Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

La constitution malmenée

L’urgence déclarée par le gouvernement a permis l’adoption de la loi relative à la rétention de sûreté à l’issue d’un processus parlementaire très allégé. Il n’avait sans doute pas été prévu que la situation se compliquerait pour l’exécutif après cette adoption ; à cet égard, les 21 et 22 février 2008 resteront une date sombre dans les annales du droit constitutionnel français.

C’est d’abord le raisonnement tenu par le Conseil constitutionnel sur la rétention de sûreté qui n’apparaît pas satisfaisant. Au risque d’être un jour contredit par la Convention européenne des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel a estimé, le 21 février, que la rétention de sûreté n’est ni une peine, ni une sanction ayant le caractère d’une punition : elle n’est pas prononcée par une juridiction de jugement et elle a un effet non répressif, mais préventif, en ce sens qu’elle ne vise pas à réprimer mais à éviter la commission de nouvelles infractions. Or, rien n’est moins sûr : certes, la cour d’assises, en rendant possible le placement en rétention de sûreté une fois la peine purgée, ne se prononcera pas elle-même sur le bien-fondé de la mesure de rétention. Mais l’instance chargée d’examiner le placement en rétention est sans doute une juridiction, comme en témoigne sa composition (des magistrats judiciaires) ; et la rétention ne peut se détacher du crime initialement commis, à la différence par exemple de l’hospitalisation d’office qui peut être décidée par le préfet pour certaines personnes en détresse psychiatrique, indépendamment de toute dangerosité criminologique.

Pour poursuivre dans la logique du Conseil constitutionnel, si la rétention de sûreté n’est pas une mesure punitive, elle n’entre pas dans l’orbite de l’article 8 de la Déclaration de 1789, selon lequel « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée ». Au 8e considérant de sa décision, le Conseil constitutionnel est formel : l’article 8 et les principes fondamentaux qu’il véhicule – la nécessité et la légalité des peines et la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère – « ne s’appliquent qu’aux peines et aux sanctions ayant le caractère d’une punition ». Le lecteur aurait donc dû s’attendre à une reconnaissance de la constitutionnalité de la rétention de sûreté en tant qu’elle est opposable aux personnes ayant déjà été condamnées ou ayant commis des faits condamnables avant la publication de la loi. Mais au 10e considérant, introduit par un énigmatique « toutefois », le Conseil constitutionnel a décidé que la rétention de sûreté est à ce point attentatoire aux libertés qu’elle ne peut être applicable qu’aux faits et condamnations postérieurs à la publication de la loi ! Il a en conséquence censuré les dispositions législatives prévoyant la rétroactivité de la rétention de sûreté – de sorte qu’il est inexact de considérer, comme l’a fait la ministre de la Justice sur France 2 le 2 mars dernier, que la rétention de sûreté est « d’application rétroactive immédiate » – en se plaçant en contradiction avec la démonstration qui précédait selon laquelle la rétention de sûreté n’a pas de caractère punitif ; pire encore, la censure est prononcée sans qu’il soit possible d’identifier la norme constitutionnelle méconnue par le législateur… La décision du 21 février 2008 prête donc le flanc à la critique sur le terrain bien connu du « gouvernement des juges ». Mais celle-ci peut seulement être de nature doctrinale, en quelque sorte pour les besoins de la discussion universitaire ou citoyenne.

Car pour les pouvoirs publics, la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel s’impose quel que soit le jugement de valeur qui peut être porté sur son sens ou sa motivation. L’article 62 de la Constitution est très explicite : les décisions du Conseil constitutionnel « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Or, à l’été 2007, le président de la République avait déjà mis en cause le Conseil constitutionnel, qui avait censuré des avantages fiscaux favorables aux « primo-accédants » ayant acquis leur logement antérieurement à l’adoption du « paquet fiscal », en lui imputant l’impossibilité qui lui était faite de tenir l’une de ses promesses électorales. Une étape est franchie par le porte-parole de l’Élysée le 22 février, qui déclare en substance rechercher les voies d’un contournement de la décision du Conseil constitutionnel : seule une révision de la Constitution, adoptée par le Parlement réuni en Congrès ou par voie référendaire, peut faire échec à la déclaration d’inconstitutionnalité, comme cela s’est produit pour la réforme constitutionnelle du droit d’asile en novembre 1993, en réaction à une décision du Conseil constitutionnel d’août 1993. En aucun cas, le président de la République ne peut encourager la recherche d’un procédé permettant l’application de dispositions censurées par le Conseil constitutionnel sans qu’il soit remédié à l’inconstitutionnalité ; la lettre de mission du président de la République du 25 février, qui souhaite que soient formulées des propositions visant à ce que des condamnés exécutant actuellement leur peine puissent se voir appliquer un dispositif tendant à l’amoindrissement des risques de récidive, sera d’ailleurs plus « constitutionnellement correcte » que les propos tenus par le porte-parole.

Mais il se trouve que le destinataire de la demande présidentielle n’est autre que le premier président de la Cour de cassation. C’est déjà un motif d’étonnement : ainsi, aucun conseiller de l’Élysée, aucun membre d’un cabinet ministériel, aucun administrateur même n’aurait été suffisamment qualifié pour fournir une réponse à une question qui, d’ailleurs, n’aurait pas dû être posée dans les termes utilisés par le porte-parole de l’Élysée ? Et à supposer que tel fût le cas, pourquoi, comme l’a relevé Robert Badinter, ne pas avoir saisi le Conseil d’État, dont l’une des fonctions est précisément de donner des avis au gouvernement, un groupe d’universitaires ou un magistrat honoraire ? La demande faite au premier président de la Cour de cassation « de faire les propositions nécessaires » pour atteindre l’objectif d’une « application immédiate de la rétention de sûreté aux criminels déjà condamnés » méconnaît le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs, alors même que l’auteur de la demande est supposé en être le garant selon l’article 5 de la Constitution : dans l’immédiat, elle fait de l’autorité judiciaire le conseil de l’exécutif. Dans l’avenir, elle rendra pour le moins délicate l’impartialité de la Cour de cassation si elle était appelée à statuer sur la conformité au droit international des mesures législatives prises sur la base des propositions du premier président…

Ironie de ces funestes journées constitutionnelles : il est revenu au premier président de la Cour de cassation de recadrer la portée de la mission qu’il a acceptée, en lui donnant une inflexion « constitutionnelo-compatible » : il ne s’agit plus de trouver la manière de procéder à l’application « immédiate » – c’est-à-dire rétroactive, car la loi est immédiatement applicable depuis sa promulgation – de la rétention de sûreté, mais d’inventer une « non-peine » de substitution comparable à la rétention de sûreté, dans l’attente de la mise en œuvre potentielle de celle-ci… dans une dizaine d’années au plus tôt, puisque, sauf dans le cas où un détenu a manqué à ses obligations imposées au titre de la surveillance de sûreté, la rétention ne peut être prononcée qu’à l’issue de quinze années de réclusion criminelle et à condition que cette mesure ait été prévue dans la condamnation prononcée par la cour d’assises et que le condamné ait bénéficié de soins adéquats pendant sa détention.

  • 1.

    Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France.