
Les États-Unis à l’approche des « midterms »
Une crise institutionnelle sans issue ?
La crispation politique aux États-Unis n'est pas uniquement due aux acteurs et à leurs idéologies. Elle est rendue possible par des institutions qui la produisent et l'entretiennent : le Sénat conçu comme une instance non-représentative, les États fédérés dont la souveraineté concurrence celle de l'exécutif et la Cour suprême, dont l'orientation dépend de la majorité qui y domine. C'est au cœur de cette crise institutionnelle que doivent avoir lieu les élections de mi-mandat, prévues le 8 novembre.
Dans quelle mesure la politique américaine actuelle serait-elle différente si les États-Unis avaient des institutions différentes – plus proches, disons, de celles d’un pays d’Europe occidentale ? Pour esquisser une réponse, commençons par un peu de fiction politique. Imaginons les États-Unis tels qu’ils existent aujourd’hui, à ceci près qu’à la place de la Constitution actuelle (ratifiée en 1788), ils disposent d’une Constitution démocratique « normale ».
Le pays a toujours affaire aux mêmes secousses, qui ne manquent pas de déstabiliser les autres États démocratiques : des inégalités économiques croissantes, la montée des extrémismes, le recours au nationalisme et aux valeurs conservatrices comme palliatifs aux angoisses contemporaines, la méfiance à l’égard des institutions, la prolifération des théories du complot. Mais malgré les épreuves, cette démocratie « normale » fonctionne relativement bien. En 2016, la droite nationale-populiste incarnée par Donald Trump a certes fait une percée mais, le devançant de 3 millions de voix, Hillary Clinton a finalement été élue présidente – avant d’être réélue, en battant Trump une deuxième fois, en 2020. L’opposition républicaine demeure fortement mobilisée contre un Parti démocrate qu’elle considère hostile aux valeurs américaines. Mais malgré leur colère, les républicains ne sont prédominants que dans les États relativement peu peuplés de l’Ouest et du Sud, et se résignent à une présence minoritaire à la Chambre des représentants comme au Sénat – dont la distribution des sièges, comme pour le Sénat français, dépend de la population des collectivités territoriales. Les républicains s’indignent notamment de la composition de la Cour suprême, où sept des neuf juges qui siègent désormais furent nommés par des présidents démocrates, les deux exceptions datant de l’unique mandat de George W. Bush (2005-2009) ; bien que John Roberts reste officiellement le juge en chef, Sonia Sotomayor s’est imposée, en tant que cheffe de file des juges progressistes, comme le leader de fait de la Cour. Bien entendu, certains gouverneurs républicains ont tenté de résister à la « tyrannie fédérale », par exemple en essayant de bannir l’avortement au niveau de leurs États. Mais le principe bien établi de la souveraineté de l’État fédéral vis-à-vis des collectivités territoriales a rendu ces mesures immédiatement caduques. De plus en plus marginalisés, certains sympathisants républicains optent pour la violence : la plupart des médias ont pris note de l’émeute devant le Congrès, le 6 janvier 2021, lorsque Donald Trump – candidat malheureux à la magistrature suprême – et ses soutiens ont essayé d’investir le Capitole pour contester la réélection d’Hillary Clinton. Si certains furent arrêtés – dont Trump lui-même –, de telles manifestations, bien que troublantes, demeurent un phénomène très minoritaire.
Ce scenario est évidemment absurde. Rien ne permet de penser que les dynamiques politiques récentes resteraient les mêmes dans un cadre légal et institutionnel si différent. Abstraction faite de son caractère fantaisiste, cette expérience de pensée revient, du reste, à faire table rase des traits les plus distinctifs de l’expérience démocratique américaine. Il n’empêche : elle nous permet de comprendre à quel point les institutions – et pas seulement les idéologies et les forces politiques – sont au cœur de la crise que traverse les États-Unis. Même le New York Times n’hésite plus à comparer la situation dans laquelle se trouve le pays avec les moments les plus sombres de son histoire, notamment la période précédant la guerre de Sécession. Un article récent commente : « Les États-Unis semblent se diviser lentement en deux nations séparées, avec des politiques sociales, environnementales, et sanitaires diamétralement opposées. Appelons-les les États-Désunis1. »
Les dynamiques d’une crise
Avec l’approche des élections de mi-mandat (les « midterms ») le 8 novembre 2022, il est probable que la démocratie américaine subisse de nouvelles épreuves. Mais il serait erroné de les considérer uniquement comme les conséquences d’un délire collectif, véhiculé notamment par Donald Trump et ses sympathisants. Si ce dernier a pu avoir une telle influence, c’est parce que les institutions américaines se trouvent singulièrement désemparées face à la crise actuelle, et qu’elles offrent peu de solutions pour en sortir les États-Unis. Avant de se pencher sur les échéances politiques de novembre, passons en revue ces dynamiques institutionnelles problématiques, dont les Américains ont tant de mal à s’affranchir.
