
La quête de Michel de Certeau
L’historienne canadienne présente le parcours de Michel de Certeau, son désir de Dieu autant que son exploration de la vie créative sur les marges de la société.
En Amérique du Nord, on ne connaît Michel de Certeau que dans le milieu universitaire, mais en France c’était une célébrité, un critique important en matière de culture, un historien novateur sur le domaine religieux dans la première modernité, un penseur des questions religieuses qui professait, dans sa vie et ses écrits, un catholicisme ouvert, généreux, engagé. Lors de ses obsèques à Paris en janvier 1986, la voix d’Édith Piaf chantant Non, je ne regrette rien résonna sur les bancs de l’église Saint-Ignace des jésuites. Cette chanson venait après une lecture de l’apôtre Paul, « mais ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages » (1 Co 1, 27), et un poème de Surin, un mystique du xviième siècle sur « une âme vagabonde » cherchant l’amour divin à travers le monde. Ces vers, choisis par Certeau, disent assez le non-conformisme de son style intellectuel et spirituel.
Dans ses écrits, sur la folie et la mystique au xviième siècle, sur les mouvements de résistance politique passés et présents en Amérique du Sud, sur les pratiques de la vie quotidienne au xxe siècle, Michel de Certeau avait une façon particulière d’interpréter les relations sociales et personnelles. Contrairement à ceux qui décrivaient les sociétés en soulignant leur homogénéité, le poids des pouvoirs hégémoniques qui les unissent et les contrôlent, il cherchait à saisir, dans les systèmes de pouvoir et de pensée, la présence créatrice et troublante de « l’autre », étranger, étonnant, dérangeant, subversif, radicalement différent. Cet autre, il le découvrait dans la rencontre des « sauvages » de pays lointains (ainsi du fameux essai de Montaigne sur les cannibales venus d’Amazonie1), comme dans des usages et des groupes plus proches, dans les tensions continuelles qui traversent toute vie sociale, à l’école, dans les institutions religieuses, dans les médias de masse.
Certes, dans les années 1960 et 1970, quand Certeau acquit sa notoriété, la littérature, la philosophie et la psychanalyse traitaient abondamment de l’« altérité », mais il fut original dans ses multiples façons de concevoir les figures de « l’autre » et leur fonctionnement en de nombreux contextes. Il inventa le terme d’« hétérologie » pour décrire les disciplines qui nous servent à examiner notre rapport à l’altérité : ainsi l’histoire et l’ethnographie peuvent être des « sciences de l’autre » quand elles questionnent les affirmations souvent déformantes que nous utilisons pour comprendre des lieux et des temps différant des nôtres. Ainsi il analysa les institutions centralisatrices d’autrefois pour montrer comment elles se définissaient en excluant les voix et les croyances différentes ou en les avalant.
Pourtant jamais l’État ni l’Église n’ont été l’unique source du pouvoir et de l’autorité au Moyen Âge et à l’époque moderne. Certeau souligna toujours qu’il y eut d’autres possibilités, avec la mystique dans les mouvements religieux, avec l’obstination du savoir populaire né de l’expérience locale. Ses héros étaient souvent des errants, pèlerins, missionnaires, ou nomades comme Jean de Labadie, un visionnaire du xviie siècle, qui fut d’abord jésuite avant de devenir l’apôtre d’une Réforme radicale en France et en Suisse, pour finir par fonder une petite communauté de saints aux Pays-Bas.
Trois contemporains
Il me semble intéressant de comparer les vues et la vie de Michel de Certeau avec deux de ses contemporains, Michel Foucault et Joseph Ratzinger, dont les travaux et la réflexion ont porté aussi sur le pouvoir et les frontières des institutions. L’audace intellectuelle de Foucault fut récompensée par son élection au Collège de France ; dans son pays, Certeau n’eut de véritable poste universitaire que dans ses deux dernières années comme directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Après son ordination et son doctorat, Ratzinger suivit une carrière ascendante, comme professeur dans les facultés allemandes de théologie, puis archevêque de Munich-Freising, cardinal en 1977, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et pape en 2005 sous le nom de Benoît XVI. Certeau continua son parcours chrétien de simple jésuite, sans jamais recevoir de responsabilité dans son ordre.
Tous trois ont été atteints par les événements de 1968. Foucault et Certeau, en hommes de gauche, se sont davantage engagés, quoique de façon différente. Aux yeux de Foucault, le pouvoir était le concept clé pour comprendre les relations et la communication dans la société. Le pouvoir appartenait aux autorités centrales (les souverains, les médecins, les prêtres) et il imprimait son message dans l’esprit et la conscience de chacun. Ce processus agissait sans relâche, imposant sa discipline, son contrôle, ses châtiments, et n’ayant à affronter qu’une faible résistance. Les analyses de Foucault nous ont fait comprendre les rouages des institutions et la distribution du pouvoir à travers les sociétés, elles n’ont guère expliqué comment diminuer son emprise et changer l’état des choses.
Les mouvements étudiants de 1968 ont conduit Ratzinger à ne plus soutenir les efforts de libéralisation de l’Église catholique suscités par le concile de Vatican II (1962-1965), il se rangea alors aux côtés de la hiérarchie établie. Vue dans cette perspective, la doctrine de l’Église n’avait pas à accepter les opinions erronées du sécularisme, du relativisme, du pluralisme religieux, du subjectivisme et du radicalisme économique. L’interprétation devait demeurer dans les mains des maîtres théologiens de l’Église, fondée par le Christ et ayant reçu la garantie de la succession apostolique. Ratzinger devait écrire dans Dominus Iesus, une encyclique dont il rédigea la première version en 2000 comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi :
Il n’existe qu’une Église du Christ, elle subsiste dans l’Église catholique, gouvernée par le successeur de Pierre et par les évêques en communion avec lui.
