Le 68 français, moment de suspension et mise en suspens de la Révolution
Les événements de mai en France concentrent de nombreux paradoxes : ce temps de révolution est aussi celui de l’épuisement de la culture révolutionnaire à la française, la critique de l’autorité a préludé en philosophie à un tournant éthique, la volonté de retour au réel se double de l’idée que celui-ci n’est plus qu’un simulacre.
À quarante ans de distance, on comprend mieux l’obsession que représentent les événements de mai 1968. Les événements, voilà un pluriel auquel il faut donner tout son sens. Si la légende d’un milieu soixante-huitard s’est imposée, ce milieu était d’emblée contradictoire, hybride. Et le soixante-huitard était lui-même un individu aux identités multiples, un dogmatique sur le plan du savoir qui pouvait cohabiter avec un libertaire sur le plan des mœurs1. Ce fut donc, dans le contexte hexagonal, un événement aux contrastes multiples, ce qui explique les tensions, les incertitudes et les indécisions qui le parcoururent.
Au-delà du comportement des acteurs eux-mêmes et de leur hétérogénéité, les événements ne signent pas un commencement ni un recommencement. Indissociable d’une transformation des mœurs, le 68 français a d’abord traduit l’affaiblissement des institutions hiérarchiques, qu’elles aient été visées ou non : le pouvoir politique gaulliste, le Parti communiste, qui faisait office de contre-État en France depuis la fin de la guerre (l’union de la gauche allait l’achever progressivement), et l’Église catholique, adversaire naturel de la République.
Cependant, la crise des pouvoirs verticaux et des autorités morales n’a pas débouché sur des changements politiques majeurs. On le sait mieux que jamais quarante après puisque le sentiment d’un blocage institutionnel, social et politique l’emporte toujours. Dès lors, peut-être comprend-on mieux certains des paradoxes indissociables du 68 français : un temps de révolution qui en finit avec la possibilité même de la Révolution au pays de la Révolution ; une critique de l’autorité qui donne lieu dans les décennies suivantes à un tournant éthique ; une volonté de revenir au réel qui se double de la conviction que celui-ci n’est plus qu’un simulacre. Bref, ces paradoxes montrent bien que le 68 français symbolise le début de la fin du roman national et une absence de prise sur la réalité historique, celle de la France et celle du monde.
Mise en suspens de la Révolution
Autour du mythe de Mai 68, une première illusion porte sur l’idée même de révolution qui, depuis 1789, est indissociable de l’histoire de la France. Après 1968, la décennie 1970 a opposé la lecture orthodoxe de la Révolution, celle d’Albert Mathiez, à celle que proposaient deux anciens communistes, François Furet et Denis Richet. Leur interprétation de la Révolution remet alors en cause l’idéal révolutionnaire dont le Parti communiste était la caisse de résonance (voir par exemple La Marseillaise, 1938, de Jean Renoir). Mais le reproche adressé à François Furet de vouloir en finir avec la Révolution est infondé. Furet ne met pas en cause le phénomène révolutionnaire en tant que tel mais l’incapacité d’arrêter le processus révolutionnaire pour éviter les emballements de l’enthousiasme.
Je me sens ambigu et double, et je ne peux pas penser qu’il puisse en être autrement. On ne peut pas récuser le phénomène révolutionnaire, bien qu’il soit impossible par définition à penser en termes de droit. D’un côté, il vaudrait mieux que l’évolution de l’Histoire se fasse sans révolution. Mais on ne peut pas non plus l’exclure, dans certaines situations […] Je pense pourtant que les révolutions ont intérêt à être le plus possible des parenthèses courtes. Le pire, ce sont les révolutions très longues, une interminable absence de droit […] Tout le problème des révolutions, c’est d’arriver à les terminer2.
Furet, un libéral mélancolique selon Pierre Hassner, s’interrogeait donc sur le destin des démocraties libérales quand, devenues orphelines de l’idée même de révolution, elles ne parvenaient plus à imaginer d’alternatives pour l’avenir3. Mettre un terme à la Révolution ? Ce n’était pas la question de Mai 68 car les événements, vécus comme révolutionnaires, l’étaient aussi comme un moment de suspension historique. Un moment de suspension révolutionnaire, c’est dans cet esprit que Mai a été interprété selon plusieurs variantes.