Une première dynamique est l’existence d’États dotés d’une souveraineté partielle vis-à-vis de l’État fédéral. Ce principe est fermement ancré dans la Constitution, notamment dans le dixième amendement : « Les pouvoirs qui ne sont pas délégués aux États-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux États, sont conservés par les États respectivement ou par le peuple2. » Mais il donne régulièrement lieu à des accrochages partisans – surtout quand un gouverneur d’État appartenant à un parti s’oppose à la politique poursuivie par un président appartenant à l’autre. Sous Barack Obama, les gouverneurs républicains ont ainsi réussi à bloquer des dispositions de sa réforme de santé ; sous Joe Biden, des républicains ont fait adopter des mesures limitant le droit de vote, auxquelles le président s’est pourtant opposé. Mais les républicains ne sont pas les seuls à recourir à cette stratégie : sous Trump, les gouverneurs démocrates (ainsi que de nombreuses municipalités) ont essayé de contourner la politique présidentielle en matière d’immigration en déclarant leurs territoires ouverts aux immigrés. Les républicains restent néanmoins les maîtres de l’instrumentalisation politique au niveau des États : depuis longtemps, des organisations conservatrices, constatant que la législation locale était le maillon faible de la démocratie américaine, ont mobilisés leurs ressources pour la conquérir, et ainsi façonner les États à leur guise – et surtout pour tracer des cartes électorales favorables aux républicains. Au lieu de protéger les Américains contre la tyrannie fédérale, comme l’envisageaient les Pères fondateurs, l’existence des États attise ainsi les clivages qui travaillent la société américaine.
Une autre dynamique est la judiciarisation de la politique. À travers le principe du « contrôle judiciaire » (judicial review), la Cour suprême (ainsi que les autres tribunaux du système fédéral) a le droit d’interpréter la Constitution, ce qui lui donne en pratique un droit de légiférer. Ce pouvoir est fort utile pour promouvoir des mesures boudées par les chambres, notamment parce que leurs partisans y sont minoritaires. Au xxe siècle, les progressistes ont souvent eu recours au système judiciaire pour obtenir des droits que les élus n’auraient jamais votés. C’est ainsi que l’on a mis fin au régime ségrégationniste dans les écoles publiques du Sud (en 1954, avec la décision Brown v. Board of Education) ; c’est de la même manière que l’avortement a été légalisé en 1973 (Roe v. Wade). Pourquoi s’embarrasser à voter une loi quand on peut instrumentaliser un procès ? Mais les progressistes se voient désormais pris à leur propre jeu, notamment depuis que les républicains peuvent compter sur une présence disproportionnée au Sénat pour s’offrir une majorité conservatrice à la Cour suprême : c’est à leur tour, maintenant, de recourir à la voie judiciaire pour imposer des décisions sans l’aval du suffrage universel. Ainsi de la suppression récente du droit fédéral à l’avortement (désormais laissé à la discrétion des États) ; ainsi également de l’interdiction de certaines formes de régulation sur le port des armes, au motif qu’ils enfreindraient le second amendement. Cette dernière décision, soit dit en passant, laisse voir que le prétendu attachement des conservateurs au principe du « droit des États » reste tout relatif : quand leurs intérêts l’exigent, ils se contentent aisément de la suppression de l’autonomie des États au profit de l’échelon fédéral.
