Les médicaments de l'attention : les doutes d'un praticien
Les troubles de l’attention existent. Faut-il pour autant les résoudre en prescrivant des médicaments ? Il ne suffit pas de raisonner en termes de coûts et de bénéfices ; en consultation, les choses sont plus complexes. Le déficit d’attention peut être lié à un contexte familial, à un refus de la performance… Et il faut longuement réfléchir avant de prescrire et de transformer un enfant ou un adolescent en « malade psychiatrique ».
« La distraction est un problème psychiatrique à traiter par des médicaments. » Exprimée en ces termes, l’affirmation choque, révolte même. Voilà de l’eau apportée au moulin de ceux qui s’alarment d’une psychiatrisation tous azimuts de la société, avec, au passage, une banalisation inquiétante de la prescription des psychotropes. Et le problème n’est pas simplement théorique. Dans certains États d’Amérique du Nord, pour traiter un trouble dénommé « hyperactivité avec déficit de l’attention », plus de 10 % des garçons de dix ans prennent quotidiennement un médicament stimulant, proche structurellement d’une amphétamine1.
Comment en est-on arrivé là ? Comment se préparer, en France, à gérer ou à éviter une situation similaire ? Peut-être en premier lieu par une meilleure connaissance des éléments du problème : la maladie (si elle existe), les médicaments et les patients qui viennent en consultation (qui, eux, existent assurément).
Le manque d’attention est-il une maladie mentale ?
Rien n’est simple dans cette question : ni la notion de maladie mentale ni celle d’attention.
Dans le contexte très neuroscientifique de la psychiatrie de la fin du xxe et du début du xxie siècle, le patient psychiatrique est considéré au travers du fonctionnement de son cerveau, lui-même conçu comme un système de traitement de l’information. Dans ce cadre, l’attention peut être définie comme le niveau de ressources allouées par le cerveau pour traiter un flux d’information déterminé2. En fait, y compris au sein du champ des neurosciences, il n’y a pas de consensus sur le sujet. Et cela se comprend aisément si l’on remarque qu’attention et conscience sont des notions très proches et que le concept de conscience est encore, pour le moins, l’objet de vives interrogations.
Le terme « maladie », quant à lui, est plus intuitif mais non moins difficile à définir. Une maladie peut, en effet, être considérée tour à tour comme : un ensemble de symptômes (un syndrome) permettant de déterminer un traitement et un pronostic ; un processus décrit à partir d’une théorie (qui peut relever de la biologie, de la psychologie, etc.) ; une construction sociale (la dépression comme « fatigue d’être soi3 ») ; ou encore une construction juridique ou économique (les maladies seraient, par exemple, définies à partir de ce que la Sécurité sociale rembourse).
En ce qui concerne le syndrome de « manque d’attention », on en constate l’existence depuis longtemps dans les livres. En 1798, Alexander Crichton parlait ainsi de façon très imagée d’« agitation mentale4 ». Il s’agit, en pratique, de patients qui passent rapidement d’une activité à une autre, qui manquent les détails, oublient des choses, ont des difficultés à rester concentrés, semblent ne pas écouter quand on leur parle, etc.5. Un tel tableau clinique est souvent rencontré chez des patients présentant également un niveau important d’agitation motrice. Cette agitation étant en général spectaculaire et donc plus facilement repérée, c’est elle qui s’est imposée dans les esprits et parfois également dans les nomenclatures. On parle ainsi d’enfants « hyperkinétiques » (classification française) ou d’enfants ayant un « trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention » (classification américaine).
Pour la biologie, les termes de « cortex préfrontal » ou de « neurone dopaminergique » sont souvent employés dans les ouvrages spécialisés pour expliquer le déficit attentionnel ; un consensus relatif existe cependant pour considérer qu’il n’y a pas de mécanisme totalement et clairement élucidé. Pour la psychologie inscrite dans la perspective psychanalytique, le déficit de l’attention n’est pas un trouble, mais plutôt un symptôme. Symptôme qui doit s’interpréter à l’aune d’une trajectoire de vie, seule capable de démêler l’écheveau de causalités à l’origine du problème, d’ailleurs en général plus vaste et complexe que le simple déficit attentionnel. Quant aux sociologues, ils reconnaissent en général au trouble une « existence sociable indéniable », mais soulignent le recentrage problématique que provoque sa médicamentation6. Car en réalité le problème est bien là. Ce n’est pas tant l’existence du trouble qui interroge (cette interrogation est, en effet, essentiellement académique), que l’existence d’une thérapeutique médicamenteuse, très concrète, qui pose problème tant à l’échelon de la société que de la prise en charge individuelle.
