
Les places de la révolte au Liban
Depuis le 17 octobre, le Liban vit au rythme d’un mouvement populaire sans précédent. Tout a commencé par l’annonce d’une taxe sur un service gratuit de téléphonie sur Internet. Dans un pays où un ménage sur trois vit dans la pauvreté, elle a fait éclater la colère des Libanais. Dès les premières manifestations, il n’est plus question de téléphones portables mais de corruption et de détournement d’argent public. Les Libanais accusent leurs dirigeants – d’anciens chefs de guerre pour beaucoup – d’avoir conduit le pays à sa perte.
De vieux pneus, quelques bidons d’essence et une étincelle. Le soir du 17 octobre, le Liban s’embrase. Le lendemain matin, le pays est couvert de barricades. Relents de guerre civile ? Non, juste des jeunes qui ne croient plus aux promesses des dirigeants. Pour se faire entendre, ils ont décidé de bloquer les routes. À part quelques ambulances et les journalistes, personne ne passe. Écoles, universités, banques ferment jusqu’à nouvel ordre. Les administrations déclarent la grève générale.
Ces premiers jours, près d’un Libanais sur quatre est dans la rue. À Beyrouth bien sûr, mais aussi à Tripoli, la grande agglomération du Nord, dans la plaine rurale de la Bekaa, à Zahlé et même au sud, à Tyr et Nabatieh. Les barrages aident à décentraliser le mouvement et à lui donner une ampleur nationale. Coincés entre chez eux et la prochaine barricade, les Libanais sont encouragés à se mobiliser dans leur région. Le 29 octobre, le Premier ministre Saad Hariri démissionne, entraînant de facto la chute du gouvernement.
Dans la rue, les débats reprennent de plus belle. Certains pensent donner une chance au pouvoir, d’autres au contraire sentent l’entourloupe et veulent durcir le mouvement. Mais la paralysie du pays pèse déjà lourd sur tout le monde. Pour éviter de retourner l’opinion publique contre eux, les manifestants optent pour un changement de stratégie. Ils lèvent les barrages mais maintiennent la pression sur les autorités via des actions ciblées contre des lieux symboliques du gâchis d’argent public : Électricité du Liban, le Palais de justice, le bâtiment de la Tva, les opérateurs téléphoniques, la Banque centrale et ses succursales.
Après deux semaines sans école, beaucoup de parents sont bien contents de pouvoir renvoyer leurs enfants en classe. Les entreprises rouvrent, chacun reprend le chemin du bureau et le pays retrouve un semblant de vie normale. Mais la mobilisation continue à la pause déjeuner, le soir et le week-end.
Les places
De jour comme de nuit, les places des grandes villes sont les centres névralgiques de la contestation. Cela peut paraître banal mais, au Liban, une telle occupation de l’espace public est inédite. La guerre civile (1975-1990) puis la reconstruction sur le modèle des pays du Golfe ont progressivement chassé le peuple libanais de la rue. À Beyrouth, il n’y a quasiment pas de bancs, de parcs ou de squares, pas de piscines ni d’installations sportives publiques. Même pour aller à la plage, il faut payer.
Avec les manifestations, le centre de la capitale et, en particulier, la place des Martyrs revivent. Ce terrain vague, habituellement utilisé comme parking, est désormais couvert de passants et de petits commerces. Chaque jour, des milliers de Libanais s’y retrouvent, souvent pour ne rien faire de spécial. Les gens apportent des chaises en plastique, s’assoient, discutent, mangent un morceau. Les enfants jouent au ballon, les jeunes draguent, écoutent de la musique. Des vendeurs ambulants ont installé des kiosques à épis de maïs, d’autres proposent des chichas ou du café. Tout autour de la place, plusieurs bâtiments laissés à l’abandon depuis la guerre civile sont investis par les passants qui redécouvrent leur patrimoine. Ainsi, le vieux cinéma et le théâtre de Beyrouth renaissent sous la forme de lieux de débats, de fête ou d’expression artistique.
Au nord du pays, à Tripoli, les voitures ne passent plus par le centre-ville. La place el-Nour, anciennement ornée par les drapeaux noirs des islamistes et les portraits des martyrs, est devenue l’un des épicentres de la contestation. Les militants ont repeint les murs aux couleurs du drapeau libanais et tagué des slogans révolutionnaires. Le soir, des DJ se succèdent jusque tard dans la nuit.