Quels que soient les « dons » accordés aux autres Églises et communautés chrétiennes, tout dialogue avec elles a pour condition de possibilité la reconnaissance absolue de l’autorité romaine2. La quête de Certeau, dans son attention à « l’autre » et sa croyance dans la nécessité d’ouvrir les frontières entre les communautés et leurs façons de penser différentes, proposait autre chose que la sombre vision du pouvoir et de la domination peinte par Foucault, ou que les certitudes de Ratzinger.
Désir de Dieu
Les vues de Certeau sont le résultat d’années de lutte, d’expériences accumulées, et d’écriture3. Né en 1925 en Savoie, adolescent il courut la montagne pour porter des messages aux résistants qui combattaient l’occupant allemand. Il commença en 1944 ses études pour accéder au sacerdoce, puis entra dans la Compagnie de Jésus en 1950, écrivant alors à un ami : « Je crois que Dieu m’appelle en Chine. » Un peu plus tôt, un jésuite fameux, Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), avait composé en Chine ses ouvrages de géologie et de théologie. En 1949, les communistes s’emparèrent du pays et les jésuites furent expulsés. Ces événements ont peut-être augmenté l’attrait de la Chine pour Certeau, en tout cas il ne devait jamais s’y rendre.
Ses études canoniques le firent entrer dans le tourbillon du renouveau théologique conduit par un autre jésuite, Henri de Lubac (1896-1991), un héros de la résistance catholique pendant l’occupation allemande, et Certeau devint à Lyon l’un de ses étudiants préférés. En Allemagne, Ratzinger s’inspira aussi de Lubac. Ce dernier ébranlait les hypothèses rigides, à tout instant il mettait en question les frontières conventionnelles. Il argumentait sur l’enseignement de l’Église, remarquant qu’il n’était pas fixé pour l’éternité, qu’il avait changé au cours des siècles ; il écrivait que, pour donner son assentiment à la doctrine, il fallait se fonder sur une nouvelle étude historique des textes chrétiens. Il ajoutait que les sources non catholiques avaient aussi quelque chose à nous enseigner : ainsi son livre sur le bouddhisme dressa une comparaison intéressante entre le Christ et le Bouddha. En 1946, dans un ouvrage retraçant le sens changeant du « surnaturel » depuis saint Augustin, Lubac contesta la distinction tranchante, posée depuis le xixe siècle par des théologiens proches du pape, entre, d’une part, le royaume de la nature humaine et le monde de la Nature et, d’autre part, l’ordre surnaturel et le divin. Selon lui, tout homme éprouvait un désir « naturel » de Dieu, mais ce désir existait parce que Dieu l’y avait mis, en une « exigence divine ».
Cette vue, qui pouvait sembler conciliante aux catholiques, effraya au Vatican des membres importants de la hiérarchie, par crainte d’affaiblir la distinction entre l’Église spirituelle et le souci mondain de la vie quotidienne. En 1950, le Supérieur général de la Compagnie de Jésus interdit tout enseignement public à Lubac, et son livre sur le surnaturel fut écarté des lieux d’enseignement, ce qui n’empêcha pas Lubac d’affirmer, dans une formule que Certeau ne devait jamais oublier, que « l’Église doit toujours ouvrir grand ses portes pour que les esprits les plus différents puissent accéder à la vérité4 ».
Michel de Certeau commença à écrire dès le séminaire, ses premiers textes le montrent déjà cheminant vers la « science de l’autre ». Au cœur de la vie religieuse, il plaçait l’expérience, tout en soulignant le vide qui la sépare du désir spirituel : les croyants ont soif de rencontrer Dieu, mais ils ont souvent l’impression que Dieu est absent. D’après lui, une telle séparation est inévitable, la présence de Dieu ne pouvant être ressentie que de façon imparfaite et éphémère ; pour le comprendre, il suffit de revenir à l’inconstance des sentiments et de se souvenir combien chacun doit lutter pour exprimer la plénitude de son expérience intérieure. De plus, toute expérience religieuse, aussi solitaire soit-elle, est pénétrée par la présence d’autrui, à travers la réception de son histoire comme à travers le langage employé pour penser et prier.
Mystique et psychanalyse
Cette quête de Dieu, Michel de Certeau la retrouva dans le journal spirituel de Pierre Favre (1506-1546), l’un des premiers jésuites. Ce texte fut écrit dans les années 1540 alors que Favre, voyageant à travers l’Europe pour prêcher, cherchait en lui-même les signes de l’amour de Dieu. L’édition française du journal, traduit du latin et de l’espagnol, introduit et annoté par Certeau, constitua sa thèse de doctorat à la Sorbonne (juin 1960). Pour son éditeur, le pèlerinage intérieur de Favre offrait un parfait exemple du « sentiment du mystère qui surgit dans l’expérience5 ». Mais ce mystère ne devait pas lui suffire. Les mystiques sauvages du xviie siècle l’attirèrent, en particulier un autre jésuite, Jean-Joseph Surin (1600-1660), devenu, disait-il, « mon gardien », « le fantôme qui a hanté ma vie6 ».