Des médicaments contre la distraction
Ces médicaments existent eux aussi depuis longtemps. La seule molécule autorisée en France, le méthylphénidate, a été découverte en 1944, prescrite dans le déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité à partir de 1960 aux États-Unis et à partir de 1995 en France. Le méthylphénidate agit vraisemblablement en augmentant l’activité de la dopamine et de la norépinéphrine dans le cerveau. Le mécanisme exact de son action sur le comportement et l’attention est encore mal connu. Cela peut surprendre : comment peut-on donner l’autorisation de prescrire un médicament dont on ne sait pas exactement le mécanisme d’action, en particulier dans le cerveau ? C’est en réalité loin d’être rare, y compris pour des molécules anciennes et très largement utilisées comme le paracétamol. L’autorisation de prescrire un médicament repose avant tout sur des données cliniques : sur l’évaluation des bénéfices et des risques potentiels pour les patients.
Le méthylphénidate est un traitement symptomatique. Cela signifie qu’il ne va pas « guérir » le trouble de l’attention, il va simplement aider le patient, ce qui n’est pas nécessairement péjoratif bien entendu. Les effets positifs du méthylphénidate sur les symptômes de déficit attentionnel (oublis, manque de concentration, passage rapide d’une activité à une autre, etc.) ont été évalués à court terme dans un grand nombre d’essais et les résultats semblent plutôt en faveur du produit, et ce, y compris dans les travaux les plus prudents7. Une véritable polémique existe cependant sur les effets à distance (la prescription peut s’étaler sur plusieurs années) ainsi que sur les effets concrets en termes d’amélioration des apprentissages ou du bien-être des patients. Un récent bilan des publications sur le sujet se veut plutôt rassurant8, mais le suivi à huit ans d’un essai thérapeutique réputé ne retrouve plus de différence entre le groupe de patients traités et le groupe de patients non traités9. Cette incertitude relative aux effets positifs se retrouve pour les effets indésirables. Certains sont fréquents (perte d’appétit, problèmes de sommeil), d’autres plus rares (effet paradoxal d’irritabilité, nausées, maux de tête, anxiété, dépression).
En général, le produit est assez bien toléré sur le court terme, mais, puisqu’il peut être pris pendant plusieurs années, la question des effets à long terme est cruciale. Et ce d’autant plus que le cerveau de l’enfant ou de l’adolescent est en permanente évolution : une prise chronique de stimulants pourrait en théorie altérer ce développement. Les données disponibles dans ce domaine sont malheureusement trop maigres pour être totalement rassurantes. L’Union européenne a d’ailleurs financé récemment une étude épidémiologique sur le sujet10 dont les résultats ne seront connus que dans quelques années. Ici aussi, on peut être pour le moins surpris de constater qu’un médicament prescrit au long cours ne soit pas nécessairement évalué sur plusieurs années. Les explications sont multiples et pointent au passage les limites du système d’évaluation mondial du médicament.
Tout d’abord, le méthylphénidate est un médicament ancien, qui a été commercialisé à une époque où les autorisations de mise sur le marché n’obéissaient pas aux mêmes contraintes réglementaires qu’aujourd’hui. Depuis, le médicament a perdu son brevet, des génériques sont apparus et il est bien difficile, voire impossible, d’imposer aux firmes de nouvelles études (la marge bénéficiaire n’étant pas compatible avec le prix des études à réaliser, les firmes préféreront abandonner le produit). Enfin, il est en général techniquement très difficile d’évaluer un médicament sur le long terme. Soit l’étude envisagée est rétrospective et les biais potentiels sont considérables (biais de remémoration notamment), soit l’étude est prospective et les patients perdus de vue sont inévitables, le coût très important, et les résultats disponibles seulement au bout d’une ou plusieurs décennies. Mais ce n’est pas le seul problème des médicaments de l’attention et l’on retrouve une situation comparable pour bien d’autres produits.