Ou bien – c’est la thèse des trois auteurs de la Brèche : Castoriadis et Lefort issus de Socialisme ou barbarie et Edgar Morin d’Arguments – 68 correspondait à un événement exceptionnel sur le modèle des conseils cher à Arendt (Budapest en 1956 par exemple). Cette interprétation rejoignait à l’époque le courant autogestionnaire, dont les variantes étaient multiples, de la thèse de Michel de Certeau dans la Prise de parole, à l’état d’esprit d’un club comme « L’autre Europe » (Akos Ditroï, Pierre Hassner, etc.) qui pensait que des moments exceptionnels, des brèches, des « vacances », pouvaient redynamiser des démocraties anémiées4. Elle avait les faveurs de Hannah Arendt qui s’enthousiasmait pour les faits et gestes de Dany Cohn-Bendit dont elle avait connu la famille.
Une deuxième interprétation aux accents plus libertaires et anarchistes s’inspirait historiquement de la Commune de Paris (ce n’est pas par hasard que Pierre Vidal-Naquet et Alain Schnapp parlent de la « Commune étudiante ») et croisait intellectuellement des interrogations d’ordre esthétique qui s’en prenaient à l’idée de coupure épistémologique (coupure entre un réel idéologique et aliéné, et le Concept ou le Savoir). Mikel Dufrenne qui dirigeait la Revue d’esthétique écrivait contre l’althussérisme dans Pour l’homme et Jean-François Lyotard fut à la fois l’auteur de Discours Figure (ouvrage qui confrontait, par le biais de Husserl et de Freud, le structuralisme à l’esthétique, le langage à la figure) et d’un article critique sur Althusser. Alors que la première approche célèbre un moment de suspension du pouvoir (le conseil), le second souligne les vertus imaginatives d’un collectif plus ou moins en fusion créatrice, pour reprendre des termes de Sartre.
Une troisième interprétation intervient dans un double contexte – contexte politique maoïste et contexte intellectuel althussérien de l’École normale supérieure5 – qui sacralise les liens du Dogme et de la Révolution. Elle s’engage dans une double direction : d’une part, celle de l’identification au Peuple/Un dont le Parti et ses gardes rouges sont les guides ; d’autre part, celle de la coupure (qualifiée d’épistémologique car le Savoir est d’ordre scientifique, et donc indiscutable !) entre l’idéologie et le Savoir. Dans le premier cas, le Peuple se confond avec le Savoir du Guide et de ses gardes dont la raison d’être est de faire la guerre à l’Ennemi (l’Occident, le Capital, la Propriété6). Dans le second cas, la maîtrise du Concept permet de ne pas être l’otage d’une réalité aliénée à laquelle ne profitent plus les vertus de la dialectique hégélienne. Qu’il s’agisse de la fusion entre le Guide et le Peuple ou de la coupure entre le Concept et un réel meurtri par l’idéologie, l’histoire est dévaluée dans sa quotidienneté et dans son historicité7. Cette variante de la Révolution soixante-huitarde, la plus dure et la plus folle, celle qui marquera le plus les esprits, contribue donc à la dévalorisation de la réalité historique et du monde. Ces concepts de coupure épistémologique ou de modèle demeurent toutefois la référence d’un auteur progressiste qui justifie quarante après ce qu’il a écrit comme si rien ne s’était passé8.
Telle est la contradiction de 68 : être la manifestation d’une réalité révolutionnaire, un moment de révolution suspendue dans un monde qui a de moins en moins prise sur l’histoire. Alors que l’Ange de Christian Jambet et Guy Lardreau témoigne d’un esprit gnostique pour lequel le monde présent est mauvais9, le thème des droits de l’homme s’impose à l’échelle internationale comme le dernier combat possible à l’international. Car la « suspension historique » s’est accompagnée d’une disparition provisoire et illusoire de l’État. Les critiques de l’État conclurent un peu vite à la disparition de l’État, ce qui sera exacerbé par l’idéologie libérale de la main invisible. Reste que l’État est aujourd’hui de retour sur un mode qui n’est pas celui du libéralisme10.
Ainsi, si le moment 68 est considéré comme révolutionnaire dans plusieurs sens, il se situe dans la continuité du Roman national inauguré par la Révolution de 1789. Mais, en 1968, la révolution est une répétition (la Commune de Paris, les conseils, la révolution maoïste considérée comme une amplification de la révolution communiste, etc.) plus que le début d’une ère nouvelle. Moment de suspension, les événements de 68 suspendent la Révolution ; celle-ci est derrière nous et sera de moins en moins devant nous. Mai est le début de la fin du roman national parce qu’il ne canonise la Révolution que pour mieux en achever le cycle. Révolution en suspens et suspension de l’idéal révolutionnaire ! Cela n’empêche pas la rhétorique révolutionnaire et progressiste de persister !