Surin ne fut pas un compagnon paisible. Prêcheur itinérant et directeur des âmes, cherchant les signes de Dieu chez les petites gens, il fut appelé à Loudun en 1634 pour exorciser Jeanne des Anges, la prieure des Ursulines, possédée par les démons. Il parvint à la délivrer, mais, s’étant volontairement offert en échange, il perdit à son tour la raison. Pendant près de vingt ans, il souffrit et demeura silencieux, enfermé dans sa chambre d’une maison jésuite. Il en sortit en 1654 et se transforma en un écrivain passionné de la quête mystique : « Je voudrais avoir une voix de trompette et une plume d’airain. […] Je voudrais que des flammes coulassent de ma plume7. » Certeau explora les fonds anciens des bibliothèques pour retrouver les manuscrits de Surin, ses lettres de direction spirituelle et le récit de son aventure intérieure, des textes dont il procura en 1963 et 1966 des éditions savantes avec de longues introductions et d’amples commentaires8.
Durant les années 1960, d’autres chemins s’ouvrirent à lui. Pour éclairer la relation entre théologie et psychologie, Michel de Certeau se tourna avec quelques autres jésuites vers la psychanalyse ; le petit groupe participa en 1964 à l’assemblée de fondation, convoquée par Jacques Lacan, pour créer l’École freudienne de Paris. Dans une dense rhétorique, Lacan élaborait le langage formel du « sujet », ou du soi, et de l’autre. Il identifia le stade du miroir chez le petit enfant, lorsque ce dernier, voyant son reflet dans un miroir, le prend pour un « autre », d’où lui viendra ensuite l’idée de l’altérité comme ce qui est absent ou manquant dans le soi. Lacan discuta l’entrée de l’enfant dans la sphère symbolique du langage, qui structure, disait-il, l’altérité avec le désir impossible et sans fin de combler le vide entre le soi et l’autre.
Certeau mit à profit certaines de ces idées, en particulier pour interpréter le désir ardent de Dieu chez ses « mystiques sauvages ». Mais, comme l’a montré Jeremy Ahearne dans un livre perspicace9, il développa aussi ses propres concepts sociaux et historiques des « autres », bien au-delà des catégories rigides de Lacan et de ses fameux exemples. À la mort de Lacan, en 1981, Certeau dessina son portrait en vagabond intellectuel, à son meilleur dans l’expression des idées et la pratique analytique, à son pire dans la poursuite de violentes querelles dans les institutions qu’il faisait naître10.
Le système en question
Dans ces mêmes années 1960, Vatican II suscita de très grands changements. Henri de Lubac, qui avait été un temps tenu en suspicion, se vit attribuer par Jean XXIII un rôle clé au concile. Joseph Ratzinger assista au concile, salua la place nouvelle accordée aux laïcs dans l’Église et aux « éléments de sainteté » présents en dehors d’elle (comme le dit la constitution Lumen gentium). De Paris, Certeau vit les choses de manière plus radicale. Les réformes voulues par le concile marquaient une rupture innovatrice par rapport aux règles hiérarchiques inflexibles du passé. Elles demandaient l’invention de « multiples langages de foi » pour exprimer l’expérience des croyants mieux que dans le langage clérical guindé ayant cours. À son avis, Vatican II devait inciter l’Église à se plonger tout entière dans les problèmes de la modernité et à reconnaître combien elle avait à en apprendre – sur la guerre, la violence, le contrôle des naissances, la vie des rues dans les villes, ou encore la presse et la télévision11.
Cela devrait être la tâche de l’Église, pas seulement en Europe dont le clergé avait dominé le concile, mais aux dimensions du monde. Tel avait été, disait-il, l’esprit d’Ignace de Loyola et de ses compagnons au xvie siècle. Tel serait son propre objectif de 1966 à 1968 et bien après, dans ses fréquents voyages en Amérique latine, surtout au Brésil et au Mexique, là où des prêtres, inspirés par la théologie de la libération, s’installaient au milieu des plus pauvres et croyaient que l’Église devait autant combattre la misère sociale que chercher à sauver les âmes. Certeau fut touché par les formes de spiritualité populaire découvertes dans ses voyages : dans ces mouvements messianiques et extatiques, il voyait non une conduite erronée que l’Église aurait à extirper, mais « la voix intérieure d’un continent encore catholique dans sa culture ». Il condamna aussi avec force la torture sous la dictature militaire au Brésil.
En 1968, il interpréta le mouvement étudiant comme une autre « rupture » créatrice. Il écrivit dans la revue jésuite des Études en juin-juillet :
En mai dernier, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789. La place forte qui a été occupée, c’est un savoir détenu par les dispensateurs de la culture et destiné à maintenir l’intégration ou l’enfermement des travailleurs étudiants et ouvriers dans un système qui leur fixe un fonctionnement12.
Parce qu’il avait vu les mystiques du xviie siècle lutter en cherchant une manière d’exprimer leur expérience, parce qu’il avait pressé l’Église de développer des formes multiples d’expression où la spiritualité moderne puisse trouver sa voix, il sut entendre la demande des étudiants impatients d’obtenir le droit de parler, certains d’entre eux « mettant tout le système en question ». En fait, la parole fut bientôt « reprise » par les institutions, le gouvernement, l’Université, pour restaurer un ordre hiérarchique au lieu de créer la structure pluraliste « appelée par les événements ». Mais, selon Certeau, l’historien pouvait maintenir l’espoir du changement s’il produisait une analyse lucide des relations entre les institutions existantes et ces étudiants « autres ».
À la fin des années 1960, Henri de Lubac, l’ancien professeur de Certeau, cessa de chercher le changement dans l’Église : pour lui, le temps des réformes était clos. En 1970, Joseph Ratzinger publia un livre critiquant l’arrogance de ceux qui réclamaient une extrême démocratisation de l’Église, avec des élections et des synodes associant les laïcs au clergé. Au contraire, disait-il, il y a dans l’Église déjà assez de « démocratie » grâce au collège des prêtres et des évêques, dirigé par le pape. Revenant plus tard sur ces années-là, Ratzinger jugea que « beaucoup de catholiques étaient passés d’une chrétienté étroite, repliée sur elle-même, à une ouverture non critique au monde extérieur13 ».
