d’étouffement qui rend pénible l’idée même de se trouver dans un prétoire. Elle montre que le rituel judiciaire est une mécanique désincarnée et kafkaïenne, incompréhensible pour le commun des mortels, ainsi que Manny en fait la redoutable expérience. Elle dévoile enfin que les arcanes judiciaires sont sourdes à ce qui est le terreau de la complexité humaine : les sentiments, les affects et les failles intérieures, c’est-à-dire tout ce jeu des faiblesses humaines sans lesquelles on n’est plus tout à fait un homme. Le meilleur symptôme de cette déshumanisation ? C’est peut-être dans Vertigo qu’il se trouve, dans la manière si scandaleuse dont est mené et expédié le procès de Scottie par un juge bien peu charitable, procès dont toute l’ironie est qu’il conduise à l’acquittement d’un homme nié dans son humanité. Le portrait de Scottie que la mise en scène forge en ces instants, portrait muet aux yeux remplis de larmes, figure en des gros plans pathétiques ce qu’il peut en être de l’horreur métaphysique engendrée par un procès.

Il faut ensuite prendre acte que la violence de la « condamnation en tant qu’homme » impose avec fracas l’idée que les jugements édictés par le droit n’ont finalement aucun poids face aux jugements moraux ou aux certitudes de l’intime conviction. S’il est un cinéma, non exactement sur l’impuissance, mais sur les faibles puissances du droit, c’est bien le cinéma d’Hitchcock. Combien sont dérisoires les acquittements du père Logan et de Scottie ! Plus insidieusement encore, combien compte peu la culpabilité de Mme Paradine ! Si l’on peut dire d’Hitchcock qu’il propose en définitive une métaphysique des procès, c’est parce qu’il parvient à penser en cinéma l’idée que l’exercice du droit – fût-il raisonné et raisonnable – est inapte à imposer son ordre face aux raisons du cœur. Doit-on voir là le signe d’un tempérament pessimiste ou, plus sûrement, le triomphe de la conception catholique qu’Hitchcock se fait des hommes ? Admettons qu’il soit en l’espèce difficile de trancher. Il importe cependant de reconnaître qu’un droit faible dans ses arrêts participe à la logique d’une œuvre qui s’ingénie à faire du châtiment, prononcé en dehors de tout cadre judiciaire, l’une de ses pierres angulaires. Combien de femmes fautives en ont fait les frais, au premier rang desquelles la Marion Crane de Psychose (1961), massacrée dans sa douche dès l’instant, semble-t-il, où elle s’est résolue à rendre l’argent qu’elle avait dérobé ? Affaiblir le droit pour mieux faire parler la justice : il n’est pas certain finalement que tout le cinéma d’Hitchcock ne tienne dans ce vertigineux paradoxe.

  • *.

    Maître de conférences en études cinématographiques, université Paris X-Nanterre.

  • 1.

    C’est ce qu’Antoine Garapon nomme la « fonction psychologique » du procès, à laquelle on ne saurait le réduire. Voir Antoine Garapon, « Le devenir du rituel judiciaire », dans Laurence Schifano et Christian Biet (sous la dir. de), Représentations du procès (Droit, Théâtre, Littérature, Cinéma), Nanterre, Publidix, coll. « Représentation », 2003, p. 34.

  • 2.

    Comme le montre Antoine Garapon, cette idée a parfois tendance à être déniée, en particulier par certaines victimes se constituant parties civiles dans des procès pour crime contre l’humanité éminemment douloureux, avec tous les risques que cela entraîne malheureusement pour la bonne marche de la justice comme pour elles-mêmes : « Les parties civiles les plus extrêmes justifient [ …] la sidération des règles de justice par la monstruosité des crimes contre l’humanité, c’est, à proprement parler, une opinion, mais il est dangereux de placer un principe au-dessus de la justice, un principe au nom duquel on peut se dispenser d’appliquer les règles de droit dans toute leur rigueur et leur formalisme. En s’exceptant de l’institution, la victime, qui a été exceptée du monde commun, risque, à son corps défendant, de reconduire à l’infini son statut : alors que le rôle de la justice est précisément de permettre l’accès au symbolique, à une loi commune. Certaines victimes demandent réparation, mais d’un crime qui doit demeurer à leurs yeux irréparable. Demander justice est devenu “le sens de leur vie ”, et la justice risque de les en priver. » Voir A. Garapon, « Le devenir du rituel judiciaire », art. cité, p. 31. Souligné par l’auteur.