Entre fraternité et éthique
Moment de suspension historique et dernière manifestation de la Révolution : face à ce paradoxe, les représentants du Mai français vont imaginer des portes de sortie. Quelle issue trouver dans un monde sur lequel il n’y a pas de prise ? Divers cas de figure traduisent autant de décalages vis-à-vis de la réalité hexagonale et de ce qu’on appelle le roman national.
De nombreux ouvrages le proclament alors haut et fort, Mai 68 s’en prend d’abord à la figure du Père, que symbolise le général De Gaulle, entouré de tous ses grands prêtres dont André Malraux, révolutionnaire d’hier, résistant de la guerre d’Espagne, qui a désormais en charge le Musée imaginaire. S’agit-il seulement de s’en prendre au Père et à la Loi ? Si ce n’est pas le cas des psychanalystes, de Lacan à Legendre, c’est celui des nietzschéens qui cherchent une société fraternelle, une société « sans père », une société « sans totems ni tabous » et sans Freud. Gilles Deleuze, qui n’aime pas trop les pères en tous genres (l’Anti-Œdipe en fait foi), est à la recherche de la collectivité des frères sans père. En témoignent un texte consacré à Bartleby de Herman Melville et le voyage transatlantique qu’il entreprend mentalement. Loin d’avoir cru au rêve communiste, Deleuze attend de l’Amérique un monde fraternel permettant d’en finir avec la culpabilité européenne et avec Freud, maître en culpabilisation. Celle d’un monde, celui de Kant, où le juste ne dit plus le bien, où chacun se culpabilise de ne jamais savoir si ce qu’il croit juste est bien. Or, la recherche de la fraternité exige un déplacement géographique, un exil volontaire, une sortie du monde européen et la découverte de l’espace américain. Moins celui des hautes vallées et de la montagne (le western) que celui du désert et de la grand-route, celui de la Californie et du mouvement hippie. Il faut nomadiser, voyager, traverser l’Atlantique et s’enfoncer dans le désert. Au risque d’y rester comme on le voit dans Zabriskie Point (1970) d’Antonioni. Au risque de faire machine arrière, comme dans Macadam à deux voies (1972) de Monte Hellman, un film qui marque le moment où les road-movies ne vont plus dans la direction de la côte ouest mais reviennent vers la côte est. Les variantes du voyage en Amérique n’en seront pas moins nombreuses entre le remarqué Journal en Californie d’Edgar Morin et, plus tard, Amérique de Jean Baudrillard11. Quant à Deleuze, il devra convenir que le capitalisme a sapé la fraternité aux États-Unis. Place au désert !
Échec ou non, en Europe ou aux États-Unis, la recherche de la fraternité, c’est-à-dire d’un monde où l’on vit mieux ensemble, en « communauté », débouche chez d’autres sur une réflexion éthique qui se présente comme le meilleur recours pour répondre à la violence. Il y a ceux qui passent allégrement du discours de la guerre aux droits de l’homme, en déclarant la guerre aux totalitarismes et en faisant du droit d’ingérence le « canon » de la nouvelle guerre juste. C’est une éthique du moindre mal qui justifie le recours à la violence : on ne fait plus le bien mais le moins de mal possible. Le « droit de l’hommisme », souvent décrié aujourd’hui comme individualiste, est d’abord une propagation de la guerre ailleurs au nom du droit et de la justice. Cette stratégie internationaliste et supra-étatique est indissociable de la dévaluation du roman national dont l’Idéologie française est la salve la plus meurtrière. Si l’histoire de France, Vichy aidant, est un échec historique, si la France s’est vidée de sa substance éthique et républicaine, le combat pour les droits de l’homme, hormis le combat contre l’extrême droite, se passe ailleurs. La militance devient une militance des droits de l’homme12.
Dans le cas d’un Benny Lévy, l’un des deux patrons du maoïsme althussérien avec Robert Linhart, l’éthique intervient dans le double sillage de la morale sartrienne et de l’éthique de Levinas, en lien avec la Shoah et la question juive. Totalité et Infini de Levinas s’ouvre sur une critique de l’ontologie hégélienne qui est associée au discours de la guerre. Comment sortir de la guerre ? Du Rwanda à Israël, la question se répète. Benny Lévy décide de vivre en Israël où il fonde un centre d’études et se consacre à l’interprétation talmudique des textes. Quarante ans après, on s’aperçoit que le conflit israélo-palestinien est à l’origine d’une ligne de fracture, qui va aller en grandissant chez les maos, qu’ils soient anciens ou éternels13 !