Un chemin non tracé
L’ouverture au monde fut au cœur de l’attitude chrétienne de Michel de Certeau. Après 1970, ses thèmes de réflexion et son public s’élargirent. Son usage critique des « hétérologies » pour décrire les pratiques religieuses et culturelles lui attira de nombreux soutiens en France et à l’étranger, mais aussi des adversaires. Sa théologie scandalisa Lubac. L’Institut catholique de Paris [établissement universitaire privé, selon la loi de séparation entre l’Église et l’État, où Certeau assurait depuis des années un séminaire pour les doctorants en théologie] lui demanda en 1971 de soumettre un dossier de recherche pour obtenir un doctorat dans cette discipline [son précédent doctorat, obtenu à l’université publique, où nul enseignement de la théologie n’était permis, concernait les sciences religieuses]. En réponse, il rédigea un texte original sur la signification du christianisme qui fut refusé par l’Institut. Au lieu de le réviser pour satisfaire les professeurs de cette institution, Certeau le publia dans Esprit sous un titre éloquent, « La rupture instauratrice ou le christianisme dans la culture contemporaine14 ». D’autres textes de la même veine devaient suivre, puis il y eut un débat public radiodiffusé (mai 1973) avec un intellectuel catholique de gauche, Jean-Marie Domenach [alors directeur de la revue Esprit]15.
Certeau déclara que Jésus-Christ était la figure centrale, l’Autre, présent et absent ; sa venue et sa mort avaient fondé le christianisme, cependant l’événement signifiant n’était pas la crucifixion, mais le tombeau vide : « Le “suis-moi” [de Jésus] nous vient d’une voix qui s’est effacée, à jamais irrécupérable16. » Le chrétien veut croire, disait Certeau, il veut prendre le risque de se mettre en chemin vers le Christ, mais la particularité d’une vie chrétienne est à comprendre dans son rapport avec les circonstances historiques. Dans le monde sécularisé du xxe siècle finissant, où partout dominaient des structures non religieuses, Certeau soulignait que les institutions ecclésiales ne pouvaient être le seul lieu d’intervention des chrétiens dans le monde. En fait, la croyance et les pratiques chrétiennes ne pouvaient plus être associées à un lieu déterminé, ni à un milieu social particulier comme « les pauvres », désormais il fallait inventer « un chemin non tracé », une errance sans pouvoir. Chacun, dans « la faiblesse de croire », devrait s’efforcer de faire place à l’autre, d’ouvrir les systèmes clos sur la différence et la pluralité. Ou, comme il l’affirma avec force, devant un Domenach pris à contre-pied,
cette prétention à l’universel n’est pas recevable. Le christianisme n’est que quelque chose de particulier dans l’ensemble de l’histoire des hommes et il ne saurait se créditer de cette histoire ni parler au nom de l’univers entier17.
Lubac répondit par une féroce condamnation des vues de Michel de Certeau, en défendant l’universalité de l’Église et sa hiérarchie. Il le traita de « joachimite », disant qu’il cherchait comme Joachim de Flore, un visionnaire médiéval, l’âge d’or d’une pure spiritualité sans institutions ecclésiales ni disciplinaires d’aucune sorte18. En vérité, Certeau ne souhaitait pas un avenir sans institutions. Il reconnaissait que les institutions font partie de la vie des hommes, qu’elles sont aussi essentielles que les pratiques des « autres » qui s’écartent de leurs règles, mais il regrettait pour les institutions, comme ce fut le cas pour l’Église après Vatican II, l’abandon d’une possible réforme en profondeur19. Quoi qu’il en soit, quand Lubac fut nommé cardinal en 1983, Certeau lui écrivit qu’il lui devait sa vocation chrétienne et qu’il était heureux que son œuvre « ait reçu le sceau de l’Église ».
Pour Certeau, être chrétien signifiait « dépasser les frontières de l’appartenance ». Il voulut demeurer jésuite, mais refusait de légitimer ses opinions par sa place dans son ordre ou dans l’Église – il ne voulut pas davantage être considéré comme le porte-parole de ces institutions. Il choisit de se tenir sur leurs marges, pour poser des questions non orthodoxes et mener « la confrontation des pratiques contemporaines avec le corpus des rites et des textes chrétiens20 ».
Antidiscipline
En 1980, l’Invention du quotidien appliqua ce questionnement au monde situé au-delà de l’Église, pour analyser comment les gens ordinaires résistent au contrôle de l’institution. Sur cette question, Certeau s’opposa à Foucault. Il portait un jugement favorable sur l’analyse fouillée de la « discipline » dans Surveiller et punir (1975), où le philosophe avait suivi à la trace le passage de l’Ancien Régime (qui pratiquait la torture comme un spectacle public) à la prison moderne (où la coercition se pratique derrière des portes closes pour « contrôler » les corps). Mais il marqua aussi son désaccord :
S’il est vrai que partout s’étend et se précise le quadrillage de la « surveillance », il est d’autant plus urgent de déceler comment une société entière ne s’y réduit pas ; quelles procédures populaires (elles aussi « minuscules » et quotidiennes) jouent avec les mécanismes de la discipline et ne s’y conforment que pour les tourner21.