Une troisième dynamique est le manque de représentativité au Sénat. Comme tous les Américains l’apprennent à l’école, la Convention de Philadelphie qui a rédigé la Constitution en 1787 avait, dans l’organisation de la législature, opté pour un compromis ménageant aussi bien les intérêts des États peuplés que ceux des territoires moins habités : l’allocation des sièges à la Chambre des représentants se ferait en fonction de la population, alors qu’au Sénat chaque État se verrait accorder deux sièges indépendamment du nombre de ses habitants. Le Sénat fut ainsi délibérément conçu comme une instance non-représentative (si, par « représentation », on entend le fait d’incarner la souveraineté populaire, plutôt que celle d’une entité abstraite comme un État). Aujourd’hui, la Californie et le Wyoming ont chacun deux sénateurs, bien que l’un soit soixante-huit fois plus peuplé que l’autre. Or les démocrates sont généralement élus dans les grandes zones urbaines, qui se trouvent pour la plupart dans les États de grande ou moyenne taille situés sur les côtes, alors que les républicains dominent les États moins peuplés du Sud et de l’Ouest (les États plus peuplés où les républicains prédominent, comme le Texas ou la Floride, leurs sont acquis de manière moins monolithique). Les États plus urbains et plus peuplés sont aussi souvent ceux où la population est moins blanche. Le site Vox a calculé que, dans le Sénat actuel issu du scrutin de 2020, où démocrates et républicains disposent chacun de cinquante sièges, les démocrates représentaient 41 549 808 personnes de plus que les républicains. Par ailleurs, les démocrates contrôlent vingt-neuf des sièges issus des vingt-cinq États les plus peuplés (soit vingt-neuf sièges sur cinquante), alors que les républicains conservent une large majorité parmi les sièges appartenant aux vingt-cinq États les moins peuplés. La répartition égale des sièges entre les deux partis dans le Sénat actuel occulte le fait qu’ils représentent des populations numériquement très inégales3.
Malgré ce manque de représentativité, le Sénat exerce une influence démesurée sur la vie politique américaine. Les raisons ne découlent pas toutes de la Constitution : le célèbre principe du « filibuster » – dispositif permettant de clore le débat avec l’accord de soixante sénateurs, mais devenu de fait la majorité requise pour l’adoption de toute motion – n’appartient qu’au règlement intérieur de cette chambre. Mais le Sénat est doté par la Constitution du droit de nommer les juges aux tribunaux fédéraux, y compris à la Cour suprême. Ces juges sont nommés à vie (ou « en bonne conduite »), et peuvent donc influencer la jurisprudence bien au-delà du moment où ils ont été choisis. Le Sénat est aussi la chambre qui détermine la culpabilité d’un président visé par une procédure d’« impeachment ». Ainsi, une chambre de la législature dont les élus divergent sensiblement de ceux qui seraient choisis par un système plus représentatif joue un rôle majeur dans l’orientation politique du pays.
Un nihilisme juridique à l’américaine
Si le dispositif constitutionnel a relativement bien fonctionné au cours de l’histoire américaine (thèse qui n’est d’ailleurs pas incontestable), la situation actuelle suggère qu’il touche désormais à ses limites.
Les dysfonctionnements institutionnels créent des points d’accrochage permanents, qui exacerbent les clivages déjà présents dans la société. L’avortement devient non seulement un conflit idéologique, voire religieux, mais aussi une joute politique mettant aux prises les États démocrates et les États républicains, tout en créant un contentieux entre la législation fédérale et les États, la première tâchant de contrecarrer les effets du renversement de Roe v. Wade. Dans la mesure où les États jouent un rôle primordial dans l’officialisation des résultats des élections, le recours au verdict des urnes ne relève plus de l’évidence, d’autant plus que tout désaccord concernant le processus électoral pourrait tomber entre les mains du système judiciaire. Le manque de représentativité au Sénat est devenu la pierre d’achoppement de l’administration Biden : la très faible majorité dont disposent les démocrates, et le fait qu’elle dépende d’une poignée sénateurs élus par des États où prédominent les républicains, s’est soldée par une hécatombe législative, du moins depuis la première année de son mandat. C’est son déficit de voix au Sénat qui a fait échouer les réformes sociales de Biden, ainsi que son projet écologique et plusieurs autres causes progressistes – même si, fin août, il a enfin réussi à faire adopter une partie de son projet dans l’Inflation Reduction Act. On comprend que les démocrates se plaignent du cynisme des républicains ou de la loyauté des démocrates modérés ; mais la racine du mal se trouve surtout dans les institutions, qu’ils mettent rarement en question.