La déprise du réel
Mai 68, Révolution suspendue mais aussi une Révolution qui a du mal à entretenir une relation effective avec le monde et avec l’histoire hexagonale. Les révolutions technologiques ne font pas encore ressentir leurs effets, le philosophe des sciences Jean-Toussaint Desanti ne s’inquiète pas encore de l’affaiblissement du rapport à la réalité que génèrent les nouvelles technologies. Pourtant, bien des auteurs, ceux qui se réclament du mouvement situationniste14 ou de Jean Baudrillard, perdent le sens d’une réalité qui se confond avec les possibles et avec les simulacres. Nous voilà plongés dans un monde d’artefacts, alors que nous n’avons pas encore pris le tournant de la démocratie d’opinion de 1983. L’absence de prise historique s’exacerbe. Moment de vertige à la double allure libertaire et dogmatique, Mai 68 accompagne une déprise du réel qui n’affecte pas par hasard les philosophies de l’histoire même si la figure de Sartre reste décisive15.
Georges Perec écrit les Choses avant L’homme qui dort, qui raconte l’errance parisienne d’un étudiant qui s’efforce de devenir indifférent au réel. L’idée s’impose que le réel est pauvre et triste ; le désenchantement s’installe avec l’ombre de la Shoah. Le Mai 68 libertaire a un envers angoissé et dépressif. On veut faire la Révolution mais celle-ci a sa part maudite. Queneau est toujours là. On peut écrire en oulipo comme Perec, mais la réalité des camps ne peut plus être mise entre parenthèses, oubliée16. Ce que Jean Cayrol n’a pas réussi à faire entendre dans un contexte catholique par ce qu’il appelait, dans Esprit, le roman lazaréen va pouvoir l’être à l’époque. Le réel est alors dévalué, lourd d’une mémoire tragique.
Pourtant, comme par défi, comme par volonté de résister aux seuls artefacts de la communication et aux mensonges de l’idéologie, d’autres entreprennent de revenir au réel par le biais d’une écriture journalistique ou littéraire. La volonté de décrypter le réel est mise en avant. La création d’Actuel ou de Libération en témoigne. Mais le militantisme de ce dernier, en tout cas dans un premier temps, ne s’inscrit pas dans la ligne du nouveau journalisme américain, celui de Rolling Stone par exemple, qui est révéré comme un modèle à l’époque. La nouvelle vague, Godard le premier, avait déjà une double ambition formelle et documentaire (plus que la critique des mœurs version Louis Malle dans Milou en mai ou le cinéma de Claude Chabrol qui ausculte inlassablement la bourgeoisie provinciale). François Ewald, participe de cette traque du réel en recherchant la mine, non sans aveuglement17. Robert Linhart, quant à lui, s’établit en usine18. En réponse à la déprise historique, aux retours de mémoire qui s’annoncent et vont progressivement prendre le dessus, certains ont le désir de mieux comprendre le réel, le signe d’un présent que l’on ne peut réduire à un simulacre. Comme le photographe de Blow-up d’Antonioni qui date de 1967, il faut grossir les détails d’une image qui ne montre rien au premier coup d’œil pour percevoir l’objet du délit.
Prenons deux exemples de cette traque du réel. Pierre Michon tout d’abord. Il ne cesse d’interroger sur la possibilité d’écrire quand le Père est absent (c’est la thèse de Rimbaud le fils), s’intéresse aux méconnus, aux petits car toute vie vaut la peine, comme d’autres devaient s’établir pour trouver le contact avec l’ouvrier. Dans Vies minuscules, un livre culte, il parle des gens inconnus, il valorise le petit comme le grand, Maîtres et serviteurs, le connu et l’inconnu, et dans la Vie de Joseph Roulin, il évoque le facteur d’Arles qui servit de modèle à Van Gogh. Plume plus journalistique et soucieuse de l’enquête Jean Rolin ensuite. Celui-ci a d’emblée évoqué un groupe mao dans l’Organisation (son frère Olivier évoquera la clandestinité mao dans Bar des flots noirs), s’impose comme l’un des journalistes les plus originaux, comme un enquêteur hors pair. Un recueil de textes récemment publiés permet de prendre la mesure de ce travail exceptionnel19. Tel est le 68 français, un moment singulier où l’on perd pied. Dans ces conditions, celui qui en prend conscience n’a d’autre urgence mentale et artistique qu’un retour au réel ou de renouer avec l’éthique pour contrer une violence qui ne peut pas toujours être contenue.