Certeau examina les activités du tout-venant, en principe contrôlées par l’organisation institutionnelle de l’espace et du langage, et suggéra comment dans les faits ce contrôle est évité ou ignoré. Dans le quadrillage des rues de la ville, les gens marchent au gré de leur humeur, ils zigzaguent, ralentissent, choisissent une rue à cause de son nom, font des tours et des détours, composent une « rhétorique de pas22 ». De même, ils lisent en échappant à la hiérarchie sociale et au « système imposé » du texte écrit, ils lisent en toute sorte de lieux, des bibliothèques aux toilettes. Ils lisent selon leur propre rythme, en s’interrompant pour réfléchir ou pour rêver ; ils lisent en faisant des gestes et en émettant des bruits divers, en s’étirant, dans « une orchestration sauvage du corps », et finissent par se faire leurs propres idées sur le livre lu. Pour Michel de Certeau, « ces procédures et ces ruses composent le réseau d’une antidiscipline23. »
Publiée en 1984, la traduction de l’Invention du quotidien en anglais fut le premier livre de Certeau disponible dans cette langue. Devenu professeur à l’université de Californie San Diego en septembre 1978, il fut lu en Amérique par les spécialistes des « cultures populaires », il suscita un intérêt croissant chez les historiens et les anthropologues ; ses écrits, circulant dans le milieu universitaire hors de la sphère catholique, ne firent pas l’objet des mêmes controverses qu’en France. Dans les quinze années suivantes, sept autres de ses ouvrages allaient paraître en anglais [dans diverses presses universitaires].
Ses traducteurs ont eu à relever un défi. Dans les années 1970, la pensée de Certeau s’est complexifiée, il a cherché à trouver un nouveau style pour l’exprimer, cela a rendu parfois plus difficiles les textes écrits dans ses dernières années. De son dialogue intérieur sur la manière de légitimer sa croyance religieuse sans le faire au nom d’une autorité d’Église, il écrivait en 1974 :
À sentir s’évanouir le sol chrétien sur lequel je croyais m’avancer, à voir s’approcher, depuis longtemps en marche, les messagers d’une fin, à reconnaître ainsi mon rapport à l’histoire sous la forme d’une mort sans lendemain propre et d’une croyance dépourvue de lieu assuré, je découvre une violence de l’instant24.
Tom Conley, qui a traduit en anglais trois ouvrages de Certeau, écrit que, dans ces textes, il reconnaît tantôt les rythmes du discours mystique, tantôt ceux d’un dialogue analytique et parfois la prose curiale de la Renaissance. Les commentaires de Tom Conley, ceux de Luce Giard et d’autres encore apportent une aide certaine aux lecteurs de Certeau.
Possession et pouvoir
Bien qu’il ait écrit sur de nombreux sujets, quand on l’interrogeait sur son identité intellectuelle, Michel de Certeau se présentait toujours comme un historien. Pratiquant le même métier, j’apprécie particulièrement ses travaux sur la spiritualité au xviie siècle, considérée dans ses tourments et ses succès, j’en prendrai ici pour exemple la Possession de Loudun (1970). Dans les années 1630, la ville de Loudun (aujourd’hui dans le département de la Vienne) portait les marques des guerres de religion, sa population était encore protestante en majorité, mais la réforme catholique progressait, comme le montrait l’ouverture d’un établissement éducatif tenu par les ursulines. En 1632, au lendemain d’une épidémie meurtrière [une « peste », disait-on à l’époque], la prieure Jeanne des Anges et plusieurs autres religieuses du couvent furent possédées par des démons : elles se tordaient en convulsions et contorsions indécentes, cherchaient à vomir l’hostie consacrée et, quand on les interrogeait, proféraient des blasphèmes par la voix et sous les noms des démons.
Des médecins, des prêtres exorcistes et des théologiens furent appelés des alentours puis de plus loin, il s’y ajouta des juges et des officiers royaux. Des prêtres célébrèrent des rites d’exorcisme en public, devant un nombre croissant de visiteurs venus de France et de l’étranger. Bientôt les diables désignèrent comme le sorcier responsable de ces possessions Urbain Grandier, un prêtre du lieu, beau parleur, élégant, amateur de conquêtes féminines. Il fut jugé, condamné et brûlé vif à la fin août 1634, bien qu’il eût clamé son innocence sous la torture jusqu’à sa dernière heure.
Mais la possession continua. À la fin de 1634, un groupe de jésuites fut envoyé à Loudun, avec, parmi eux, le mystique Jean-Joseph Surin. Préférant une conversation privée aux exorcismes publics, Surin se consacra à tourner vers Dieu l’âme de Jeanne des Anges. Deux ans et demi plus tard, le dernier démon quittait le corps de la prieure, mais un diable entra dans celui de Surin et mena dans son âme un sabbat qui le rendit longtemps fou. Pour sa part Jeanne des Anges devint célèbre en tant que miraculée, destinataire d’oracles angéliques et dispensatrice de conseils spirituels.
Michel de Certeau est à son meilleur dans le récit de cette affaire. Avec toutes leurs ambiguïtés, les possédées de Loudun illustrent parfaitement sa croyance que « l’histoire n’est jamais sûre25 ». De ces troubles, il subsistait des sources abondantes (lettres, rapports judiciaires, pamphlets, mémoires divers). Comme le livre de Certeau devait paraître dans une collection fondée sur l’analyse des documents originaux, il put y faire entendre des voix diverses et mettre l’affaire en scène dans une perspective d’hétérologie. L’historien parle à partir du présent, les autres acteurs le font au nom du passé, le livre « est en somme brisé par une absence. Il a une forme proportionnée à ce qu’il raconte : un passé. Aussi bien, chacune de ses moitiés dit de l’autre ce qui manque plutôt que sa vérité26 ».