La conséquence majeure de ce délabrement institutionnel est l’émergence d’une sorte de nihilisme juridique à l’américaine. L’expression peut sembler exagérée : ceux qui connaissent les États-Unis savent à quel point l’État de droit y est ancré dans les mœurs. Mais cette culture légalo-démocratique est en train de s’effriter. La polarisation politique croissante se traduit par une instrumentalisation de plus en plus éhontée des institutions, de part et d’autre de l’échiquier politique. Sous Obama, les républicains ont réussi à bloquer le droit (tout à fait banal) du président à remplacer un siège à pourvoir à la Cour suprême ; depuis, les démocrates évoquent l’idée de « pack the court » – i.e. de créer de nouveaux sièges à la Cour dans le seul but de s’assurer une majorité. Les républicains ont tracé des cartes électorales leur garantissant une puissance inamovible dans certains États ; quant aux démocrates, il leur arrive d’envisager la création de nouveaux États (à commencer par le district fédéral).
Benjamin Constant insistait sur la nécessité, pour tout régime libéral, de disposer d’un « pouvoir neutre » situé au-dessus de la mêlée des affrontements partisans. Si les Pères fondateurs ont refusé l’idée d’une monarchie constitutionnelle (ce que Constant avait en tête), certaines institutions ont pourtant réussi, en dépit des conflits et des inégalités, à se doter d’une neutralité transcendante au cours de l’histoire américaine : tantôt la présidence, tantôt la Cour suprême, tantôt le suffrage universel. La crise que traverse actuellement le pays correspond à une disqualification systématique de la neutralité de l’ensemble des institutions. Si celles-ci continuent à fonctionner, c’est avant tout parce qu’elles servent plus ou moins bien les intérêts des deux forces politiques, et de moins en moins parce que ces institutions sont considérées comme légitimes.
Les échéances électorales de novembre
C’est donc à travers cette optique, celle d’une crise de la légitimité institutionnelle, qu’il faut analyser la scène politique à l’approche des « midterms ». Le 8 novembre, les Américains éliront l’ensemble de la Chambre des représentants (soit quatre cent trente-cinq sièges), ainsi que trente-cinq sénateurs, trente-six gouverneurs et de nombreux postes locaux. Les primaires qui devaient déterminer les candidats pour ces échéances se sont pour la plupart déroulées au printemps. Voici quelques unes des tendances qu’on peut d’ores et déjà relever.
Un cycle électoral qui s’annonce difficile pour les démocrates. C’est une règle d’airain de la vie politique américaine : le parti présidentiel perd presque systématiquement des sièges lors des élections de mi-mandat. Dans l’histoire récente, les seules exceptions furent les scrutins de 1998 et 2002. D’autre part, le taux de participation de l’électorat républicain est généralement supérieur à celui des démocrates lors des scrutins de mi-mandat. Une situation déjà peu propice pour les démocrates, donc, qui s’annonce d’autant plus périlleuse que l’estime dont jouissait Joe Biden auprès de l’opinion publique semble s’être écornée. Si la cote de popularité du président a récemment progressé d’environ 5 points pour atteindre les 42, 7 %, après être descendue jusqu’à 37, 5 % au cours de l’été, Joe Biden demeure impopulaire, et bénéficie d’un soutien à peine supérieure à celui dont jouissait son prédécesseur4. L’impopularité du locataire actuel de la Maison-Blanche a au moins deux explications. D’abord les craintes d’ordre économique liées à l’inflation et au pouvoir d’achat, qui préoccupent énormément les Américains. Par ailleurs, les démocrates expriment leur déception à l’égard de leur président, dont le programme semblait, jusqu’à récemment, bloqué. Selon un sondage du New York Times réalisé au mois de juillet, 64 % des démocrates souhaitent qu’un autre candidat que Joe Biden représente leur parti aux élections présidentielles de 20245.