Croire que le monde peut s’arrêter, c’était reconnaître un essoufflement de l’histoire. C’est pourquoi Mai a toujours été considéré comme un mouvement spécifiquement français. Trop longtemps on a francisé Mai. Aujourd’hui, on le remet en scène par rapport à ce qui se passait dans d’autres parties du monde. Peut-être est-ce une meilleure manière de saisir que Mai était le début de la fin du roman national et que la France républicaine et souveraine, qu’on le veuille ou non, se mondialisait. L’homme qui dort de Perec était-il le premier chapitre de la France qui dort ou une invitation à tisser les fils d’une autre histoire ?
- 1.
Ce fut le cas de Robert Linhart, figure marquante du maoïsme et althussérien rigoureux. Dans un livre d’une belle pudeur, sa fille rappelle qu’il n’a pas accompagné les événements de Mai 68 car ils ne correspondaient pas aux exigences de la Théorie mais qu’il fut un adepte libertaire des mœurs soixante-huitardes, voir Virginie Linhart, Le jour où mon père s’est tu, Paris, Le Seuil, 2008.
- 2.
Cette citation est extraite de la préface éclairante de Pierre Hassner à un récent recueil de textes de François Furet publié sous le titre Penser le xxe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007.
- 3.
Certains s’en étonneront, mais il en va de même chez Raymond Aron : « L’acteur historique observe, juge, réforme : il ne convertit ni les hommes, ni les sociétés. Attitude réformiste qui n’exclut pas, dans certains cas, le choix révolutionnaire : si une classe dirigeante s’est révélée incapable d’assurer l’ordre et le progrès, pour reprendre les concepts d’Auguste Comte, le choix de la Révolution ne contredit pas la politique d’entendement », dans Histoire et dialectique de la violence, Paris, Gallimard, 1973.
- 4.
Sur le club « L’autre Europe », voir Olivier Mongin, Face au scepticisme. Les mutations du paysage intellectuel, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », p. 94.
- 5.
Virginie Linhart souligne bien dans Le jour où mon père s’est tu, op. cit., l’obsession de la réussite scolaire dans les familles des anciens soixante-huitards autoproclamés. Être libertaire ne signifie pas qu’on se moque du concept et de l’éducation. Il faut au contraire passer par les meilleurs lycées. Ce n’est pas un hasard si Mai 68 se focalise sur l’université et les problèmes scolaires. Aujourd’hui, les anciens soixante-huitards sont les meilleurs défenseurs de l’école républicaine et les contempteurs des immigrés qui fragilisent l’école par leur seule présence. Le livre de Thierry Jonquet, mao soixante-huitard proclamé (Rouge c’est la vie, Paris, Le Seuil, 1998), sur les banlieues est surprenant (Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, Paris, Le Seuil, 2006). Mais il est vrai que 68 ignorait alors les immigrés que l’on ira voir ensuite à Nanterre dans les bidonvilles ou que Robert Linhart rencontre aux usines Citroën. À ce propos il décrit dans l’Établi (Paris, Minuit, 1978) une hiérarchie ouvrière impitoyable entre les Français d’origine et les autres.
- 6.
De Serge July à André Glucksmann, la référence au thème de la guerre à conduire (guerre contre l’État ou d’autres instances dont les fameux appareils idéologiques d’État) est très présente dans les écrits de l’après-68. Mais, on le sait, le soixante-huitard français est un « guerrier » qui ne sombre pas dans le terrorisme à la différence de ce qui s’est passé en Italie.
- 7.
Hélène Védrine expliquait le succès d’Althusser par deux raisons : « L’impuissance des intellectuels (et de la gauche) pendant la période gaulliste (d’où la déviation théoriciste), l’abâtardissement de la pensée marxiste officielle (d’où le succès du “retour au concept”) », les Philosophies de l’histoire, déclin ou crise ?, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1974, p. 176.
- 8.