Comment se faire alors une idée raisonnable de l’équilibre entre bénéfices et risques, à court et à long terme, du méthylphénidate dans le déficit attentionnel ? Il faut lire avec attention les études, en reconnaître les limites méthodologiques, parvenir à en faire une synthèse malgré les résultats parfois contradictoires. Bref, il s’agit d’un travail d’experts qui, par comble de malchance, sont souvent pris entre les feux de multiples conflits d’intérêt (ce qui est bien entendu également mon cas, voir la note en début d’article).
En ce qui me concerne, j’ai bâti ma propre conviction concernant ce produit sur ce large corpus d’études et sur une expérience de prescription de maintenant plus de vingt ans. Et s’il m’arrive de le prescrire, c’est que je suis persuadé, pour certains patients au moins, qu’il a clairement plus de chance d’améliorer la situation que de la dégrader, même à considérer ce doute désagréable sur les effets potentiels à long terme. Mais cette même expérience m’a amené à constater que les véritables problèmes liés à cette prescription ne sont peut-être pas ceux que nous venons d’évoquer.
La difficulté du diagnostic
Les effets indésirables les plus fréquents et les plus problématiques du méthylphénidate ne sont inscrits ni sur les boîtes des médicaments ni dans les manuels de psychopharmacologie. Pour bien comprendre cela, il est utile de se souvenir qu’une consultation ne correspond presque jamais à une simple question de prise en charge d’un déficit attentionnel. Tout est en général bien plus compliqué. Quelques vignettes cliniques aideront sûrement, mieux que tout, à saisir cette complexité (pour des raisons d’anonymat, ces présentations ont été un peu modifiées).
Voilà un peu plus de deux ans que je vois ponctuellement en consultation Camille, âgée de onze ans. Les parents de Camille sont photographes, ils sont séparés depuis plusieurs années. Une garde alternée des enfants a été décidée d’un commun accord. Camille a un petit frère de trois ans et un demi-frère (maternel) de deux mois. Depuis le cours préparatoire, Camille a des « problèmes de concentration » qui la gênent considérablement dans ses apprentissages. Elle a, par ailleurs, des difficultés à conserver ses liens d’amitié et ses relations avec sa mère et son petit frère sont compliquées, oscillant quotidiennement entre la fusion et les insultes, voire les coups. Plusieurs prises en charge psychologiques ont été tentées sans succès. À cette époque, le quotient intellectuel de Camille a été évalué avec, comme résultat, une « efficience intellectuelle limite ». Face à ces difficultés importantes, face à une impulsivité évidente retrouvée régulièrement en entretien, la pertinence d’une prescription de methylphénidate a été discutée avec les parents. J’étais plutôt favorable à un essai, la mère également, le père franchement contre. Le médicament n’a donc pas été prescrit. Un changement d’école vers une structure de type « Montessori » a pu être réalisé avec un résultat globalement positif : Camille a ainsi pu passer cette année en sixième dans un collège public. Le début de sixième est malheureusement catastrophique, tant au niveau des résultats que de l’intégration scolaire. Face à cela, il est décidé, d’un commun accord, de tenter l’introduction du médicament. Après un mois de traitement, l’effet est modeste, mais considéré comme réel par les deux parents. Camille est sombre, visiblement affectée par ses difficultés. Une nouvelle tentative de prise en charge psychologique est proposée en complément du médicament.
Damien, dix ans, vient me consulter pour la première fois ; il vient avec ses deux parents. Le père est ingénieur, la mère est femme au foyer. Damien a un petit frère et une petite sœur. Il est de bon contact, s’exprime avec un langage précis, voire un peu précieux, en tout cas inhabituel pour son âge. Il est plutôt solitaire, mais a quelques bons amis. Damien est un petit garçon « un peu différent », selon ses parents. Mais ce n’est pas pour cela que Damien vient consulter : il a d’importants problèmes de concentration. Régulièrement, sa maîtresse de CM1 est obligée de s’approcher de lui, de le prendre doucement par les épaules et de lui dire : « Damien, il faut revenir avec nous… » Sa mère doit passer au moins deux heures par jour avec lui pour l’aider à faire ses devoirs, et trois à quatre heures les samedis et les dimanches. Nous discutons ensemble des possibilités et de l’éventuelle logique d’un traitement médicamenteux. Les parents hésitent un peu, mais concluent finalement qu’« ils sont heureux de vivre avec leur fils comme il est », que la famille s’épanouit ainsi et que la lourdeur de l’accompagnement scolaire n’est pas rédhibitoire. Ils seront vigilants et reviendront éventuellement me voir si la situation s’aggrave.
