
Les souterrains de Daniel Lindenberg
L’œuvre de Daniel Lindenberg témoigne d’une approche originale et plurielle de l’histoire politique, qui fait la part belle aux évolutions culturelles et artistiques, exhumant les filiations souterraines des événements. Son livre sur Mai 1968, Choses vues, illustre tout l’attrait de cette démarche.
À qui se plonge dans son œuvre, Daniel Lindenberg réserve des surprises. Il cultivait des centres d’intérêt inattendus chez un intellectuel passionné par l’histoire des idées politiques. En reprenant Les Années souterraines, un de ses livres les plus importants, on constate que figure en appendice une chronologie culturelle des années 1937-19471. L’édition indique que celle-ci a été réalisée par Véronique Julia, mais sans doute l’auteur a-t-il eu son mot à dire. La lecture de cette annexe révèle quelques dessous de la méthode de Lindenberg – qui n’hésitait pas à croiser les disciplines afin de préciser sa démonstration. Chaque année présente différentes rubriques : société (qui reprend les événements politiques) ; littérature-essais-bandes dessinées ; médias-presse ; théâtre-cinéma ; danse-musique-chanson ; arts plastiques-architecture-photographie. Cette approche plurielle le caractérise dans son évidence.
Le travail accompli sur les années 1937-1947, Daniel Lindenberg l’a remis sur le métier à propos de la décennie 1960 en y mêlant sa propre expérience et ce que l’on pourrait appeler ses affinités électives. Le résultat sera Choses vues, sans doute le plus autobiographique de ses livres, en tout cas l’un de ceux où il se révèle le plus2. Ce témoignage dévoile beaucoup de sa personnalité, de ses goûts, de ses amitiés, notamment celle avec Christian Bachmann. Lorsque les éditions Bartillat l’ont sollicité pour la rédaction d’un livre sur Mai 68 à l’occasion du quarantième anniversaire, sa réponse a été immédiatement positive. Il s’est lancé aussitôt dans le projet, sans doute parce qu’il le portait en lui et qu’il estimait opportun de revenir sur certaines étapes de son parcours. Si ce n’était pas le cas, alors cette proposition a tout de suite éveillé en lui un désir d’écriture et le besoin de transcrire certains souvenirs et des clarifications sur l’époque3. Pour lui, les événements de 1968 ne se limitaient pas au seul mois de mai. Afin de les comprendre, il fallait remonter tout le fil de la décennie 1960 et même revenir jusqu’aux années souterraines 1937-1947. À ses yeux, les événements de 1968 regroupent plusieurs générations : survivants de la génération pacifiste de 1918, révolutionnaires du Front populaire, résistants, porteurs de valise de la guerre d’Algérie, « minos » de l’Unef et rebelles de l’UEC au tournant des années 1960… Toutes ces forces ont travaillé souterrainement. En poussant la recherche des sources plus loin, il faudrait même remonter jusqu’à une culture du xixe siècle.
Le titre choisi par Daniel Lindenberg à ce livre de souvenirs exprime à lui seul cette filiation. C’est Victor Hugo bien entendu, mais un Hugo intime, observateur des fracas de son siècle. Parmi les grands moments des Choses vues hugoliennes, on retiendra sa description des journées de 1848 (février et juin). C’est un Paris populaire qui se soulève, renverse la monarchie de Juillet et contraint Louis-Philippe à l’exil. Tout cela s’achèvera dans le sang lors de la répression des journées de juin. Daniel Lindenberg était familier des auteurs du xixe siècle. Il les connaissait parfaitement et les admirait quelles que fussent leurs opinions dès lors qu’ils avaient du style : Stendhal ou Renan, Jules Vallès ou Maurice Barrès, Zola ou Barbey d’Aurevilly. Il savait les apprécier avec discernement. Le Flaubert de L’Éducation sentimentale le travaillait particulièrement. Il aimait à répéter que Mai 68 n’avait pas eu son grand roman, comme 1848 avait eu le sien grâce à Flaubert. Il est vrai qu’aujourd’hui, plus de temps s’est écoulé entre Mai 68 et nous qu’entre 1848 et l’année de publication des aventures de Frédéric Moreau (1869). Daniel Lindenberg avait conservé une approche littéraire de la science politique et les manifestations culturelles étaient autant d’illustrations du climat d’une époque.
Lorsqu’on considère l’homme et l’œuvre dans leur ensemble, pas seulement tel livre ou tel engagement, on est frappé par la dimension protéiforme de sa pensée, une capacité à s’intéresser à toutes sortes de sujets, y compris des domaines qui pourraient apparaître comme secondaires ou futiles. Son appétit culturel relevait d’une démesure faustienne4. Sa curiosité était à cet égard sans limite. Choses vues recèle quantité de références et d’allusions qui montrent l’étendue de son champ d’analyse.
Son appétit culturel relevait d’une démesure faustienne.
