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Corps perdus

Les corps des réfugiés syriens décédés au Liban constituent un enjeu politique et humain pour les vivants.

Le cimetière syrien de Daraya se trouve dans le creux d’une vallée en contrebas du village libanais du même nom. Les sépultures s’étalent à l’ombre de grands chênes. Elles sont garnies de fleurs fraiches déposées dans des vases ou plantées entre les herbes folles. Le lieu a l’odeur du baume aux herbes dont on enduit les corps avant de les mettre en terre.

Abou Abdo arpente inlassablement les allées du cimetière. Il connaît l’histoire de chaque tombe ; c’est lui qui s’occupe de l’endroit. Pourtant, contrairement à ses funèbres locataires, Abou Abdo n’est pas un réfugié. Il a quitté la Syrie il y a quinze ans pour venir travailler comme plombier au Liban. Quand la guerre a éclaté chez lui en 2011, il se sentait déjà loin, bien installé dans sa nouvelle vie. La violence l’a rattrapé quand un de ses proches est mort : « Le mari de ma tante est décédé ici au Liban. C’était des réfugiés. Pendant des jours et des jours, nous avons cherché un endroit où l’enterrer. Le corps s’est mis à sentir fort, c’était une épreuve très difficile », dit-il. « C’est à ce moment là que je me suis dit qu’il faudrait faire un cimetière spécialement pour les Syriens. »

Une initiative privée

Avec l’aide d’un groupe d’amis et d’une organisation non gouvernementale (Ong) locale, il amasse assez d’argent pour acheter un terrain de 1 500 mètres carrés dans son village. Le cimetière, ouvert en janvier 2016 compte aujourd’hui plus de deux cent cinquante adultes et une centaine d’enfants.

Dans la communauté syrienne, la nouvelle circule rapidement, de bouche à oreille. Abou Abdo reçoit les demandes d’enterrement par Facebook ou WhatsApp. Plus la crise syrienne s’installe dans la durée, plus son activité se développe. A 150 dollars la prestation, il dit inhumer trois ou quatre corps par semaine.

L’initiative n’est pas du goût de tous. Au village nombreux sont ceux qui regardent d’un mauvais œil les affaires d’Abou Abdo : « Dès que je vais acheter un kilo de viande ou un bout de pain, les gens disent que je dépense de l’argent des morts mais c’est faux, je ne fais pas de bénéfices sur le cimetière. »

L’Ong locale qui soutient le projet corrobore les propos du fossoyer : l’argent fait défaut. « Le terrain avait besoin d’être complètement réhabilité. On nous a promis de l’aide internationale mais nous n’avons rien reçu  », affirme Ghassan Shehade, directeur de l’Association sociale, basée dans un village voisin.

Ainsi, les réfugiés représentent un enjeu de politique internationale lorsqu’ils sont vivants mais, morts, les bailleurs de fonds s’en désintéressent. Malgré plus d’un million de Syriens réfugiés au Liban, il n’existe que trois cimetières dédiés – l’un dans la région du Akkar au nord du pays, l’autre dans la plaine de la Bekaa à l’est et celui de Daraya au centre. A chaque fois, il s’agit d’initiatives privées qui parviennent à s’insérer dans le millefeuille administratif libanais. « Il n’y a pas de texte légal ou règlementaire qui régisse la question des cimetières d’une manière globale. Il faut compiler plusieurs lois et décrets qui contiennent un ou deux articles sur la question », explique Bechara Karam, professeur à la faculté de droit de l’université Saint-Esprit de Kaslik. « N’importe qui peut acheter un terrain et le transformer en cimetière mais il doit auparavant en faire donation aux waqf (autorité de gestion des propriétés religieuses) », dit Karima Houjair, directrice de projet chez Dar el-Fatwa, la plus haute autorité de l’islam sunnite au Liban.

Droit international et souveraineté nationale

Le droit à une sépulture est pourtant garanti par les Conventions de Genève de 1929 et 1949. Celles-ci spécifient que les réfugiés ont le droit d’être enterrés dans des tombes individuelles et dans le respect des rituels de leurs religions.

Mais, pour les États, cette injonction de droit international pose la question de souveraineté nationale car les réfugiés ne sont pas des corps comme les autres : ce sont des corps étrangers qui revêtent une dimension symbolique particulière. Or la société se réserve le droit d’exercer un contrôle sur ces corps.

Dans le cas des réfugiés – comme, dans une certaine mesure, celui des djihadistes –, donner sépulture est un acte controversé, car c’est une forme de reconnaissance de la personne décédée qui s’inscrit dans le temps. C’est un point de ralliement où les proches pourront peut-être se rejoindre un jour et, plus largement, un lieu de mémoire. Cette dimension politique des cimetières est particulièrement délicate au Liban, pays trois fois plus petit que la Belgique, qui, après des décennies de guerre civile et d’occupations[1], défend aujourd’hui fermement sa souveraineté nationale.