Pourtant, la situation n’est pas désespérée pour les démocrates, dont l’insatisfaction à l’endroit du président ne signifie pas nécessairement un désaveu de leurs candidats aux législatives. Au contraire, on peut s’attendre à ce que les démocrates soient beaucoup plus déterminés et nombreux à voter en novembre qu’ils n’en ont l’habitude pour ce type de scrutin : le renversement de Roe v. Wade et la conscience que les conservateurs contrôlent la Cour suprême pourraient les dissuader d’ignorer ces élections. De manière paradoxale étant donné son manque de représentativité, c’est au Sénat que les démocrates sont les plus susceptibles de garder leur majorité : sur les trente-cinq sièges à pourvoir en novembre, vingt-et-un sont déjà détenus par les républicains, et les démocrates ont davantage de chances de remporter les sièges en lice que leurs adversaires. À la Chambre des représentants en revanche – dont l’ensemble des sièges est à pourvoir –, le scrutin s’annonce plus favorable pour les républicains : FiveThirtyEight pressent qu’ils remporteront la Chambre en décrochant vingt-quatre nouveaux sièges, ce qui leur en garantirait deux cent trente-sept au total (sur quatre cent trente-cinq6).
Un Parti républicain farouchement attaché au « trumpisme », quoique pas toujours dans sa forme la plus extrême. Plus que jamais, le Parti républicain reste le parti de Donald Trump. L’un des signes de sa fidélité à l’ancien président est la croyance, répandue parmi les membres, selon laquelle les élections de 2020 seraient frauduleuses (les sympathisants républicains y font désormais référence en utilisant l’expression « the big lie », « le grand mensonge »). Les primaires de 2022 ont démontré que les électeurs républicains ne sanctionneraient pas a priori les partisans de cette thèse ; plusieurs candidats pour le Sénat et pour des postes de gouverneurs d’État ont remporté leurs primaires tout en l’avançant, malgré une absence totale de preuves. Néanmoins, certains des candidats républicains qui l’ont défendue ont été battus : dénoncer l’élection de Joe Biden est donc loin d’être une stratégie unanimement payante chez les conservateur. De même, si le soutien de Donald Trump est souvent sollicité par les candidats républicains, il est loin d’assurer la victoire : en Géorgie, par exemple, les républicains ont rejeté un candidat promu par Trump contre le gouverneur républicain Brian Kemp, qui avait reconnu la victoire de Biden dans son État. Certains démocrates ont même essayé d’encourager les candidats les plus « trumpistes » dans certaines courses, en comptant sur le fait que les électeurs rejetteront les candidats perçus comme extrémistes lors du scrutin final. En Pennsylvanie, par exemple, le démocrate Joe Shapiro semble plutôt bien placé pour devenir gouverneur parce que son adversaire, Doug Mastriano, est une figure d’extrême droite connue pour sa participation aux événements du 6 janvier 2021 – et que la campagne de Shapiro avait officieusement soutenue contre un adversaire plus modéré lors des primaires. Si l’idéologie et le style promus par Trump ont irréversiblement marqué le Parti républicain, le personnage de l’ancien président ainsi que ses singeries ne sont pas approuvés de manière unanime. Malgré tout, Trump demeure au centre de la vie politique américaine – comme en témoigne l’épisode judiciaire provoqué par son hébergement de documents présidentiels à son domicile de Mar-a-Lago –, ce qui bouleverse la dynamique traditionnelle des midterms, le président Biden n’étant pas le seul leader contre lequel les électeurs sont enclins à réagir. Il s’ensuit que certains républicains semblent être à la recherche d’une sorte de « trumpisme » décanté, un « trumpisme sans Trump ». Un des enjeux des élections de mi-mandat est donc la physionomie qu’assumera le Parti alors qu’il semble évoluer dans cette direction. Ron DeSantis, le populaire gouverneur de Floride pressenti comme candidat à l’investiture républicaine en 2024, est sans doute l’incarnation la plus crédible de cette tendance.