Parmi les nombreux auteurs cités, Greil Marcus revient. Cet historien et critique de rock américain a publié une vingtaine de volumes. Daniel Lindenberg cite en particulier deux livres en résonance avec sa méthode. Le premier s’intitule Lipstick Traces (« Traces de rouge à lèvres »), au sous-titre linderberguien : Une histoire secrète du xxe siècle5. Il y est beaucoup question de dada, de situationnisme, de Cobra, de culture punk, de révolution, de contre-culture en général. Le second, La République invisible, traite d’un point particulier de l’œuvre de Bob Dylan, les Basement Tapes, enregistrées en 1967-1968, cependant que Dylan vit en reclus à Woodstock après son « accident de moto » controversé et qu’il enregistre des heures de musique avec le groupe qui deviendra The Band6. Selon Marcus, Dylan concentre à lui seul des pans entiers de la culture américaine, celle des clandestins, des migrants, des hobos, des bandits, des hors-la-loi, des marginaux. C’est cette Amérique des marges qu’il appelle la République invisible, avec ses codes, ses références, ses chansons. On est loin de la République impériale chère à Raymond Aron. Daniel Lindenberg aurait pu présenter aussi bien l’une que l’autre. Il reste que cette idée de République invisible ne pouvait que séduire cet adepte de culture marrane.
Les travaux de Greil Marcus, que Daniel Lindenberg suivait avec intérêt, introduisent un autre versant de sa personnalité : toute forme de culture le passionnait dès lors qu’elle jouait un rôle intellectuel. L’une de ses dernières sorties publiques fut pour une rencontre à la librairie L’Écume des pages autour du choix de Bob Dylan comme lauréat du prix Nobel de littérature en 2016. Daniel a tout de suite saisi l’enjeu littéraire et culturel qui se jouait là. Il n’a pas du tout mêlé sa voix à ceux qui contestaient ce choix pour le Nobel et qui furent nombreux et véhéments, en France particulièrement. Au contraire, pour lui, c’était quelque chose d’évident compte tenu des textes de Dylan, de leur beauté, de leur puissance et de leur portée dans l’histoire culturelle. Daniel en était pleinement conscient. Choses vues en comporte quelques éclats. Tous ces aspects de la culture américaine populaire s’inscrivaient dans l’effervescence intellectuelle des années 1960. L’une de ses passions était d’ailleurs le premier album du Velvet Underground avec la célèbre pochette d’Andy Warhol.
Avec un Bob Dylan, Daniel Lindenberg partage ce goût des métamorphoses, des renaissances. Afin d’illustrer cette dimension inattendue de Daniel, la chanson Highway 61 Revisited, tirée de l’album du même nom, fait écho à l’univers de l’auteur du Rappel à l’ordre7. L’un des apports de Dylan à la langue anglaise, entre autres, est d’avoir popularisé l’expression « revisiter », fréquemment utilisée en français aussi. L’œuvre de Daniel, justement, est aussi à revisiter depuis son premier livre – L’Internationale communiste et l’école de classe chez Maspero8, qu’il avait fait retirer de sa page « Du même auteur » – jusqu’à son dernier livre consacré au parti intellectuel9, sujet qui l’a préoccupé toute sa vie, et dont il fut à sa manière, paradoxale et engagée, un représentant.
- 1.Daniel Lindenberg, Les Années souterraines (1937-1947), Paris, La Découverte, 1990.
- 2.D. Lindenberg, Choses vues. Une éducation politique autour de 68, Paris, Bartillat, 2008.
- 3.Dans l’introduction aux Années souterraines, il évoque ces correspondances entre les deux époques : « Nous ne soupçonnions pas alors que nombre de ces thèmes avaient été ceux de la révolte des “jeunes” des années trente, dont certains encore, 68 aidant, reparaissaient parmi nous (Pierre Andreu, Daniel Guérin), et de la “révolution culturelle”… de 1940. » Plus loin, il ajoute : « En 1968, c’est toujours la “pensée 40” qui est le moteur, nous le vîmes bientôt (dans les années soixante-dix surtout) à ses effets régionalistes (on avait dit longtemps, Proudhon oblige, “fédéralistes”, antiétatistes, antiproductivistes – là ce sont les mêmes mots qui ont resurgi). »
- 4.Daniel Lindenberg était avide de livres et fréquentait volontiers les librairies d’occasion à la recherche d’éditions rares ou de titres oubliés, reflets d’une époque enfuie.
- 5.Greil Marcus, Lipstick Traces. Une histoire secrète du xxe siècle [1989], trad. par Guillaume Godard, Paris, Allia, 1998.
- 6.G. Marcus, La République invisible. Bob Dylan et l’Amérique clandestine [1997], trad. par Lise Dufaux et François Lasquin, Paris, Denoël, 2001.
- 7.D. Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002. Le titre reprend celui d’un recueil d’essais de Jean Cocteau, paru chez Stock en 1926.
- 8.L’Internationale communiste et l’école de classe, textes choisis et présentés par D. Lindenberg, préface de Nicos Poulantzas, trad. par E. Leypold, Paris, Maspero, 1972.
- 9.D. Lindenberg, Y a-t-il un parti intellectuel en France ? Essai sur les valeurs des Modernes, Paris, Armand Colin, 2013.