Certeau peint les événements de Loudun sur l’arrière-plan des transferts de pouvoir dans la France de ce temps-là avec toutes les incertitudes ainsi suscitées. D’après lui, le pouvoir sacré (de définir la vérité sur Dieu et la vie des hommes) était en train de quitter les institutions religieuses, placées au cœur de la société médiévale, pour bénéficier aux institutions politiques de la monarchie, le cardinal Richelieu étant le Premier ministre de Louis XIII. L’Église remplissait encore ses fonctions traditionnelles, elle célébrait ses cérémonies solennelles, mais les clercs jouaient de plus en plus un rôle dans la vie sociale et la politique royale, tandis que la monarchie prenait des initiatives et intervenait de plus en plus dans le domaine du sacré. Parfois, sous le couvert des cérémonies liturgiques et derrière les structures institutionnelles de l’Église et de la monarchie, une vraie expérience religieuse et un véritable combat spirituel se continuaient sur un mode plus personnel. Dans leur version la plus liée à l’expérience, les deux pouvaient prendre la forme de la possession ou de la mystique.
Ce changement capital fractura les systèmes cohérents de croyances, le combat sur la « vérité » mené à Loudun exprimait l’angoisse née de cette incertitude. Ces femmes étaient-elles vraiment possédées par des démons ? Quelques médecins attribuaient leur conduite à des humeurs mélancoliques. D’autres observateurs pensaient qu’elles étaient malades d’amour, que leur imagination les avait égarées, que des confesseurs mal inspirés avaient confirmé leurs erreurs. Face au doute, la présence et la puissance du diable se réaffirmaient. Certeau décrit les exorcismes publics comme un théâtre où les prêtres ordonnaient aux démons de parler devant les assistants ; le clergé voulait ainsi prouver que le contrôle ecclésial s’exerçait réellement sur la vérité, alors que ce contrôle était justement en train de lui échapper.
Le sceptre, la crosse et une rébellion féminine
Par lui-même, ce spectacle ne pouvait résoudre une troublante interrogation : le diable était considéré comme la source du mensonge, pourtant toute l’accusation de Grandier reposait sur les paroles des démons. Les juges royaux durent recourir à leurs propres procédures pour établir la vérité, et le principal magistrat chargé de l’affaire fut trop heureux de prendre pour cible un prêtre dont les soutiens locaux contrariaient les plans d’expansion royale du cardinal Richelieu. L’un des exorcistes, le père Tranquille, capucin, bientôt lui-même possédé, reconnut ses limites. La possession a montré que :
Les démons ne pourraient être chassés qu’à coups de sceptre [royal] et la crosse [épiscopale] ne serait pas suffisante pour rompre la tête à ce dragon27.
Michel de Certeau interprète aussi l’affaire de l’intérieur, c’est-à-dire du point de vue des femmes possédées. Il n’en fait pas seulement des victimes, que ce fût des diables, du clergé ou des autorités, même si on les traitait parfois avec une grande brutalité pendant les exorcismes publics. Il parle plutôt de l’abîme, de la tension entre la règle de l’ordre religieux que doivent suivre les ursulines, partagées entre leurs activités d’éducatrices et d’autres tâches, et une vie intérieure « sauvage », habitée par le désir et une malignité cachée. Dans cette situation, les religieuses doutaient du pourquoi de la vie religieuse, et le langage théologique d’alors leur offrit la possession diabolique comme un exutoire à leur désespoir. Les exorcismes publics leur permirent à la fois de manifester au monde leur nature secrète et de recevoir des prêtres l’assurance qu’elles étaient quand même autres.
En outre, remarque Certeau, en un siècle où des femmes de la classe supérieure pouvaient se conduire comme des Amazones, dans les couvents, à la Cour, dans l’action politique, dans les salons, ou encore dans la presse en langue vernaculaire, un exorcisme public était une occasion de plus pour manifester la rébellion féminine. « Va-t’en porter ta besace à ton Limoges », crie un diable au père Lactance, un capucin ; un autre démon s’adresse à Laubardemont, l’envoyé royal : « Vous avez jusqu’ici trompé tant de monde, mais vous voilà découvert28. »
Bien sûr, les exorcismes publics ne renvoyèrent pas les démons, et l’exécution de Grandier ne rétablit pas « la cohésion du cosmos » recherchée par l’action cléricale qui sacrifia l’« autre » déviant. Le récit de Certeau s’achève en soulignant les limites du pouvoir des institutions et le caractère inépuisable de l’ingéniosité humaine, quel que soit le couvercle de plomb abattu sur la société. D’un côté, les « gens du Roi » pouvaient désormais jeter à bas les fortifications de Loudun, rendant ainsi la ville et ses habitants protestants plus vulnérables. De l’autre, la mort de Grandier laissa un vide, l’un de ces « abîmes », de ces « absences » qui toujours demandent réponse selon Michel de Certeau. Dans les années qui ont suivi, l’affaire suscita une énorme littérature, en partie opposée aux politiques royales et ecclésiales qui avaient semblé triompher en 1634.
Dans la relation de Jeanne des Anges avec Surin, Certeau voit un modèle de conversation spirituelle, servant à la fois de « cure analytique » et de préparation croyante à la vie mystique. Surin priait pour elle et avec elle, sans trêve, exprimant sa volonté de prendre sur lui sa souffrance et le poids de ses démons, la pressant avec douceur d’ouvrir la profondeur de son cœur à lui-même et à Dieu. Il lui donna les Exercices spirituels ; avec patience, il la pressa d’entrer en elle-même, de voir comment elle en avait toujours fait à sa tête grâce à cent « petites ruses », comment elle s’était davantage souciée de faire impression sur autrui plutôt que de progresser intérieurement et de chercher les intentions de Dieu à son égard, et comment enfin elle avait permis aux démons d’entrer en elle. Cette histoire, tous deux la relatent par écrit, elle dans son autobiographie, lui dans ses lettres. Après la guérison de Surin, ils échangèrent une abondante correspondance, le jésuite remarquant vers la fin de sa vie qu’elle était « la seule personne » avec laquelle il « sent la confiance de dire […] le fond de sa pensée29 ».