Un Parti démocrate encore dominé par les modérés, malgré une aile gauche de plus en plus virulente. Si les primaires républicaines de 2022 se jouaient entre des candidats plus ou moins « trumpistes », celles des démocrates mettaient aux prises l’aile modérée et l’aile gauche (ou « progressiste »). Un déséquilibre majeur dans la politique américaine actuelle résulte ainsi de la grande homogénéité du Parti républicain (les anti-Trumps y sont extrêmement minoritaires) face au Parti démocrate qui demeure une coalition de plusieurs courants politiques. Pour utiliser une terminologie hexagonale, on pourrait dire que les démocrates sont une alliance entre des électeurs plutôt Renaissance/LREM et des électeurs à tendance NUPES. Entre les deux, le vivre-ensemble n’est pas toujours facile. Plusieurs candidats issus de la gauche ont remporté leurs primaires : le très tatoué John Fetterman (qui, comme un député LFI, ne porte jamais de cravate) a remporté l’investiture de son parti pour devenir sénateur de la Pennsylvanie, tandis que la militante de quartier Summer Lee, avec le soutien de Bernie Sanders, s’est imposée comme candidate pour la Chambre des représentants dans le même État. En général, cependant, les progressistes ont du mal à se faire élire, notamment dans les États où les démocrates prédominent, comme en Californie ou à New York, et les modérés sont peu menacés. Les candidats les plus impliqués à gauche sont persuadés que la seule solution à la crise que traverse le pays est l’adoption de leur programme, que ce soit vis-à-vis du changement climatique, de la dette estudiantine, et maintenant de l’avortement. Ils voient en Joe Biden et Nancy Pelosi (la présidente démocrate de la Chambre des représentants) l’incarnation d’une politique molle, qui hésite à rendre coup sur coup à un Parti républicain de plus en plus agressif dans ses méthodes. Pour le moment, leurs candidats ne parviennent pas à fédérer suffisamment pour faire défi à l’hégémonie des modérés.
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À partir de janvier, il est donc probable que le Sénat reste essentiellement divisé, et que les républicains deviennent majoritaires à la Chambre des représentants. Joe Biden, tout juste devenu le premier président américain à atteindre les quatre-vingts ans au cours de son mandat, se trouvera à la sortie du scrutin de novembre 2022 dans une situation politiquement délicate ; la question d’une nouvelle candidature à l’élection présidentielle – et, dans le cas contraire, du candidat démocrate susceptible de le remplacer – ne manquera pas de se posera. Mais à l’évidence, ce qu’il faudra retenir de ce cycle électoral sera moins les basculements qu’il a entraînés que l’enlisement d’une crise institutionnelle dans laquelle le pays est plongé depuis déjà plusieurs années. Les clivages partisans rendront impossible l’adoption de toute législation ambitieuse, et l’unique atout du président deviendra son droit de véto. Ses majorités ne pouvant être obtenues que de justesse, le Sénat restera au centre des affrontements politiques en dépit de son manque de représentativité. L’impasse législative contraindra chaque parti à chercher son avantage ailleurs. Les démocrates pourront découvrir les charmes des « droits des États », en utilisant leurs bastions dans le Nord-Ouest et la côte ouest pour protéger le droit à l’avortement, réguler les armes et préparer la transition écologique. Quant aux républicains, ils se convertiront sans doute au « militantisme » judiciaire (qu’ils ont longtemps dénoncé), profitant de leur mainmise sur la Cour suprême pour défaire des mesures auxquelles ils s’opposent depuis des années, comme le mariage homosexuel. Il est difficile d’imaginer que ces conflits, ne trouvant aucune résolution au niveau institutionnel, ne s’expriment dans le militantisme, les manifestations, voire dans la violence. Les progressistes auront peut-être leur 6 janvier – ou, du moins, ce que les conservateurs dénonceront comme tel. Et tout ce scenario repose sur l’hypothèse – de moins en moins certaine – que les résultats des élections de novembre seront acceptées de part et d’autre de l’échiquier politique comme légitimes.
Quand des affrontements nés au sein d’une démocratie survivent à la légitimité de cette démocratie, il est difficile de savoir quelle en sera l’issue.
- 1. Jonathan Weisman, “Spurred by the Supreme Court, a Nation Divides Along a Red-Blue Axis”, New York Times, le 2 juillet 2022.
- 2. Une traduction française de la Constitution américaine est accessible en ligne, sur la Digithèque de matériaux juridiques et politiques de l’Université de Perpignan.
- 3. Voir Ian Millhiser “America’s anti-democratic Senate, by the numbers”, Vox, le 6 novembre 2020.
- 4. Monica Potts et Zoha Qamar, “What’s Driving Biden’s Approval Rating Up?”, FiveThirtyEight, le 2 septembre 2022.
- 5. Voir Shane Goldmacher, “Most Democrats Don’t Want Biden in 2024, New Poll Shows”, New York Times, le 11 juillet 2022.
- 6. Voir Nate Silver, “Why Republicans Are Favored To Win The House, But Not The Senate”, FiveThirtyEight, le 30 juin 2022.