Valentin, quinze ans, est le deuxième d’une fratrie de trois garçons. Tous ont été traités depuis leur enfance avec du méthylphénidate par une collègue récemment partie à la retraite. Valentin présente une hyperactivité motrice modérée mais réelle, il est surtout handicapé par un déficit attentionnel assez typique. C’est pour ma part la deuxième fois que je le reçois, accompagné de sa mère. Les parents sont séparés depuis peu, l’un est agent immobilier et l’autre commercial dans l’automobile. À la dernière consultation, Valentin a demandé d’arrêter son traitement : il entre en seconde, une page se tourne, il pense qu’il est capable de surmonter seul ses difficultés. Je le vois aujourd’hui à la fin du premier trimestre alors qu’il n’est plus sous traitement. En entretien, Valentin est fidèle à lui-même : sympathique, vif, souriant. À l’évidence, l’hyperactivité est majorée, mais les résultats scolaires sont globalement acceptables et Valentin se sent bien dans son nouvel établissement. Nous décidons de continuer sur la même voie.
Bien entendu, je n’ai pas présenté de tableau clinique typique où le traitement est clairement efficace. Ces situations existent, mais elles sont largement minoritaires. Ce qui frappe, tout d’abord, c’est l’hétérogénéité clinique de ce qu’est un déficit de l’attention. En théorie, nous avons vu que le concept n’est pas si simple à caractériser, mais en pratique il peut recouvrir des situations aussi différentes qu’un enfant rêveur, un retard de développement global, un enfant hyperactif. Tout cela peut en outre être associé à bien d’autres troubles. Cependant, nous ne disposons pas de données claires pour savoir a priori à quel type de patient le médicament devrait être prescrit en priorité. Il faut faire un test thérapeutique, donc prescrire. Or prescrire, cela n’est pas rien.
En effet, prescrire c’est indiquer à l’enfant ou à l’adolescent qu’il a une maladie, donc qu’il est malade. Et puisqu’il s’agit d’une consultation en psychiatrie, le patient reçoit officiellement, devant ses parents, le statut de « malade psychiatrique ». Qui plus est, au bout de quelques semaines ou quelques mois, les enseignants et les camarades de classe seront presque inévitablement au courant. Bien sûr, le plus souvent tout le monde ou presque est fondamentalement bienveillant. Mais il y a toujours quelque chose qui teinte le regard porté sur l’enfant. Quand ce n’est pas, au détour d’un embrasement familial généralisé comme il y en a de temps en temps dans toutes les familles, une phrase malheureuse qui part : « D’abord toi, calme-toi, je suis sûr que tu n’as pas pris ton médicament aujourd’hui ! »
Le médicament, du fait de son statut symbolique, transforme le sujet et son « problème » en un individu objectivement dysfonctionnant, susceptible, au passage, de se transformer en alibi bien commode pour assumer à lui seul les maux de tout un groupe. Cette situation est d’autant plus injuste que dans l’immense majorité des cas, ce n’est pas le patient qui est en demande de soin, mais les parents ou les enseignants, en général inquiets de résultats scolaires problématiques. Bien sûr, ces inquiétudes sont souvent légitimes et il n’est pas question de dire que la réussite scolaire est sans importance. Mais il faut se souvenir que la pratique médicale est et doit être, fondamentalement, la réponse à une plainte11. Or dans ce cas précis, la plainte se fait le plus souvent par procuration, ce qui ajoute un niveau de difficulté à l’éthique de la décision de prescription dans le déficit de l’attention. C’est ce que l’on retrouve dans la dernière observation, celle de Valentin, qui, arrivé au lycée, décide de gérer lui-même son statut d’adolescent « hyperactif ».