  • 3.

    L. Schifano et C. Biet, « Introduction » de Représentations du procès, op. cit., p. 6-8.

  • 4.

    Dominique Sipière, « Alfred Hitchcock : procès et procédés », dans CinémAction, n° 105, « La Justice à l’écran », 2002, p. 157.

  • 5.

    Antoine Garapon, Frédéric Gros, Thierry Pech, Et ce sera justice. Punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 329.

  • 6.

    « Faire un procès à quelqu’un est une façon de le reconnaître, de le qualifier d’interlocuteur, de le choisir partenaire conflictuel (comme l’atteste l’anthropologie du procès) […] », A. Garapon, « Le devenir du rituel judiciaire », art. cité, p. 31.

  • 7.

    Elle a souvent été mise en lumière, jusque dans les lectures d’inspiration féministe de ses œuvres. Voir par exemple, Tania Modleski, Hitchcock et la théorie féministe, les femmes qui en savaient trop (1988), Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels étrangers », 2002, p. 163.

  • 8.

    Claude Chabrol et Éric Rohmer, Hitchcock (1957), Paris, Ramsay, coll. « Poche cinéma », 1986.

  • 9.

    Donald Spoto, la Face cachée d’un génie. La vraie vie d’Alfred Hitchcock, Paris, Ramsay, coll. « Poche cinéma », 1994, p. 51.

  • 10.

    Sur ce point, voir Fabien Boully, « Humiliation. Le dispositif du procès comme readymade dans le cinéma d’Hitchcock », dans C. Biet et L. Schifano (sous la dir. de), Représentations du procès, op. cit., p. 399-409. Quelques éléments de cet article sont ici repris sous une forme remaniée.

  • 11.

    L’expression est de Michel Foucault et sert à désigner ces espaces sociaux où s’exprime la mécanique du pouvoir qui opère selon un principe de « localisation élémentaire ou de quadrillage » : « à chaque individu sa place ; et à chaque emplacement son individu », Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1975, p. 168.

  • 12.

    D. Spoto, la Face cachée d’un génie, op. cit.

  • 13.

    Alfred Hitchcock, François Truffaut, Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1993, p. 171.

  • 14.

    A. Hitchcock, F. Truffaut, Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 171.

  • 15.

    Nicole Rafter, Shots in the Mirror, Oxford, Ofp, 2000, p. 95.

  • 16.

    D. Sipière, « Alfred Hitchcock : procès et procédés », art. cité, p. 159.

  • 17.

    Seul le juge de The Manxman – le deemster de l’île de Man – détient le pouvoir de statuer sur la sentence. Mais il est symptomatique que ce soit aussitôt pour être remis en question en sa qualité d’homme, comme nous aurons à y revenir.

  • 18.

    D. Sipière, « Alfred Hitchcock : procès et procédés », art. cité, p. 161. Souligné par l’auteur.

  • 19.

    Ibid., p. 161.

  • 20.

    Ibid., p. 161.

  • 21.

    A. Hitchcock, F. Truffaut, Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 172.

  • 22.

    A. Hitchcock, F. Truffaut, Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 118-119.

  • 23.

    Ibid., p. 119.

  • 24.

    Ibid., p. 119.

  • 25.

    Avant que les jurés ne se retirent pour délibérer, le juge les enjoint de ne tenir aucun compte du fait que Logan soit prêtre.

  • 26.

    Ce sont ses mots pour parler de Mme Paradine à sa propre femme.

  • 27.

    On notera d’ailleurs que le spectateur ne saura rien de cette sentence.

  • 28.

    En exergue du film figure cette citation : « L’homme perd son âme en voulant composer avec lui-même. »

  • 29.

    André Bazin, le Cinéma de la cruauté, Paris, Flammarion, 1975.

  • 30.

    Le procès de I confess se déroule dans un tribunal de Québec, dans lequel la présence d’un imposant Christ en croix est remarquable. Celui de The Manxman a lieu dans la cour de justice de l’île de Man. Le procès de Paradine case se déroule dans l’Old Bailey de Londres, quand celui de The Wrong man prend place dans un tribunal de New York, vraisemblablement celui dans lequel s’est déroulé le procès du fait divers d’origine. Quant au procès de Vertigo, il se déroule curieusement sur les lieux mêmes du suicide de Madeleine, dans le couvent de San Juan Bautista, ce qui ne manque pas d’être significatif.