Explorations des marges
Ce que dit Michel de Certeau sur les liens entre la folie et la mystique va à l’encontre de l’affirmation de Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique (1961), à savoir qu’au xviie siècle la folie était toujours considérée négativement, que les prédicateurs y voyaient une descente dans l’animalité. Mais la vision des changements historiques dans la longue durée, proposée par Certeau, a ses propres limites. Son schéma – un cosmos cohérent durant des siècles, avec le pouvoir religieux en son centre, qui perd son unité dans la première modernité avec l’essor du pouvoir politique – ne tient pas si on se souvient de la place du pouvoir politique et des conflits religieux au Moyen Âge, et si on étudie comment de nouvelles institutions religieuses, dont celles de la Réforme, acquirent une légitimité dans cette première modernité. Dans un livre remarquable sur possession et mystique à travers l’Europe, Moshe Sluhovsky a corrigé et approfondi notre compréhension de ces phénomènes et du rôle des femmes30. Quoi qu’il en soit, le livre de Certeau sur Loudun demeure une étude ethnographique innovante sur les relations humaines et les pratiques spirituelles au xviie siècle.
Dans la Fable mystique (xvie - xviie siècle), Certeau continua son exploration de la vie créative sur les marges de la société. En des pages d’une très grande richesse, mais très difficiles à lire, il développa l’idée de « la mystique », pour désigner une science de l’expérience spirituelle et du langage. Il l’explique à travers des histoires, des rencontres, comme celle de Surin avec « l’illettré éclairé » [que Surin appelle « le jeune homme du coche »], ce fils d’un boulanger normand rencontré pendant les trois jours d’un voyage en diligence, alors que le jésuite partait faire son troisième an (de noviciat) selon les règles de la Compagnie de Jésus. Surin en fit le récit dans une lettre qui circula en de multiples copies [manuscrites, puis imprimées] :
Il n’a jamais été instruit de personne que de Dieu en la vie spirituelle, et cependant il m’en a parlé avec tant de sublimité et solidité que tout ce que j’en ai lu ou entendu n’est rien en comparaison de ce qu’il m’en a dit31.
Surin détailla ensuite les « secrets merveilleux » que Dieu avait fait connaître à ce jeune homme si simple :
[Je croyais que ce fût un ange et ce doute resta jusqu’à ce qu’il me demandât, à Pontoise, de se confesser et de communier, car les sacrements ne sont pas faits pour les anges32.]
Michel de Certeau était, lui aussi, prompt à répondre à des rencontres inattendues. En 1979, un hebdomadaire politique, Le Nouvel Observateur, publia en dix numéros une bande dessinée de Claire Bretécher sur la vie de Thérèse d’Avila. Ce portrait tendre et irrévérencieux d’une Thérèse, douée pour récolter des subsides destinés à ses couvents, auteur possédé mais attentif à vendre ses livres à un bon prix, parlant à Dieu avec amour et parfois avec irritation, suscita un torrent de lettres. Des lecteurs s’indignèrent de la vulgarité de cette « virago hystérique », d’autres (dont des chrétiens) applaudirent le dynamisme de Thérèse et jugèrent que ce récit l’aurait fait rire.
Les éditeurs du journal demandèrent à Michel de Certeau de commenter le texte, ce qu’il fit de bonne grâce, considérant comme les lecteurs bienveillants que Thérèse d’Avila en aurait bien ri33. La théologie n’est pas la propriété exclusive des théologiens, chacun doit pouvoir réfléchir sur ses questions profondes. Comme Claire Bretécher, Certeau voyait en Thérèse d’Avila « une Amazone carmélite, grande chasseresse de rêves et de désirs ». Le portrait lyrique de Thérèse qu’il dessina à cette occasion reprend en bouquet ses thèmes favoris : une errante, ouvrant des couvents à travers l’Espagne pour les « amantes de Dieu » ; tout occupée des affaires du jour, elle peut passer en un instant de celles-ci à une relation extatique avec le Bien-aimé Autre ; elle accepte la réalité des institutions, mais ses livres ouvrent des dialogues qui vont à l’encontre des mensonges imposés par ces institutions. L’œuvre de Michel de Certeau, cet héritage généreux et savant, invite le lecteur à continuer le dialogue ouvert dans toutes les directions.
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Cet article, paru à l’origine dans The New York Review of Books, vol. 55, 8, 15 mai 2008, est traduit avec l’aimable autorisation de la revue et de l’auteur, que nous remercions vivement de leur générosité. Il saluait la parution antérieure, en anglais, de sept ouvrages de Certeau, la Prise de parole, la Possession de Loudun, la Culture au pluriel, l’Écriture de l’histoire, l’Invention du quotidien, la Fable mystique I et le recueil Heterologies qui correspond pour moitié à Histoire et psychanalyse entre science et fiction. Il s’y ajoutait deux autres ouvrages sur Certeau : Jeremy Ahearne, Michel de Certeau : Interpretation and its Other, Palo Alto, Stanford University Press, 1995 ; et Graham Ward (sous la dir. de), The Certeau Reader, Oxford, Blackwell, 2000. Natalie Zemon Davis, historienne américaine de la Renaissance française, était liée d’amitié à Certeau depuis les années 1970 ; sa carrière s’est déroulée entre les universités de Californie à Berkeley, de Princeton et de Toronto au Canada. De son abondante bibliographie en français, je citerai, fameux pour avoir suscité en 1982 le film de Daniel Vigne qui porte le même titre, le Retour de Martin Guerre, nouv. éd. Paris, Tallandier, 2009 ; et Juive, catholique, protestante. Trois femmes en marge au xviie siècle, Paris, Seuil, 1997, un livre dédié conjointement à Rosalie Colie et à Michel de Certeau. Dans ma traduction, j’ai parfois ajouté au texte original quelques mots d’explication, marqués entre crochets, et j’ai ajouté quelques références en note signalées comme venant de moi (NdT).