Accroître ses capacités ou altérer sa personnalité ?
Les prescriptions de méthylphénidate sont encore plutôt confidentielles en France (en 2004, à l’âge de huit ans, c’est-à-dire au pic de prescription, seulement 0, 64 % des garçons étaient traités12). On observe cependant dans tous les pays, que ce soit aux États-Unis13 ou en Europe14, une augmentation régulière et sensible de ces prescriptions au cours du temps. Les taux sont déjà particulièrement élevés, supérieurs à 10 %, dans certaines parties des États-Unis15 et l’on peut légitimement imaginer que de tels chiffres puissent être observés un jour dans notre pays.
Bien entendu, on peut trouver des raisons d’ordre sociologique à cette montée en puissance16. Que ce soit l’importance croissante, dans nos sociétés, de l’autocontrôle que l’homme doit exercer sur lui-même17 (l’attention est par certains aspects un contrôle de la pensée par elle-même). Plus simplement, cette augmentation des prescriptions peut être associée à un impératif grandissant de performance, en particulier de performance scolaire. L’investissement parental devient de plus en plus important à cet égard, avec l’émergence de la notion de « parents hélicoptères », expression ancienne issue d’un adolescent se plaignant que sa mère « vole au-dessus de lui comme un hélicoptère18 ».
Mais le médecin est toujours un peu embarrassé par les explications sociologiques. L’augmentation spectaculaire du nombre de patients ayant un diabète de type 2 est clairement liée à une modification de notre mode de vie (activité physique, alimentation, etc.). Cela n’empêche pas, en pratique, d’être amené à prescrire des antidiabétiques oraux. Il en est peut-être de même avec le déficit attentionnel et ce débat pourrait être considéré comme ridicule dans quelques années. Les patients myopes ont un réel intérêt à bénéficier de lunettes correctrices or la myopie, au même titre que le déficit attentionnel, est un problème de traitement de l’information. Et si pendant longtemps porter des lunettes a été source de stigmatisation (les « binoclards » étaient pointés du doigt dans la cour de récréation), tout cela s’est finalement arrangé. Les lunettes sont même devenues aujourd’hui un accessoire de mode. Peut-être en sera-t-il de même pour les médicaments de l’attention. Ils permettront d’optimiser nos performances, de mieux nous réaliser dans la vie, au prix d’effets indésirables éventuels, mais finalement gérables.
Tout cela est possible, mais pas totalement sûr. Car le déficit de l’attention n’est pas exactement comme la myopie. L’attention est cousine germaine de la conscience, et modifier les capacités attentionnelles, c’est modifier le sujet lui-même, en ce qu’il est un « être au monde ». C’est en tout cas ce que l’on ressent à la lecture des cas cliniques précédents (en particulier ceux de Damien et de Valentin). Et c’est ce qu’expriment souvent de grands adolescents souhaitant, comme Valentin, arrêter leur traitement alors qu’il leur est objectivement utile à un moment crucial de leur scolarité. Quand je fais le parallèle avec les lunettes du myope, ils me disent : « Oui, mais les lunettes je peux les enlever quand je veux, alors qu’avec le médicament je ne suis plus le même, et je ne peux rien y faire. »
Au total, les médicaments de l’attention rendent tous les jours des services à des enfants et à des adolescents en grande difficulté. Mais ces jeunes patients ne sont pas si nombreux. Or il existe actuellement une réelle tentation d’élargir les possibilités de prescription, voire d’envisager un dépistage systématique des troubles attentionnels au même titre que l’on dépiste les troubles visuels. Cette tentation est compréhensible, mais y céder serait tout sauf anodin.
- *.
Professeur à la faculté de médecine de l’université Paris-Sud, membre du laboratoire Inserm U669 « Santé mentale et santé publique ». L’auteur a été membre de la Commission de la transparence de la Haute Autorité en santé (instance proposant le niveau de remboursement des médicaments en France). En plus de son activité universitaire et hospitalière, il est actuellement consultant en méthodologie et en statistique auprès de l’industrie pharmaceutique.
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Voir E.R. Cox et al., “Geographic Variation…”, art. cité.
- 16.
Voir A. Dupanloup, l’Hyperactivité infantile, op. cit.
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- 18.
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