Le côté festif de la mobilisation libanaise fait l’objet de critiques sur le thème : « C’est pas une manif, c’est une kermesse. » Mais c’est aussi cette ambiance familiale qui est garante de la suite du mouvement. Tant que manifester sera un moment agréable, les Libanais resteront nombreux à participer.
Si la mobilisation prend racine, c’est aussi parce que les forces de l’ordre laissent faire. Les premiers jours, l’armée a sorti les gaz lacrymogènes mais elle se contente depuis d’éviter les débordements – notamment à Beyrouth où les partis chiites Amal et Hezbollah ont envoyé leurs partisans casser du manifestant à plusieurs reprises.
Des agoras en plein air
Sur les places de la révolte, un carré de tentes de couleur, plantées un peu à l’écart du rassemblement, abrite des ruches à idées. Experts, artistes, activistes, professeurs, étudiants et passants y échangent et s’informent.
Dans ces agoras populaires, les Libanais parlent réformes constitutionnelles, élections anticipées, structure de la dette, politique fiscale, services et infrastructures publiques… Les idées fusent, les débats sont vifs. Pour beaucoup, il s’agit non seulement de manifester, mais aussi de comprendre le système qu’ils combattent et d’imaginer des alternatives. Régulièrement brûlées par les hommes de main d’Amal et du Hezbollah, les tentes sont inlassablement reconstruites par les manifestants. Pendant la nuit, ils y dorment à tour de rôle pour éviter d’être délogés.
Le système politique libanais – héritage de la présence française – est fondé sur une division des pouvoirs censée garantir un équilibre entre les trois plus grandes communautés religieuses : le président doit être chrétien, le Premier ministre musulman sunnite et le chef du Parlement chiite. Le schéma présent à la tête de l’État se retrouve à tous les niveaux de l’administration publique et même au-delà. À la naissance, les Libanais héritent d’une confession religieuse transmise par le père, souvent assortie d’une affiliation politique. Ces deux éléments déterminent en partie la place de chacun dans la société. Mais ce confessionnalisme a surtout abouti à une paralysie politique, où quelques dynasties familiales ont accaparé tous les pouvoirs et toutes les richesses du pays. Un pour cent de la population détient vingt-cinq pour cent du produit intérieur brut.
Mais ce confessionnalisme a surtout abouti à une paralysie politique.
Pour la première fois, des Libanais de tous bords rejettent en bloc les hommes politiques : Killon yanni killon (« Tous, cela veut dire tous »). Du président de la République en passant par le gouverneur de la Banque centrale, le secrétaire général du Hezbollah ou encore les dirigeants locaux, toute la classe politique est visée par ce rejet.
Les manifestants refusent toute forme de leadership et s’accordent sur une demande : un gouvernement de technocrates, indépendants des partis politiques. Des experts, capables de redresser la situation économique catastrophique du pays.
Effondrement économique
Troisième pays le plus endetté au monde après le Japon et la Grèce, le Liban est ruiné. Dans la rue, les symptômes de l’effondrement à venir sont déjà là. La livre libanaise, dont le taux de change est artificiellement fixé sur le dollar depuis les années 1990, a décroché. Un véritable marché noir s’est mis en place. Début décembre, un dollar s’échangeait contre 2 300 livres libanaises, alors que le taux officiel était toujours à 1 500. De fait, la monnaie locale a perdu la moitié de sa valeur en quelques semaines.
Au distributeur, impossible d’avoir des dollars. Au comptoir, les banques imposent en toute illégalité des limites de retrait à leurs clients. Les chanceux qui ont encore des dollars chez eux les échangent au compte-gouttes, espérant un meilleur taux le lendemain.
La crise est aussi flagrante dans les commerces, où certains produits se font rares. Pour les importateurs qui paient leurs fournisseurs étrangers en devises, les billets verts font défaut. Résultat, le carburant, par exemple, manque. Les stations essence ferment régulièrement des journées entières, ou rationnent les clients. Les hôpitaux préviennent que leurs stocks de médicaments ne vont pas durer plus d’un mois. Par réflexe, beaucoup de Libanais ont fait des réserves de tout ce qu’ils pouvaient.
La dynamique lancée le 17 octobre est une occasion unique pour tourner la page de la guerre civile et réinventer le système libanais. Mais, en dépit de la détermination des manifestants et de leur créativité politique, la crise économique risque de faire basculer le pays vers une réalité brutale : celle de la faillite.