- 1.
Il s’agit des Essais, I, 31. Voir Michel de Certeau, le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Paris, Gallimard/Seuil, 2005, chap. xi, p. 249-263 (NdT).
- 2.
Les vues de Ratzinger et son évolution ont été discutées par Anthony Grafton, “Reading Ratzinger”, The New Yorker, 25 juillet 2005 ; et “A Dictatorship of Relativism ? Symposium in Response to Cardinal Ratzinger’s Last Homily”, Common Knowledge, no 13, 2007, p. 337-455.
- 3.
Dans son gros livre Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002, François Dosse suit le parcours de Certeau en Europe et dans les Amériques, à travers les amitiés, le travail érudit, la quête religieuse, la réflexion politique.
- 4.
Phrase citée par Certeau dans la nécrologie de Lubac que Le Monde lui avait demandé par avance de rédiger vers 1978 et que, par une ironie du sort, le journal publia après leur double disparition : Michel de Certeau, « La mort du cardinal de Lubac », Le Monde, 5 septembre 1991 (note modifiée, NdT).
- 5.
M. de Certeau, « L’expérience religieuse, “connaissance vécue” dans l’Église » (1956), dans Luce Giard (sous la dir. de), le Voyage mystique. Michel de Certeau, Paris, Recherches de science religieuse, 1988, p. 27-51 ; Pierre Favre, Mémorial, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, 1960.
- 6.
M. de Certeau, la Fable mystique I (xvie-xviie siècle), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 10-11 (NdT).
- 7.
Jean-Joseph Surin, Guide spirituel, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 60 (NdT).
- 8.
Voir la note précédente. Et Jean-Joseph Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, 1966.
- 9.
J. Ahearne, Michel de Certeau : Interpretation and its Other, op. cit. (NdT).
- 10.
Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, nouv. éd. rev. et augm., Paris, Folio Histoire, 2002, chap. x, « Lacan : une éthique de la parole », p. 239-268.
- 11.
Certeau exprima ses réactions face au concile dans la revue jésuite Christus, t. 12, no 46, 1965, p. 147-163 ; t. 13, no 49, 1966, p. 101-119. Contenu résumé par F. Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, op. cit., chap. 8.
- 12.
M. de Certeau, la Prise de parole et autres écrits politiques, éd. Luce Giard, Paris, Seuil, coll. « Points », 1994, p. 40 (NdT).
- 13.
Voir Joseph Ratzinger, »Demokratisierung der Kirche ?« , dans J. Ratzinger et Hans Maier, Demokratie in der Kirche : Möglichkeiten, Grenzen, Gefahren, Limburg, Lahn Verlag, 1970, p. 7-46. La citation provient de A. Grafton, “Reading Ratzinger”, art. cité.
- 14.
M. de Certeau, la Faiblesse de croire, éd. Luce Giard, Paris, Seuil, coll. « Points », 2003, chap. vii, p. 187-226 (NdT).
- 15.
Voir M. de Certeau et Jean-Marie Domenach, le Christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974 (NdT).
- 16.
M. de Certeau et J.-M. Domenach, le Christianisme éclaté, op. cit., p. 88 (NdT).
- 17.
Ibid., p. 43-44 (NdT).
- 18.
Henri de Lubac, la Postérité spirituelle de Joachim de Flore, 2, Paris, Lethielleux, 1980, p. 447-449.
- 19.
Voir Luce Giard, Hervé Martin et Jacques Revel, Histoire, mystique et politique. Michel de Certeau, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 9-45 (NdT).
- 20.
M. de Certeau et J.-M. Domenach, le Christianisme éclaté, op. cit., p. 81 (NdT).
- 21.
M. de Certeau, l’Invention du quotidien I, nouv. éd. Luce Giard, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. xxxix-xl (NdT).
- 22.
Ibid., chap. vii, « Marches dans la ville » (NdT).
- 23.
Ibid., chap. xii, « Lire : un braconnage » (NdT).
- 24.
M. de Certeau, la Faiblesse de croire, op. cit., chap. 10, « Du corps à l’écriture, un transit chrétien », p. 287 (NdT).
- 25.
M. de Certeau, La Possession de Loudun, éd. rev. Luce Giard, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2005, p. 15 (NdT).
- 26.
Id., La Possession de Loudun, op. cit., p. 24-25.
- 27.
M. de Certeau, La Possession de Loudun, op. cit., p. 59 (NdT).
- 28.
Ibid., p. 200-201 (NdT).
- 29.
M. de Certeau, La Possession de Loudun, op. cit., p. 416 (NdT).
- 30.
Moshe Sluhovsky, Believe not Every Spirit : Possession, Mysticism, and Discernment in Early Modern Catholicism, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
- 31.
M. de Certeau, la Fable mystique I, op. cit., chap. vii, « L’illettré éclairé », p. 280-329. La citation est p. 281-282 (NdT).
- 32.
Ibid., p. 315 (NdT).
- 33.
M. de Certeau, « Thérèse d’Avila, ou le chemin pour se perdre », Le Nouvel Observateur, 20 août 1979, p. 34-37.