En affirmant que personne n’a le droit de disposer de son territoire, le Liban accueille, de fait, le plus de réfugiés au monde[2] et leur impose un cadre légal singulier. S’appuyant sur le précédent palestinien[3], le pays ne reconnaît pas le statut de réfugié et refuse l’édification de camps comme il en existe en Jordanie ou en Turquie. Les personnes déplacées vivent dans des groupements de tentes informels, qui n’ont pas d’existence légale.

L’idée sous-jacente, justifiée par ailleurs par la difficile histoire entre les deux pays[4], est que les Syriens n’ont pas vocation à rester au Liban – ils sont tolérés jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer chez eux. Dans cette optique, leur mémoire ne doit pas s’ancrer dans le sol libanais.

Business de la mort et enterrements sauvages

Il n’existe pas de chiffre officiel sur le nombre de Syriens morts au Liban. Ces décès passent souvent inaperçus mais nous pouvons estimer qu’environ 10 000 personnes disparaissent chaque année. La grande majorité d’entre elles sont musulmanes sunnites, dont la foi interdit la crémation.

Au début de la crise en 2011, les Syriens étaient enterrés dans les cimetières locaux, à coté des Libanais, mais rapidement la terre s’est remplie et, en l’absence de toute autorité de contrôle, les prix se sont envolés. Aujourd’hui, le prix d’une tombe dans un cimetière rural commence à 400 dollars. Dans les villes, le tarif est multiplié par dix, atteignant jusqu’à 10 000 dollars à Beyrouth, la capitale. Les réfugiés syriens ne peuvent pas payer de telles sommes. Ils ont beaucoup de mal à accéder à un travail légal et des années d’exil ont rongé leurs économies. Par conséquent, de nombreuses familles sont contraintes d’enterrer leurs proches « comme elles peuvent », même si la loi libanaise interdit d’inhumer en dehors des lieux dédiés.

C’est ce que Azzam, 22 ans, a dû faire l’année dernière quand son fils âgé d’un mois est mort : « Le cimetière a demandé 400 dollars pour prendre mon enfant. Je n’avais pas cet argent alors je l’ai enterré dans un champ. J’ai attendu qu’il fasse nuit pour que personne ne me voit car j’aurais pu avoir de gros problèmes. » Sa femme, Ameni, alors âgée de 16 ans, s’en souvient avec difficulté : « Azzam ne m’a pas dit qu’il allait l’enterrer. Il ne m’en a parlé qu’après. À partir de là, la vie m’a dégoutée. »

D’autres réfugiés ont tenté de renvoyer les corps de leurs proches en Syrie mais dans ce pays en guerre, les routes ne sont pas sûres, et les passeurs, rarement fiables. Il y a deux ans, Rajaa, une réfugiée syrienne originaire de la province d'Idleb a tenté de renvoyer le corps de son frère à Damas, mais celui-ci n’est jamais arrivé : « J’ai appelé le passeur des dizaines de fois mais son téléphone était éteint, et voilà. Le corps est perdu, nous ne savons pas où il est. Est-ce qu’il a été donné aux chiens ? Jeté dans la nature ? Nous n’en savons rien », dit-elle, essuyant des larmes qui remontent à chaque fois qu’elle évoque cette histoire.

Comme des dizaines de milliers d’autres, le fils de Azzam et le frère de Rajaa ne laissent aucune trace de leur identité. Absents des registres, ils n’ont pas non plus de stèle qui rappelle leur nom, leurs âges, leurs lieux de naissances et de morts.

 

 

[1] Après des premiers conflits internes en 1958, le Liban a connu quinze ans de guerre civile de 1975 à 1990. Son territoire a été occupé successivement – et parfois en même temps – par l’Organisation de Libération de la Palestine (Olp), Israël et la Syrie.

[2] Selon les statistiques de 2013 du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (Unhcr), le Liban est le pays qui reçoit, proportionnellement à sa population, le plus de réfugiés au monde.

[3] Suite à la création de l’État d’Israël en 1948, puis du Septembre noir en Jordanie en 1970, des dizaines de milliers de Palestiniens se sont installés au Liban. Ils sont aujourd’hui plus de 450 000. Le Liban ne reconnaissant pas le droit du sol, ils ont des papiers d’identité palestiniens, ne peuvent exercer que certaines professions et vivent pour la plupart dans des camps de réfugiés.

[4] La Syrie a occupé militairement le Liban de 1976 à 2005.

Chloé Domat

Journaliste basée à Beyrouth, diplômée en journalisme et relations internationales à Sciences Po, elle couvre l’actualité régionale en images, texte et son, notamment pour Arte, France 24, RFI, Ouest France, Le Soir et Global Finance.

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