Alain Badiou, auteur de pièces de théâtre il est vrai et donc un peu fabulateur, n’a pas son pareil pour expliquer qu’il ne s’est jamais trompé et qu’il pense toujours la même chose aujourd’hui qu’il y a quarante ans. Voir son inénarrable préface à la réédition à la fin de l’année 2007 (Alain Badiou, le Concept de modèle, Paris, Fayard, 2007) d’un livre de 1969 qui reprenait une conférence prononcée en 1968 dans le cadre des « cours de philosophie pour scientifiques » organisés par Louis Althusser.
- 9.
Daniel Lindenberg y insiste dans Choses vues, Paris, Bartillat, 2008.
- 10.
Voir le dossier d’Esprit (novembre 2005) sur les cours de Michel Foucault consacrés au néolibéralisme.
- 11.
Pour ce dernier, le voyage en Amérique renvoie à deux thèmes : la fin de l’utopie (« Le passage vers l’Amérique, dans une sorte de reconstitution du mouvement d‘émigration d’Européens vers l’Amérique, s’est effectué à la suite d’une utopie. L’Amérique représentait, tout au contraire, une utopie réalisée. En fait, le passage réel vers cette indistinction de la culture et de la vie qui était notre utopie ») et le désert (« L’apothéose de l’utopie au sens littéral, c’est-à-dire du lieu nul, du nulle part : c’est le désert comme forme primitive de l’espace »), extraits de l’article « L’Amérique ou la pensée de l’espace », dans Citoyenneté et urbanité, collectif, Paris, Éditions Esprit, 1991 ; voir bien sûr du même Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset 1986 (rééd. Paris, Descartes & Cie, 2000).
- 12.
Là encore, il faudrait distinguer. Si Bernard-Henri Lévy fait le procès de la France et de ses autorités morales et intellectuelles (seul Sartre est reconnu non coupable), André Glucksmann publie un essai sur la France, le pays de Descartes et de la morale provisoire (la France, c’est Descartes). Bien entendu, le combat pour les droits de l’homme n’est pas réductible à la seule vigilance issue de la nouvelle philosophie, voir mon article dans le numéro spécial d’Esprit intitulé « Splendeurs et misères des intellectuels », « Le courant antitotalitaire et les impasses de la réflexion politique », Esprit, mai 2000.
- 13.
Sans avoir les moyens de rectifier ce qui y est rapporté sur le plan des informations données, on peut se reporter à un entretien qu’Alain Badiou a récemment donné à Éric Hazan (Changement de propriétaire, Paris, Le Seuil, 2007, p. 86-99). Il s’y explique (la première question est formulée ainsi : « Alain Badiou, comment expliques-tu que tant d’anciens maoïstes aient si mal tourné ? ») sur l’opposition entre la GP (la Gauche prolétarienne dont les chefs historiques sont Robert Linhart et Benny Lévy) et son mouvement (l’Union des communistes marxistes-léninistes en France – l’Ucfml), et sur la division majeure entre maos pro-palestiniens, dont il se réclame, et juifs sionistes. Cela éclaire ses conflits actuels avec Jean-Claude Milner et Éric Marty par exemple.
- 14.
Voir Laurent Chollet, l’Insurrection situationniste, Paris, Dagorno, 2000 ; voir également l’influence à ne pas sous-estimer du mouvement surréaliste, Jérôme Duwa, 1968 Année surréaliste. Cuba, Prague, Paris, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Imec, 2008.
- 15.
Sur les polémiques relatives à la Critique de la raison dialectique de Sartre, et plus précisément sur la controverse entre Sartre et Aron, voir le livre d’Hélène Védrine, les Philosophies de l’histoire, déclin ou crise ?, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 1974.
- 16.
Sur ce caractère biface de Perec, voir Claude Burgelin, Georges Perec, Paris, Le Seuil, 2002.
- 17.
Voir l’entretien sur son parcours dans « Société assurantielle et solidarité », Esprit, octobre 2002.
- 18.
L’Établi reste un livre fort dont la lecture suscite le respect. On comprend rétrospectivement, et la lecture du livre de sa fille (op. cit.) permet de le saisir, que la description de la chaîne des usines Citroën et des corps aliénés, semblable à ce qui inspira le premier Marx (celui de l’aliénation que rejetaient les althussériens), est une description des corps douloureux et assujettis. En cela Linhart parle de lui et de ses douleurs en scrutant le corps des autres ouvriers de la chaîne.
- 19.
Jean Rolin, L’homme qui a vu l’ours, Paris, Pol, 2006.